jeudi 30 avril 2015

Fred Vargas, Prix Landerneau polar

On a bon goût en matière de polar dans les Espaces culturels Leclerc... Fred Vargas succède, pour la quatrième édition du Prix Landerneau polar, à Caryl Ferey, Paul Colize et Hervé Le Corre.
Retrouver Adamsberg, le commissaire fétiche de Fred Vargas, c’est comme enfiler des pantoufles dans lesquelles on se sent bien et dont on ne veut pas changer, même si elles sont usées. Après pas loin d’un quart de siècle, sept romans, quelques nouvelles et une bande dessinée (avec Raymond Baudoin), l’enquêteur de L’homme aux cercles bleus est devenu mieux qu’une silhouette familière : un compagnon de route dont on sourit de retrouver les traits de caractère, les tics de provincial obstiné, une lenteur proverbiale et un entourage professionnel dont on a fini par prendre la mesure, même s’il réserve encore des surprises.
Quatre ans après L’armée furieuse, le nouveau roman de Fred Vargas, Temps glaciaires, remet donc Adamsberg en selle, pour une enquête où il fait de grands écarts géographiques et historiques. Sur la carte, il y a l’Islande, où s’est déroulé, dix ans plus tôt, un drame dans la brume et le froid. Sur la ligne du temps, il y a Robespierre et une association qui, au prétexte d’étudier ses écrits, reconstitue les séances de l’Assemblée nationale pendant la Révolution, les discours étant interprétés en costumes d’époque.
Au point de départ d’une affaire à tiroirs et à pistes maquillées, un banal suicide : le cadavre d’une femme a été retrouvé, veines ouvertes, dans une baignoire. Pas de quoi, a priori, mobiliser l’équipe d’Adamsberg. Sinon que Bourlin, le commissaire en charge d’un dossier que le juge aimerait classer rapidement, est intrigué par un de ces signes énigmatiques dont Fred Vargas aime parsemer ses romans depuis L’homme aux cercles bleus. Cette fois, il s’agit d’une sorte de H dont la barre, oblique, se double d’une courbe. Danglard, l’érudit de la bande, sera peut-être capable de faire la lumière sur sa signification. Mais non : aucun alphabet, à sa connaissance, n’utilise ce qui n’est donc pas une lettre.
Le suicide d’Alice Gauthier est cependant, en raison de ce signe intrigant, douteux. Il n’en faut plus pour titiller la curiosité d’Adamsberg qui, avec Danglard, accompagne Bourlin chez le destinataire d’un courrier qu’Alice Gauthier avait envoyé peu avant sa mort.
A partir de là, il n’y a plus qu’à tirer les fils. Sinon que la pelote est plutôt serrée et que les fils en question amènent à davantage de questions que de réponses. Le temps de formuler ces interrogations, d’autres cadavres, accompagnés du même signe, ont été découverts.
Voilà pourquoi Adamsberg et Danglard se retrouvent un soir, costumés et perruqués, à écouter un discours prononcé par Robespierre le 17 pluviôse, an II. Voilà aussi pourquoi Adamsberg et Violette Retancourt, la plus massive de la brigade, se retrouvent un jour à sonder des trous de piquets en Islande.
C’est conduit à la perfection, bien que sans grands sursauts. Mais c’est tellement confortable qu’on ne s’en lasse pas.

mercredi 29 avril 2015

François Maspero, inoubliable à plusieurs titres

J'étais absent de chez moi et du confort connecté la semaine où sont morts, excusez du peu, Günter Grass, Eduardo Galeano et François Maspero. Il n'est pas trop tard pour rendre un bref hommage au dernier cité que j'ai connu d'abord personnage de légende par sa librairie où je n'ai jamais mis les pieds, éditeur qui a orienté pas mal de mes lectures avec la collection "La Découverte" - je la vendais dans une librairie où je travaillais -, qui a traduit pas mal de livres auxquels je tiens et qui en aussi écrit lui-même. En voici un qui m'avait beaucoup marqué en 1990, année de sa publication: Les passagers du Roissy-Express - et qui gagnerait à être relu pour comprendre ce que sont devenues les banlieues déjà à l'écart il y a quinze ans.
Le nom de François Maspero a accompagné toute une génération qui croyait aux vertus révolutionnaires de la gauche. Éditeur de 1959 à 1982, il avait à son catalogue tous les livres de base d'une pensée alors très agissante. Ces livres étaient de ceux qui circulaient beaucoup, mais aussi qui se volaient d'abondance. «La propriété, c'est le vol», pensaient probablement ceux qui les glissaient dans leurs grandes poches, sans payer. Puis Maspero a passé la main. La maison a, un temps, gardé son nom, puis est devenue La Découverte. L'éditeur est devenu écrivain - deux romans, Le sourire du chat et Le figuier -, il a voyagé dans le monde entier pour en ramener des reportages. En 1986, il était en Chine pour trois mois. En 1989, il s'est décidé à un autre voyage, plus proche et aussi dépaysant peut-être: suivre la ligne B du RER, de Roissy à Saint-Rémy-lès-Chevreuse, en s'arrêtant un jour à proximité de chaque gare en dehors de Paris. Un séjour en banlieue, effectué comme une exploration. «Il s'était dit bougre d'imbécile qui veut raconter aux autres le monde des autres, alors que tu n'es même pas fichu de te raconter à toi-même ton monde à toi, tu peux toujours prendre l'air compétent et professionnel pour annoncer qu'à Shanghai il y a deux mètres carrés de logement par habitant, mais que sais-tu de la manière dont on vit à une demi-heure des tours de Notre-Dame?»
Voilà donc François et Anaïk en route. Il prend des notes, elle photographie. Ils traversent des villages qui n'existent plus, des cités qui vivent mal, des espaces verts qui sont plutôt des terrains vagues. Ils relèvent des tags, ces graffitis de notre époque, observent l'état de délabrement avancé de certains lieux, parlent avec les gens qu'ils croisent et auxquels, plus tard, Anaïk ira offrir les tirages de ses photos. Ils marchent beaucoup, prennent parfois le bus, mettent une heure, deux heures, à parcourir quelques kilomètres qui leur auraient pris dix minutes de voiture, trouvent un petit hôtel minable... Ils font collection de souvenirs, accumulent les images jusqu'à la nausée. À la fin, tout se confond désormais dans leurs souvenirs: cités grises et cités réhabilitées, ensembles pavillonnaires sans fin, centres commerciaux, ensembles administratifs au cœur de vieux villages factices, conversations au coin des rues et des comptoirs, rencontres au bout d'un jardin, derrière un grillage, chantiers, rénovations, déprédations...
Gagnés par un sentiment d'échec, ils ont cependant réussi, au bout du compte, à dessiner le puzzle de la banlieue - ou des banlieues. À saisir, dans leur regard ouvert avec générosité, ce qu'est la vie de millions de personnes. Leur témoignage, qui est aussi un partage, est un livre comme on aimerait en lire plus souvent.

