Dans la presqu’île de Gallipoli
Comment les Alliés ont pris
Seduhl-Bahr
(De notre envoyé spécial)
Cap Hellès, … mai.
Le 25, des bateaux partis de Mudros, la moitié s’est arrêtée
devant Séduhl-Bahr. Le débarquement anglais va s’opérer. À cette pointe, le
courant est terrible. Ils ne pourront pas aborder par petites barques. Il faut
trouver un moyen. Ils vont échouer un paquebot sur la plage, tout près du Château
d’Europe. Ils lancent le bâtiment qui se pique dans la terre. Il leur servira
de quai et d’abri. Toutes les embarcations sont dirigées sur cette épave et
filent derrière. Les balles, la pluie des mitrailleuses s’écrasent sur la
grosse coque penchée. Derrière, les pontons filent, filent.
Les eaux, se brisant sur ce cap, font un tel remous qu’aucun
cargo ne peut approcher. Il leur faut deux fois de l’aide : les
torpilleurs remarquent les remorqueurs qui remorquent les transports. Le feu
est plus violent qu’à Koum-Kaleh. C’est sur cette côte qu’ils s’attendaient à
l’attaque. Toutes les bouches à flamme sont dirigées sur elles : les
fusils, les mitrailleuses, les canons. Une grosse pièce circulant sur rails, de
la rive d’Asie, collabore à la défense. Un avion turc à bout de bras, sur les
vaisseaux, sème des bombes.
La chaîne d’un remorqueur qui traînait un chaland, se brise.
Pris par le courant, le chaland tourne sur lui-même et menace de s’abîmer
contre un croiseur. Le croiseur l’empoigne d’un côté, le remorqueur de l’autre.
Sous le bousculement des vagues, on met une demi-heure à lui passer une
nouvelle chaîne.
L’assaut à terre
Les Turcs sont sur le rivage même. Ils ne cessent de tirer.
Ils sentent qu’en ce moment ils jouent la partie. Ils sont retranchés, les
Anglais ne peuvent les atteindre à balle. Les cuirassés, les torpilleurs qui
donnent ne les ont pas non plus délogés. Il faut y aller à la baïonnette. Ils
sautent des embarcations pour se précipiter. Il n’y a même pas à respirer, ils
doivent du même élan qui les jette sur la rive commencer le pas de charge. Ils
recevront de toutes parts des coups de feu sans en tirer un seul. Ils y vont à
la baïonnette. Beaucoup meurent dans la seconde où ils pensaient toucher le
sol, le courant les chasse à travers le dédale des grands et des petits
bateaux. D’autres tombent sur le premier mètre conquis. Ils seront le rempart
des camarades. C’est l’assaut à la terre.
C’est tellement chaud qu’ils ne peuvent attendre qu’être
plus en avant pour donner des soins. L’ambulance débarque sous le feu. Elle
commence par perdre quelques hommes destinés à sauver les autres. Elle
s’installe derrière le Château d’Europe. C’est chaud. C’est qu’il n’y a pas de
temps à perdre. La seule chance est d’enlever le village rapidement, il faut
l’écorcher vif de toutes les peaux turques qui le recouvrent. C’est la seule
façon de pouvoir débarquer son monde.
Les bords de Séduhl-Bahr sont déjà nettoyés. Toujours à la
baïonnette, les Anglais, ruelles par ruelles, déblayent. Maintenant que les
barques peuvent porter à terre des hommes qui ne sont pas tués dans la
descente, cela va plus vite. Tous les coins se hérissent. Méticuleusement,
comme ils font chaque chose, nos amis avancent maison par maison. Ils seront
bientôt en haut de Séduhl-Bahr. En trois heures ils ont tout le village. Ils
l’ont payé richement.
Dans Séduhl-Bahr
Maintenant ils avancent. On croirait que la résistance est
brisée. C’est que les Turcs se retirent jusqu’à leur première tranchée.
Le 28, les transports qui, la veille, ont pris les troupes
françaises à Koum-Kaleh, se présentent, devant le cap Hellès et Séduhl-Bahr.
Les zouaves, les Sénégalais, l’infanterie, la coloniale redescendent dans les
barques. Elles les portent à la côte d’Europe.
