Les éditeurs "tout numérique" se plaignent souvent, ils n'ont pas tort, de ne pas trouver leur place dans les pages littéraires de la presse papier. Place souvent réduite par rapport à ce qu'elle fut autrefois, qui oblige les journalistes littéraires à des contorsions rarement comiques pour réussir quand même, tant bien que mal, à parler des ouvrages sur lesquels ils estiment utile de transmettre leur opinion.
J'appartiens à cette race étrange - "journaliste littéraire" - au cuir tanné à force de prendre des coups, voire des injures, sur quantité de blogs ou de forums où d'autres lecteurs - non professionnels, donc plus neutres, c'est souvent l'articulation principale de l'argumentation - s'élèvent contre le manque de liberté, le conformisme, l'autorité ne reposant sur rien, bref, la nullité de ces gens qui, comme moi, passent leur vie à lire et à écrire sur les livres qu'ils ont lus. Et de leur reprocher un silence coupable sur des ouvrages qu'eux, lecteurs vrais, ont aimé - pour faire bonne mesure, s'ajoute souvent le soupçon de n'être que le relais des campagnes promotionnelles des éditeurs, avec qui ils sont si liés, comme chacun sait... (Comme chacun sait?)
Nous ne parlerions donc que des livres dont les éditeurs désirent entendre parler, et de préférence de manière positive puisque, n'est-ce pas, il ne s'agit là que de copinage et compagnie.
Dans ce contexte, que pèse l'édition numérique? Peu encore, d'un point de vue purement économique (L'horreur économique, écrivait Viviane Forrester). Donc, selon une logique imparable, quasiment rien dans les pages littéraires des journaux et des magazines.
Sinon qu'il s'agit là d'une logique assez tordue pour avoir l'apparence de la vérité, alors que la vérité est tout autre.
Je pense, à cet instant, à ce que disait souvent François Nourissier quand il avait une forte influence chez Grasset, à savoir que le comité de lecture passait beaucoup plus de temps à refuser des manuscrits qu'à en accepter, parce que les auteurs "maison" occupaient déjà beaucoup de place dans les programmes éditoriaux et que ceux-ci n'étaient pas extensibles à l'infini.
Comme les pages littéraires. On passe beaucoup de temps à se battre pour parler de tel ou tel livre, et beaucoup plus encore à constater avec regret que, non, au final, il n'y aura pas de place... Il m'arrive même - l'aveu me rend fou - de désespérer en voyant combien sont alléchantes les annonces de parutions à venir, et en sachant qu'il sera impossible de leur donner l'écho auxquelles, raisonnablement, elles devraient avoir droit.
Et le livre numérique, là-dedans? J'y viens, mais il me semblait nécessaire, pour une fois, d'éclairer au moins partiellement les coulisses d'un travail dont vous ne voyez généralement que le résultat, sans savoir comment les choses se passent en amont.
Le livre numérique s'ajoute à tout le reste. Il n'y a pas d'opposition, pour un lecteur (professionnel ou non, c'est d'abord comme lecteur que je me définis, et d'abord pour mon petit ou mon grand plaisir égoïste de lecteur), entre une lecture sur papier ou une lecture sur écran. Donc, aucun rejet (au contraire, en ce qui me concerne, comme le savent ceux qui me connaissent) de l'édition numérique. Mais une extrême difficulté à lui trouver un espace adéquat - sans rien dire de la circulation des oeuvres, souvent pas tout à fait au point de l'éditeur vers les journalistes alors que l'édition traditionnelle fait cela très bien, et depuis longtemps.
Je ne suis donc pas peu fier (il fallait bien finir en me lançant quelques fleurs) d'avoir réussi à "caler", dans Le Soir de ce matin, une colonne de notes de lecture sur cinq livres électroniques. Du bon, du moins bon, comme dans la page d'à côté où une autre colonne, son équivalent parfait (mais qui revient chaque semaine) présente autant de rééditions au format de poche - et ce n'est pas rien, vous en conviendrez, le format de poche...
Il a fallu que les circonstances s'y prêtent: une double page consacrée à des écrivains belges au moment où plusieurs d'entre eux publiaient des ouvrages numériques. L'occasion était belle, je n'allais pas manquer. Quand se représentera-t-elle? Je n'en sais rien.