mardi 28 avril 2015

Franz Bartelt et le brocanteur baratineur

A priori, tous les prénoms sont imaginables pour un brocanteur, comme pour n’importe quelle autre profession. Même si on pense d’abord à Louis, série télévisée oblige, Franz Bartelt a trouvé plus original : le personnage principal du Fémur de Rimbaud – bel objet, s’il existe, pour une brocante – s’appelle Majésu. Majésu Monroe. Il ne se prend pas pour n’importe qui, comme il le dit d’emblée : « Autant jouer cartes sur table : je ne suis pas n’importe qui. » Il a même, à le suivre, toutes les qualités. Pas étonnant que les femmes lui tombent dans les bras. Car il a le même bagout pour se présenter sous son meilleur jour que pour attribuer aux objets qu’il vend une histoire qui leur donne de la valeur.
Une bague quelconque ? Elle a appartenu à la sœur de Raspoutine. Un cure-dents ? C’est celui de Landru. Un fil à plomb ? Un bâtisseur de cathédrales l’a utilisé. Quant à Rimbaud, il ne va pas jusqu’à proposer son fémur à la vente mais une chaussette trouée au gros orteil, pourquoi pas ? Et un authentique accent circonflexe pourrait séduire un spécialiste… Bref, Majésu est un baratineur en grand, du genre qui ne recule devant aucune affabulation pour convaincre son interlocuteur. Ou son interlocutrice, Noème (comme on dit poème), fille révoltée d’un riche entrepreneur, séduite par l’aveu que lui fait Majésu : il a égorgé un patron, comme elle a toujours rêvé de le faire avec ses parents, ennemis de classe.
L’embrouille est majuscule, bien plus complexe que les mensonges du brocanteur sur sa marchandise. Elle implique un flic sympa, bien obligé de considérer le héros malgré lui comme un coupable potentiel, tant la parole libérée peut se révéler source d’ennuis. Surtout quand Noème, de bohème, passe au statut d’héritière et se trouve encombrée d’un mari dont elle n’a plus l’usage.
Franz Bartelt a l’imagination fertile. Et pas seulement pour les prénoms.

lundi 27 avril 2015

Henri de Régnier, la bio, les tweets, des textes

Henri de Régnier n'est donc pas aussi oublié qu'on le croit. Non seulement il publie régulièrement des tweets (enfin, lui, c'est une manière de le dire). Mais aussi une grande biographie signée Patrick Besnier sort cette semaine. Son éditeur la présente de cette manière:
L’image d’Henri de Régnier est souvent réduite à quelques traits schématiques: académicien, poète à monocle, mondain, mari trompé, connaisseur de Venise.Mais la vérité est plus complexe, d’où sans doute la formulation mystérieuse de Picabia: «Henri de Régnier a toujours marché sur la tête.» Proche de Mallarmé, ami d’André Gide, de Pierre Louÿs et Debussy, il est un témoin essentiel de la vie intellectuelle entre 1890 et 1914. Après 1918, ses échanges avec Proust, son amitié avec Paul Morand qui voyait en lui «le plus grand gentleman des lettres françaises», sa collaboration avec les meilleurs illustrateurs de l’époque lui donnent une place dans l’après-guerre.Au-delà de l’auteur brillant de La Canne de jaspe et de La Double maîtresse, sa biographie fondée sur de nombreux documents inédits révèle un homme curieux, sensible et ironique.Professeur émérite à l’université du Maine, Patrick Besnier a publié des travaux sur Alfred Jarry, Edmond Rostand et Raymond Roussel.
Enfin, mais les fidèles lecteurs de ce blog le savaient déjà, la Bibliothèque malgache a réédité cette année les trois Histoires incertaines dont deux se passent à Venise et qui mettent en scène des collectionneurs, des antiquaires, des érudits dans le décor de maisons anciennes chargées d’un passé mystérieux.
Une redécouverte bien dans l'air du temps - notre temps qui n'apprécie rien comme d'aller voir chez les écrivains du passé si l'on ne trouverait pas, par hasard, quelque chose qui ressemblerait à notre incertitude d'aujourd'hui.

dimanche 26 avril 2015

Le Goncourt de Pierre Lemaitre en poche

Le 4 décembre 1914, six poilus ont été fusillés « pour l’exemple », accusés d’avoir, une semaine plus tôt, avec quelques autres, abandonné leur poste devant l’ennemi. Justice expéditive, justice injuste aussi puisqu’ils ont été réhabilités en 1921. Parmi les condamnés, Jean Blanchard, cultivateur. Avant de passer devant le peloton d’exécution, il terminait ainsi sa dernière lettre à sa femme : « Au revoir là-haut, ma chère épouse. » De ces mots, Pierre Lemaitre fait le titre d’un roman inattendu pour ses lecteurs qui connaissaient sa manière noire : Robe de marié, Alex, etc. En abandonnant la littérature de genre, l’auteur n’a rien perdu de ses qualités. Au contraire, il les magnifie en dotant son livre d’un souffle puissant qui conduit ses deux personnages principaux de la guerre à l’arnaque. Et le romancier vers le Goncourt, obtenu en novembre 2013.
S’il faut garder à l’esprit le titre et son contexte, le récit commence en novembre 1918, alors que la guerre est sur le point de s’achever. Les ultimes jours des combats ne sont pas perdus pour tout le monde : Pradelle, ou plutôt le lieutenant d’Aulnay-Pradelle, qui donne l’impression d’être une sombre crapule consciente de son pouvoir, engage ses hommes dans un combat inutile. Ou plutôt : utile exclusivement à son avancement. Il ne recule devant rien pour pousser la troupe contre l’ennemi, comme le découvre Albert Maillard en tombant sur les cadavres des éclaireurs envoyés à la boucherie : les balles les ont frappés dans le dos. Albert ne s’éternise pas. Pradelle l’a vu s’arrêter près des corps et les obus pleuvent. Albert est enterré dans un trou noyé sous une gerbe de terre, Edouard Péricourt parvient à le sortir de là avant d’être lui-même gravement blessé et le destin des deux survivants, qui se connaissaient peu auparavant, est dès lors inextricablement lié par leur sauvetage mutuel.
Le conflit s’achève, les soldats éprouvent les plus grandes difficultés à retrouver leur place dans la société. Albert, sous l’influence d’Edouard dont le cerveau est sorti de la guerre aussi abîmé que le corps, met au point avec lui une affaire juteuse qui devrait leur apporter la fortune au détriment, il est vrai, de la mémoire des victimes : susciter des commandes de monuments aux morts par les mairies, encaisser les avances et se tirer très loin avec l’argent. Ce n’est pas très moral. A moins de considérer cette arnaque comme une revanche sur l’exploitation du sentiment patriotique qui a envoyé les hommes au casse-pipe sans se soucier des conséquences. Ce serait alors un juste retour des choses…
La guerre est une saloperie, c’est entendu et Pierre Lemaitre le rappelle dans les premières pages de son roman. Elles ont les couleurs de la mort et de la crasse, les odeurs de la pourriture qui envahit les champs de bataille. Mais l’après-guerre peut être une saloperie aussi, en même temps que la source d’un livre scénarisé avec talent et écrit avec force. On ne le lâchera pas avant la dernière page.