Ils rentrent dans Séduhl-Bahr. Les maisons ne sont plus que
des lambeaux de pierre. Sans lutte ils traverseront ce village. Ils verront
ainsi un chemin de l’enfer. Un Turc est sur le dos avec un fusil dans le
ventre, encore tout droit. Un chien s’enfuit avec son petit dans la gueule. Ce
n’est pas le seul vivant. Sur un caisson sans roues, un fils d’Allah s’est
redressé au bruit des pas. Il a la bouche emportée. Il lève une main sale de
sang coagulé. Il demande grâce. On l’évacue à l’ambulance. Et vingt mètres plus
loin, avant même d’avoir quitté le village, les Français marchent sous des
lilas…
Les deux alliés se sont rejoints. Les Français occupent la
droite, le long du détroit, les Anglais la gauche. C’est le 28. Nos troupes
sont gênées par le feu de la pièce roulante que les Allemands font circuler sur
la côte d’Asie. On gagne cependant quatre kilomètres sans grand embarras. Mais
nous tombons sur les positions. Et voici la nuit.
On se bat dans la
nuit
C’est la nuit que les Turcs préfèrent se battre. Dès
10 heures du soir, ils sortent de leurs retranchements, et, forts de leur
nombre – ils sont cent cinquante mille – tombent sur l’ennemi. Cette nuit, pour
la première fois, ils ont essayé de la ruse. Sur les lignes françaises ils
criaient : « Ne tirez pas, nous sommes les Anglais ! » Ils
allaient crier qu’ils étaient les Français sur les lignes anglaises. Si prévenu
que soit un officier de ces coups de guerre, il arrête toujours le feu pour
contrôler. C’est ce que fit un lieutenant sénégalais. Les Sénégalais, peut-être
à cause de leur apparente parenté avec la nuit, percent mieux qu’aucun les
mystères de l’obscurité. L’un d’eux se hissa jusqu’à l’oreille du lieutenant et
lui dit tout bas : « Non chef, c’est Tourc. » Le combat reprit au cri d’Allah ! Il continua
les nuits du 29 et du 30. Il continua dur, sanglant.
Les Turcs sont dressés à l’allemande, ils ont leurs tireurs
d’officiers, et leur seconde ligne qui abat la première dès qu’elle fléchit.
Fanatisés, ces tireurs de chefs sont pleins de magnifique audace. On en trouvera
dans des arbres, au milieu de la troupe ennemie. Ils se seront laissé entourer
pour être plus sûrs de descendre leur victime. Allah ! fera le reste.
Sans repos, le 28, le 29, le 30, la nuit, le jour, les
alliés avaient combattu. Dans la nuit du 1er au 2 mai, ils
pensaient dormir jusqu’à cinq heures du matin. Minuit, une heure, rien ne
bougeait. Deux heures : baïonnette au canon ! Les Turcs s’étaient
massés et travaillaient notre droite. Ils s’étaient massés aussi à la gauche,
sur les Anglais. Ils fonçaient quatre fois supérieurs en nombre. Les deux ailes
faiblirent. Massés sur notre centre, ils descendirent. La droite, le centre, la
gauche n’avaient que deux pièces pour les soutenir. Les canons des navires ne
pouvaient tirer. On plia. Ils étaient soixante mille, ils connaissaient le
terrain, ils connaissaient les embûches qu’ils y avaient laissées. Les ordres
arrivaient difficilement. Cette armée d’Anglais, de Français, de Sénégalais
luttant coude à coude, en pleine ombre, saignant ensemble, ne se comprenait pas
toujours. Lentement, on pliait. On ne voyait rien, on ne faisait que sentir de
plus en plus le nombre. On pliait lentement. Les chefs tombaient. Le premier
matin, l’aurore, non plus aux doigts de rose, mais aux doigts de sang, apparaît.
On reculait. On ne pouvait plus reculer. Cette armée, vous le savez, n’a pas
droit à la retraite. Le général Vandenberg, chef de la brigade d’Afrique, se
met en avant, la canne à la main. Il dit : « Allons, mes
enfants ! » Les zouaves crient : « En avant pou le généal ! » Ils jettent leurs fusils, ils se défont de
leurs chaussures et se précipitent le poignard en l’air. Toute l’armée se
précipite. Il n’est plus question d’être rejeté à la mer. Ceux qui ne tombent
pas, aidés de ceux qui tombent, reprennent huit tranchées. Le général est
blessé. C’est l’aspect des grands champs de carnage. C’est quinze mille Turcs
sur le carreau.
Les canons arrivent. Ce qui est gagné est bien gagné. Les
alliés atteignent la cote 216.
À cette heure, nos troupes sont en demi-cercle autour du
village de Krethia.
Le soleil est de feu.
La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 6 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume).