La première réaction est de colère. La deuxième, d'envoyer un: salut, l'ami! Jean-Marc Roberts, mort tout à l'heure, était partout dans la presse il y a peu à l'occasion de la sortie d'un livre, son dernier livre (Deux vies valent mieux qu'une). Il était écrivain depuis si longtemps qu'on arrivait à peine à le considérer comme l'éditeur qu'il était depuis presque aussi longtemps. Précoce. L'adjectif lui aura collé à la peau jusqu'à une mort prématurée, aujourd'hui, il n'avait pas tout à fait les 59 ans qu'il aurait atteints le 3 mai. Il avait 17 ou 18 ans, peu importe, quand son premier livre est paru: Samedi, dimanche et fêtes, tout un programme. Suivi à la lettre dans une carrière - un mot qu'il aurait détesté, j'en suis sûr - un brin superficielle et, comme tout ce qui brille, plus profonde qu'il y paraissait. Patron de Stock, il était capable de faire découvrir des auteurs, de lancer récemment Marcela Iacub, de rééditer Françoise Sagan, ou de me donner le contact, chez Hachette, pour qu'une librairie malgache ouvre un compte chez un distributeur qui n'en voulait pas.
Dans Deux vies valent mieux qu'une, il n'y avait pas deux vies, contrairement à ce que disait le titre. Il y avait une vie légère, ensoleillée, italienne, joyeuse. Et une mort annoncée dont il espérait qu'elle arriverait plus tard, beaucoup plus tard. Moi aussi, d'ailleurs. Mais voilà. La vie, la mort, c'est la même histoire, conjuguée à tous les temps moyennement parfaits.
Lisez-le, ce type que j'aimais et qui me manque déjà. Son dernier livre, oui. Deux autres, choisis presque au hasard, aussi.
Depuis que Jean-Marc Roberts, acteur en vue du monde éditorial, a publié Affaires personnelles, la rumeur a envahi Paris. Il s'agirait, dit-on, d'un roman autobiographique dont les personnages peuvent être aisément reconnus. Face à ce genre de rumeur, dont Jean-Marc Roberts n'est pas le premier à faire les frais, on a toujours envie de se taire et de laisser courir. Mais l'envahissant bruit de fond empêche peut-être une lecture sereine. Pour l'apaiser, autant alors lever franchement le voile avec l'auteur lui-même: «Ce roman comble un vide né de la mort de Christopher Frank. Sa disparition a créé un manque difficile à décrire. Alors, j'ai dû le retrouver dans le corps de quelqu'un d'autre, le corps d'une femme qu'on aurait pu aimer ensemble. Si Marge existait, si les rapports entre Dagobert, Marge et moi avaient été ceux-là, je n'aurais pas écrit le livre. C'est un roman, et l'avantage du roman est de raconter les choses comme ça nous arrange, pas comme elles sont.»
Affaires personnelles est donc le roman d'une amitié perdue à la mort de Dagobert. Le narrateur-auteur (souvent, en parlant, Jean-Marc Roberts les confond, comme s'il était vraiment devenu personnage de sa propre fiction) n'a plus que Marge, l'autre partie du triangle amoureux qu'ils formaient ensemble. Mais l'amour à deux est devenu triste, non parce qu'il serait banal mais parce qu'il n'est plus pareil. D'ailleurs, plus rien n'est pareil, et les hasards de l'existence alourdissent encore l'histoire: le père du narrateur meurt aussi, ce père américain dont Jean-Marc Roberts, décidément sur une piste facile à suivre, avait fait le titre d'un autre roman.
Le ton de ce livre-ci est en rupture avec les précédents - une quinzaine de titres, déjà. Ce n'est pas un hasard: «Je le voulais grave. J'en avais marre de l'ironie, marre de jongler avec les quatre oranges sans les faire tomber. Cette fois-ci, elles sont tombées, et je n'écrirai plus comme avant. C'est une vraie rupture, et le prochain livre sera plus brutal encore.»