vendredi 24 avril 2015

Pierre Jourde et le village en colère

Dans La première pierre, Prix Jean Giono, Pierre Jourde analyse l’affaire qui a suivi la publication de Pays perdu, en 2003. Quand il revient au village dont il parlait dans ce livre, l’écrivain, sa femme et ses trois enfants font face à la colère de quelques habitants qui dégénère en violence, à la limite d’un lynchage qui aurait peut-être eu les pires conséquences si les choses s’étaient passées encore un peu plus mal.
Parlant de lui à la deuxième personne, l’écrivain revient sur l’affrontement qu’une partie de la presse a présenté comme une rébellion de ses personnages contre celui qui s’était emparé d’eux. Contre leur gré. En les dénigrant, les diffamant, pensent-ils – ils citeront comme preuves des citations du livre devant le tribunal, mais ces citations sont peu convaincantes, à moins de considérer, comme le fera un journaliste, que le noir est une couleur négative. Ou de comprendre que Pierre Jourde a parlé d’un « pays de merde » alors qu’il décrivait « le pays de la merde » (celle des vaches, pour l’essentiel) avec une affection certaine pour les souvenirs laissés par ces déjections.
Dans La première pierre, il raconte donc les événements. Ou plutôt comment il les a vécu, dans les premiers instants : les mots, la castagne, la peur, les jets de pierres, la fuite. Puis les plaintes réciproques et la justice. Il cherche à comprendre où a pu se nicher le malentendu qui a débouché sur ces événements. Comment la complexité de la littérature, si travaillée soit-elle, échoue parfois à faire sentir ce qu’elle s’efforce de restituer. Et pourquoi des réactions aussi violentes. Il est peut-être, probablement, proche de la vérité quand il explique qu’il a livré un secret sans importance pour lui, mais pas pour les autres.
« Mais ce langage de la complexité est toujours menacé par la sécheresse, la complaisance, le narcissisme ou le pittoresque, ce pittoresque que tu voulais à tout prix éviter en écrivant le livre. Il a besoin de se replonger dans la source de silence et d’obscurité, où les choses n’ont pas encore pris leurs formes, où l’être n’est pas encore l’être, et tient repliés contre lui le passé et l’avenir, dans la quiétude de ce qui n’est pas. Le secret est ce vide intérieur où le dire trouve son énergie. Le langage littéraire, dans l’idéal, pourrait être celui qui, dans la révélation, préserve l’obscurité du secret. Ramène Eurydice au jour avec toute l’épaisseur de l’obscurité dont il la tire. »
Un livre – un livre ! – a provoqué des vagues disproportionnées. Un autre livre tente d’en expliquer l’origine. Dans le travail sur la langue qui fait toute la singularité de l’œuvre de Pierre Jourde.

jeudi 23 avril 2015

14-18, Albert Londres en Grèce schizophrène




La Grèce entre le roi et Venizelos
(De notre envoyé spécial)
Athènes, avril 1915.
Éleuthère Venizelos quitte sa patrie.
Il va d’abord à Samos, mais ce n’est qu’une escale.
Meurtri, l’homme qui doubla le territoire de son pays, se voit contraint de s’en éloigner. C’est pour lui une question d’honneur. Après quinze jours dans cette île, il gagnera l’Amérique.
Les faits, vous les connaissez. Les voici résumés : Dans des mémoires adressés au roi et rendus publics, M. Venizelos faisait connaître que le roi et lui – le roi sur ses propositions – avaient envisagé l’hypothèse de la cession de Cavalla à la Bulgarie. Ce sacrifice assurait la neutralité ou la bienveillance de cette puissance. La Grèce, libre enfin de cette préoccupation, participait à la guerre aux côtés de la Triple-Entente. De larges terres en Asie Mineure auraient compensé la perte de Cavalla.
Le gouvernement démentit cette partie du mémoire. M. Venizelos écrivit directement au roi, faisant appel à ses souvenirs. Au nom du roi, le gouvernement répliqua que M. Venizelos n’avait pas sciemment altéré la vérité mais qu’il s’était mépris sur le sens des paroles royales.
Cette réponse du trône frappa au cœur le patriote. Il déclara tout haut qu’elle était une insulte. Il part et ne rentrera dans son pays que lorsqu’il en sera lavé.
Quel trouble cet exil volontaire peut-il jeter en Grèce ?
Pour le moment, avant les élections, et par la volonté de M. Venizelos, aucun.
Les élections devraient avoir lieu dans trente jours. On a prêté au gouvernement l’intention de ne pas les faire. Non ; peut-être les retardera-t-il. Déjà le prétexte est trouvé : le menuisier ne pourra pas livrer à temps les urnes commandées pour les nouvelles provinces. Cet empêchement insurmontable fera gagner vingt jours.
M. Venizelos ne se présentera pas, c’est entendu. Son parti ira seul à la bataille. L’emportera-t-il ?
Personne n’en doute.
C’est alors à ce moment que commencera la grande crise.

Un souverain et un ministre

Le peuple aime le roi. Venizelos et le roi étaient jusqu’ici dans son esprit sur le même pied d’amour. Le roi était le grand soldat qui gagnait les batailles et Venizelos le grand homme qui les préparait. Le Grec ne les séparait pas dans son affection. On sentait qu’il les confondait : il jugeait Venizelos aussi royal que le roi et le roi aussi démocrate que Venizelos. Il marchait tranquille entre la couronne de Constantin et le chapeau de paille d’Éleuthère. Voilà qu’un grand coup de vent balaie subitement le chemin. Il ne peut plus rester au milieu. Il est forcé de se rapprocher de l’un ou de l’autre. Vers lequel va-t-il pencher ?
Toute cette crise est-elle bien uniquement une question entre Venizelos et le roi ? Oui. Mais d’où est née cette question ? De la différence de deux courants politiques. Personne n’ignore les sympathies du roi pour l’Allemagne. Le peuple, à la fois grand ami de la France et grand fidèle du roi, conciliait ces différences de cette manière : Constantin, disait-il, n’est pas germanophile, il est kaiserophile. Il réduisait ce penchant royal à une simple camaraderie d’hommes couronnés ou de beaux-frères. C’est pourquoi sur le passage d’un cortège de la Cour, il pouvait crier à la même minute : Vive le roi, Vive la France !
Avant tout, le roi est Grec, c’est évident. On n’est pas moins certain – et Sa Majesté le prouve depuis huit mois – qu’il serait le plus heureux des souverains si les intérêts de son pays pouvaient s’entendre avec ceux de l’Allemagne.
Vous connaissez Venizelos. Ce n’est pas de la sympathie, c’est de l’amour qu’il a pour la France. Il répète que c’est elle qui a délivré la Grèce, il y a cent ans, que depuis, elle l’a toujours protégée et qu’il faut l’aimer comme une mère. Et Venizelos possède sur son souverain cet avantage que les intérêts de son pays s’accordent avec ses préférences.
Est-ce à dire que depuis sa démission la politique de la Grèce ait complètement tourné ? Non. Le peuple peut permettre à son roi d’être kaiserophile. Il ne le tolérerait pas de son gouvernement.
Qu’est, en effet, le nouveau ministère, le cabinet Gounaris ? – Il continue plus froidement – une politique d’amitié avec la Triple-Entente. Il est grec indépendant.
Ce gouvernement est transitoire. L’avenir ici n’est qu’entre deux hommes : le roi et Venizelos.
Du roi qu’aime le peuple sans être d’accord avec lui ou de Venizelos qui est le peuple même qui l’emportera ? Ou bien se réconcilieront-ils ?
Le premier point pour l’instant semble éclairé. Venizelos ne veut pas, à une époque aussi critique pour l’avenir de son pays dans le monde, susciter une crise intérieure. Il se sacrifierait plutôt une nouvelle fois. Mais pour la réconciliation ?

Chez M. Venizelos

Je suis allé le demander au grand homme.
Je suis tombé dans sa maison en plein matin d’adieux. J’ai vu le spectacle d’une foule venant pleurer devant l’homme qu’elle aime et va perdre.
Dans deux grandes salles pauvres, vingt par vingt en un grand et beau silence, les fidèles défilaient. Ils montaient l’escalier, le chapeau à la main, allégeant leur pas pour éviter le bruit et beaucoup le mouchoir déjà aux yeux.
Des pères avaient amené leurs enfants. Ils voulaient leur montrer comment c’est fait un homme qui part d’un pays parce que de haut on l’a offensé.
La cérémonie était triste. Les yeux avaient tous une attitude pleine d’émotion. Venizelos traversait l’autre chambre et allait d’une pièce à l’autre recevoir les poignées de mains. Les amis les plus meurtris éclataient en sanglots, en arrivant devant lui. Doucement il leur mettait sa main sur l’épaule ou leur entourait un instant la taille.
Il interrompit ses visites et me reçut dans l’une de ces grandes salles qui venait de se vider.
— C’est la presse française, toujours si sympathique pour moi, qui vient se mêler à cette scène d’adieux, me dit-il. Et j’en suis très touché.
— Monsieur le président, quand partez-vous ?
— Bientôt, mais je partirai seul, je ne veux même pas que quelques amis m’accompagnent.
M. Venizelos est de haute taille et porte derrière ses lunettes un regard d’une grande tendresse.
— Faites connaître à la France que je lui exprime toute ma gratitude pour le long soutien dont elle m’a honoré et dites-lui que mon amour pour elle n’est pas seulement partagé par la majorité de mon pays, mais par sa presque totalité.
— Une fois les élections faites, si, comme il est certain, votre parti est victorieux et vous rappelle, rentrez-vous en Grèce sans que vous ayez reçu satisfaction du roi ?
— Jamais ! Je considère le démenti que le roi m’a fait donner par le gouvernement comme une grave insulte. Je ne pourrai reprendre mes rapports avec le couronne que si la couronne me donne satisfaction.
— La couronne ne peut se démentir.
— Ce serait, en effet, difficile.
— Alors si le peuple vous impose à la couronne ?
— Je ne veux pas troubler mon pays.
— Mais si le peuple entend avoir raison ?
M. Venizelos ne me répond que par un regard où il y a beaucoup de lointain.
Ce lointain est l’image des destinées de la Grèce. Elles sont dans les brumes. Le roi a le pouvoir : il ne sait pas s’il veut la guerre. Venizelos la veut, il n’a plus le pouvoir. Qui l’emportera ?
Je quitte l’ancien président du Conseil. Dans l’antichambre, quelqu’un pleure, accoudé contre un poêle de faïence.
La Grèce jusqu’à nous a été représentée par bien des allégories : Athéna, Hermès, Achille avec son bouclier. Elle pourrait l’être aujourd’hui par cet homme âgé qui sanglote, la tête entre ses mains.

mercredi 22 avril 2015

14-18, Albert Londres à Lemnos




Les campements alliés à Lemnos

(De notre envoyé spécial)
Mudros (Île de Lemnos).
Avril 1915.
Lemnos est cette île de l’Archipel où, dans les temps divins, le guerrier grec Philoctète fut abandonné dix ans par les siens parce que s’étant blessé avec les flèches empoisonnées d’Hercule, il répandait une odeur nauséabonde, et où maintenant, non plus pour marcher sur Troie mais sur Constantinople, des soldats de France et d’Angleterre sont venus monter leur tente.
Deux grands villages, l’un sur une large baie : Mudros ; l’autre sur la côte occidentale : Castro, en sont les centres.
Je débarque à Castro par une nuit de vent.
C’est sans doute l’habitude dans ces îles que ce soit le vent qui vous accueille, ou plutôt qui vous repousse. Il vous frappe dans la figure et s’efforce d’arrêter votre marche. Il a l’air d’être chargé d’entraver vos pas pour que, dégoûté, vous renonciez à fouler plus longtemps ce sol.
Heureusement qu’aucune illusion de confort ne précédait mon arrivée, et que déjà Ténédos, à ce sujet, m’avait mis au point. C’est naturellement que je rentre sous un hangar pour prendre mon sommeil. Nous étions cinq quand je me suis couché, nous nous sommes réveillés huit. Mon but est Mudros, à vingt-six kilomètres d’ici. Tandis que l’on me cherche un cheval, j’attends devant le château. C’est de grand matin.