La douleur mise à nu, l'auteur exposé, son parcours sinueux ces derniers temps entre plusieurs maisons d'édition (du Seuil à Fayard en passant par le Mercure de France) dont l'écho résonne aussi dans ces pages, tout cela fait d'Affaires personnelles un livre bouleversant. On est surpris d'être à proximité d'un homme (d'un personnage?) offrant ainsi, dans une tranquille impudeur, ses drames profonds. Et tout cela sans jamais jouer de la corde sensible. («Je déteste l'apitoiement», dit-il.)
Le récit est bref, ramassé, mais il frappe vite et fort, jusqu'à faire mal au lecteur. C'est la vertu des livres inconfortables, de nous faire sentir un peu plus humains, jusque devant des situations très éloignées de ce que nous pourrions vivre nous-mêmes.
Depuis trente ans - déjà! -, Jean-Marc Roberts, qui a débuté à dix-huit ans et publie son vingtième livre, joue de sa biographie comme d'une source inépuisable pour l'écriture. Aussi radical que Christine Angot, dont il est l'éditeur, il pratique pourtant un registre différent: celui d'une fiction revendiquée comme telle, où il multiplie les aveux pour mieux brouiller les pistes. «Mes livres sont tellement légers que je finirai par m'envoler avec eux», écrit-il dans Toilette de chat. Voire!
Car, sous l'écume plaisante d'une vie parisienne où on reconnaîtra (et où se reconnaîtra) une partie du petit monde de l'édition, une basse continue tient la note du questionnement sur soi.
Tout commence pourtant par un prétexte apparemment futile: le chat Lala, mort en décembre 2000, visité en cachette pendant près de quatre ans, après la séparation. Il n'existe aucune loi pour les chats de couples séparés. Rien n'est prévu: pas de droit de visite ni d'hébergement. C'est donc avec la complicité de sa fille que le narrateur, portrait craché de l'auteur, passe du temps avec lui chaque fois qu'il en a l'occasion.
Bien sûr, il n'y a pas que le chat: «Depuis la mort de mon père, je n'aurai fait que ça, partir. Quitter des gens, briser des liens, des chaînes: femmes, enfants, lieux, emplois. Négliger tant d'amis aussi, couper tant de routes.»
Lala est le symbole de tout le reste, de ce qui s'est défait et dont pourtant il reste des traces. Les enfants, par exemple. Car le personnage principal ne part jamais sans but: il aime se refaire - il est joueur, dans l'existence comme à la roulette -, autant qu'il aime reconstruire. Un couple, un catalogue d'éditeur, un roman...
On devine aisément quels premiers lecteurs peut drainer Toilette de chat: ceux qui désirent en savoir plus sur les personnalités de l'édition, et qui sans doute se sont déjà jetés sur le roman, alertés par la rumeur. De ce point de vue, Jean-Marc Roberts est une bonne source: il participe lui-même aux grandes manoeuvres parisiennes. Et le «je» du roman se confond tout à fait avec l'écrivain quand il raconte comment Jérôme Lindon l'a remercié d'avoir contribué à la victoire de Jean Rouaud au prix Goncourt, ou comment Antoine Gallimard l'a chargé, la même année, d'avertir Philippe Labro qu'il ne l'obtiendrait pas... Ou encore, en deux pages, son départ du Seuil, son passage au Mercure de France, son arrivée dans le Groupe (lisez: Hachette).
Lala n'est pas absent: il arrive qu'il accompagne son maître au bureau. Le lecteur désireux de savoir ce qui se trame dans l'ombre feutrée des maisons d'édition à l'ancienne en aura pour son argent, à condition de croire que le roman dit vrai. Rien n'est moins sûr.
Tous ces épisodes s'entremêlent allègrement, s'ajoutent les uns aux autres pour constituer la trame élimée d'une existence indifférente à la stabilité et peu propice à l'accumulation de biens: «Je ne possède rien, ni voiture ni toiture. Pas un sou de côté, aucune économie, ma tante Yoyo s'en désole assez.» Ce roman, puisqu'il faut rappeler que c'en est un, fait de la corde raide. L'équilibriste aime se donner en spectacle et se défonce jusqu'à retomber sur ses pieds, comme un chat - mais pour lui-même davantage que pour le public. Celui-ci ferait bien, malgré tout, d'applaudir: il n'est pas si fréquent qu'un écrivain allie si intimement le masque et la sincérité sans manquer sa cible.