Les Australiens

Deux officiers australiens, avec des guêtres d’un cuir magnifique, se promènent. Les détours de leurs pas les amènent près de moi. Ils examinent le château. Ils le trouvent très gracieux et me demandent « quel est son âge ». Je leur réponds qu’il date des Vénitiens. Les Vénitiens ? Ce renseignement ne leur dit rien. Les officiers ont un sourire et finement me font cette confession : « L’Australie n’a pas d’histoire, c’est pourquoi nous nous montrons assez dédaigneux de celle des autres. »
Le village s’anime. Des paysans grecs passent avec deux agneaux vivants sur le cou. Les petites bêtes sont l’une au-dessus de l’autre, tête contre queue. Le museau penché, elles ne bêlent pas. Dans chacune de ses mains le paysan serre quatre pattes. Voilà, mesdames, une façon nouvelle de porter les fourrures.
On me conduit mon cheval. C’est le plus grand que l’on ait trouvé, il est dix centimètres plus haut qu’un âne. Il n’est pas nécessaire, pour le monter, d’avoir fait de la haute école : il ira à cinq kilomètres à l’heure.
C’est une route dans la montagne que nous allons suivre. Les oliviers y poussent seuls. Si l’on s’est jamais demandé pourquoi cet arbre est tourmenté, ici on en a la réponse. Elle est peut-être fausse, elle paraît du moins raisonnable. Si ces arbres sont rabougris, bossus, bancals, c’est que depuis leur naissance, sans trêve, sur ces plateaux, n’ayant pour recours que de s’abriter les uns les autres, ils subissent la peine du vent. Dur supplice qui rendrait les hommes crochus s’ils étaient aussi souvent à sa merci que les oliviers.
Pays sauvage. La poussière est blanche. La route n’a pas sur ses bords de petites maisons amies. Elle va, vous menant d’arbres en rochers et de rochers en majestueux ravins. Sur la montagne la plus lointaine, deux oliviers font l’effet de deux ombrelles ouvertes.
Je tourne la route. Une compagnie d’Australiens est en train de manœuvrer.
Hommes grands, forts, blonds, coiffés d’un feutre à larges bords, gantés comme pour l’escrime, pas vêtus d’uniformes, mais de vestes de couleur bise ou bleue qui collent à leurs formes mieux qu’un maillot, ils ne sont pas à leur aise dans cette étroite plaine. Habitués à pousser leurs chevaux à travers les vastes plateaux nus de l’Australie, ils souffrent, limités par ces arbres et ces montagnes, de n’avoir pas la liberté de leurs guides. Ces hommes à cheval sont de grands galopeurs. On les met sur ce court terrain de Lemnos. Pour eux c’est un manège. Mais ce n’est qu’un relais. Ils pourront bientôt laisser aller leurs bras sur le cou de leur bête. Il y aura de quoi courir jusqu’à Constantinople.

Un campement français

Ce petit champ a dû voir manœuvrer des Français. Une rivière coule dans le bas. Une planche clouée sur un olivier annonce : « Ici les bains ». Sur cette même planche, écrits au crayon ces mots : « Il n’y a pas de peignoir. Pour se sécher, grimper au sommet de l’arbre, le vent s’en charge. » Des poilus sont passés par là.
J’ai déjà fait douze kilomètres. Décidément je ne battrai pas de record. La baie de Mudros se découvre. Des cuirassés, des transports, des charbonniers, cinquante vaisseaux au moins, sont dans ses eaux. La ville n’est pas encore visible.
Sur un cheval pas plus haut que le mien – ce qui me console – mais sur une belle selle à la turque, un officier français va me croiser. Nous avons chacun un sourire qui s’adresse à notre monture.
— Si vous avez trouvé le moyen de faire trotter ces bêtes, me dit l’officier, c’est Dieu qui vous envoie.
Cet uniforme français sur cette selle turque dans ces montagnes grecques, quelle rêverie cela vous met dans la pensée !
Pas loin de la baie, de petites taches blanches commencent de s’apercevoir. Leur forme se précise. C’est le campement de nos soldats. Plus j’avance, plus je sens d’ailleurs une activité dont ces lieux m’étonnent.
De nouveau des Australiens, puis Mudros avec une grande église surplombant.
C’est là que les alliés ont planté leurs tentes. Il y en a de toutes les formes et de toutes les longueurs. J’arrive dans ce village de toile. Son pittoresque vous saute aux yeux.
Voici des chapeaux chinois, des ruches, des bonnets de police, des huttes de bûcheron ou plutôt des tentes qui en ont la forme. En voici une très longue : c’est la galerie des Machines, une qui monte en pointe avec de la bonne volonté : c’est la tour Eiffel, derrière, un moulin avec sa roue entoilée : c’est la Grande Roue. Nous sommes au Champ de Mars, un Champ de Mars pour poupée. Il y en a beaucoup.

Le caporal sénégalais

Des soldats grouillent entre chacune. On en voit qui se baissent pour rentrer chez eux, on en voit deux qui se cognent à la porte étroite, l’un et l’autre voulant à la fois pénétrer et sortir. La nuit ce doit être un labyrinthe. Les enfants seraient ici aux anges pour jouer à cache-cache. Je tourne, égaré, dans ce village. Contre cette toile blanche, un nègre, un de nos amis : un Sénégalais. Puis beaucoup de Sénégalais, accroupis, ou qui se dressent, ou qui vont. C’est du noir sur blanc. Des nègres à Lemnos ! Ah ! si Ulysse avait vu ça !
Un caporal sénégalais entre dans une noire fureur. Malgré la défense, des marchands grecs se promènent entre les tentes avec leurs bazars à la main. Il en tient un au bout de son long bras, et lui crie : « Moi, dis partir, partir. »
Les marchands grecs se sont abattus sur Mudros. Il en est venu d’Athènes. Ils sont arrivés avec des épiceries, des bijouteries, des pâtisseries. Ils ont construit des baraques auxquelles ils ont donné les noms les plus flatteurs pour les nations alliées. Une épicerie s’appelle : « À la célèbre France », une autre : « À la navale Angleterre ». Lorsque la clientèle ne va pas chez eux, ils vont à la clientèle. Ils circulent avec des hottes pleines à la fois d’oranges, de fromages blancs et d’olives huileuses. Ils roulent vers le camp des tonneaux à moitié pleins dont on entend le vin ballotter. Ils les roulent cinq cents mètres, sous un fort soleil et plusieurs jours de suite et en arrivant ils crient : « Qui veut de la boisson fraîche ? »
Malins, ils ne saisissent jamais ce qui va contre leur intérêt. Si on affiche que l’on a besoin d’oranges, ils savent tous lire le français ou l’anglais. Si on placarde qu’ils n’auront plus le droit de vendre dans tel endroit, ils ne comprennent plus que le grec.
Heureusement que nous avons des caporaux sénégalais.

lundi 20 avril 2015

Anthony Doerr, un Pulitzer à lire bientôt

On n'attendra pas longtemps pour lire en français le roman avec lequel Anthony Doerr vient de recevoir le Prix Pulitzer, catégorie fiction: All the Light We Cannot See. Il paraît en effet la semaine prochaine en français, sous le titre Toute la lumière que nous ne pouvons voir, traduit par Valérie Malfoy. Un bonheur ne venant jamais seul, l'écrivain américain, qui se trouve en principe déjà en France, sera présent au Festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo du 23 au 25 mai. Sa présence s'imposait puisque le roman, situé pour une grande partie pendant la Seconde Guerre Mondiale, a la ville de Saint-Malo comme cadre principal. La faute (heureuse faute) à Francis Geffard, éditeur chez Albin Michel, qui l'a fait traduire en France dès 2003 et l'a conduit jusqu'à la cité corsaire. Il avait bien mérité d'être cité dans les remerciements en fin de volume.
Je n'ai pas encore le texte français sous les yeux mais voici, pour les lecteurs habitués à lire l'américain, les premières lignes du roman en V.O.
At dusk they pour from the sky. They blow across the ramparts, turn cartwheels over rooftops, flutter into the ravines between houses. Entire streets swirl with them, flashing white against the cobbles. Urgent message to the inhabitants of this town, they say. Depart immediately to open country.

The tide climbs. The moon hangs small and yellow and gibbous. On the rooftops of beachfront hotels to the east, and in the gardens behind them, a half-dozen American artillery units drop incendiary rounds into the mouths of mortars.
Et j'en profite pour effectuer un retour en arrière vers les deux premiers ouvrages d'Anthony Doerr.

Simenon aimait à dire qu’il cherchait l’homme nu. Anthony Doerr l’a trouvé, à un âge précoce puisqu’il a vingt-huit ans seulement. Son premier livre, un recueil de nouvelles, est bien la découverte saluée par la presse américaine. S’il faut avoir connu des expériences diverses pour arriver à ce genre de maturité littéraire, Anthony Doerr a brûlé les étapes : né aux Etats-Unis où il est actuellement installé, il a aussi vécu en Afrique et en Nouvelle-Zélande. Et il a dû, on l’imagine en le lisant, s’imprégner des paysages dont il restitue les détails avec une poésie qui les nettoie et les rend neufs comme aux premiers jours du monde.
C’est d’autant plus impressionnant que le personnage principal de la première nouvelle est aveugle. Collecteur de coquillages, il est installé au Kenya, à cent kilomètres de l’équateur, dans un petit parc marin parmi les plus reculés de cet archipel. Sa réputation est internationale, et pas seulement parce qu’il connaît « Le nom des coquillages », dont il détermine l’espèce au toucher : deux ans plus tôt, une jeune femme a été guérie d’une fièvre persistante en utilisant la dangereuse morsure d’un cône. Nancy a trouvé dans l’incident un bonheur inexplicable : « Elle affirma que la mer était devenue de la neige fondue, et elle s’était retrouvée sous une tempête de neige et tout cela – la mer, les flocons, le ciel blanc et glacé – palpitait. » Allez expliquer la vision à un aveugle… Toujours est-il que, depuis, il passe pour un grand sorcier. Et des journalistes viennent le voir de l’autre bout du monde. Lui-même ne se fait pas d’illusions sur ses pouvoirs et préfère mettre l’accent sur les dangers de la morsure, bien que ses visiteurs aiment croire aux miracles. Un jour, pourtant, le collecteur de coquillages est lui-même mordu et, avant d’être paralysé, il se souvient du bleu aperçu, enfant, dans des champs de glace. « Qu’était le noyau dur et brûlant de l’expérience humaine, au fond… ? »
Anthony Doerr met aussi en scène la bêtise des hommes. Dans « Quatre juillet », une compétition de pêche oppose des Américains à des Européens. Il s’agit de trouver, dans le mois, le plus gros poisson d’eau douce. Le circuit des Américains s’apparente à une galère infernale. Rien ne se passe comme ils le voudraient, les places manquent dans les avions pour rejoindre les régions réputées poissonneuses, et toujours décevantes quand ils y arrivent malgré tout – quand elles ne sont pas tout simplement interdites aux étrangers. C’est aussi pathétique que drôle jusqu’à la fin : le 4 juillet, dernier jour pour espérer remporter le concours, d’un canal d’eau stagnante au cœur de Vilnius, sous les quolibets d’écolières, ils sortent une carpe énorme et affreuse. Au moment de prendre la photo qui doit immortaliser l’exploit, l’appareil se bloque et tombe à l’eau…
Mais, en général, les personnages de ses nouvelles cherchent un rapport à la nature plus équilibré. Et le trouvent, en même temps qu’une paisible sérénité. Les dernières images ont souvent un effet de plénitude par lequel les hommes et les femmes se trouvent enfin en harmonie avec eux-mêmes.
Même la dernière nouvelle, « Mkondo », qui ressemble à l’histoire d’un échec, se termine sur le même ton réconcilié. Et les deux lignes ultimes sont, comme beaucoup d’autres dans ce livre, une bouffée de pur bonheur.

Après un recueil de nouvelles qui était bien plus qu’une promesse, l’écrivain américain Anthony Doerr s’attaque au roman sans rechigner devant l’ampleur de la tâche. Et A propos de Grace est une totale réussite, une œuvre dans laquelle on s’emplit d’un bonheur rare : celui de se sentir appartenir à la même espèce que les personnages.
David Winckler est habité par un don singulier et encombrant : il fait des rêves prémonitoires, annonciateurs de catastrophes qu’il ne sait comment empêcher. C’est d’abord, alors qu’il est encore enfant, un accident qu’il avait vu dans son sommeil, et qui se produit devant sa mère et lui. Plus tard, il rêve qu’il noie Grace, sa fille, en tentant de la sauver d’une inondation. Son travail de météorologiste faisant de lui un homme averti, il voit venir une irrésistible montée des eaux lorsque la pluie s’abat sur le sol gelé. Et, plutôt que d’affronter un événement auquel il craint ne pouvoir échapper, il s’enfuit. Pour disparaître pendant vingt-cinq ans.
Une longue période de transition commence alors, pendant laquelle David découvre aux Caraïbes une autre vie. Ses ambitions intellectuelles reléguées dans le passé, même s’il garde le vague espoir d’écrire un livre grand public sur l’eau, il trouve une relative paix de l’esprit dans un travail manuel très simple. Les premiers temps, il multiplie néanmoins les lettres adressées à Sandy, sa femme, porteuses d’une question lancinante : Grace est-elle vivante ? S’il obtenait une réponse positive, son abandon du foyer pourrait avoir été la seule manière de la sauver… Au lieu de cela, ses lettres lui reviennent un jour avec un mot rageur de rupture définitive – et aucune information sur le sort de Grace.
Il lui faudra donc un quart de siècle pour se décider à repartir aux Etats-Unis et commencer à chercher ce que sont devenues Sandy et Grace. Une longue quête aux accents héroïco-comiques, un passage avant d’échouer en Alaska et de retrouver sa passion d’enfance pour les cristaux de neige. Un froid glacial règne non seulement dans l’atmosphère, mais aussi entre sa fille et lui lorsque, enfin, il la retrouve. Il reste du chemin à faire avant que la glace fonde…
Autour de David, le romancier introduit des personnages secondaires qui, tous, occupent une belle place dans le récit et dans la vie du héros. Certains sont une facette d’un monde perdu, d’autres appartiennent à une existence nouvelle. Et tout l’art de l’écrivain consiste à nouer des liens, d’abord ténus puis de plus en plus forts, entre ces différents univers.
Il y a chez Anthony Doerr une autre caractéristique que l’on avait déjà pu percevoir dans son recueil de nouvelles : l’homme, au sens large, et ses personnages en particulier, ressentent une forte présence de la nature et des éléments, qui sont une part constitutive d’eux-mêmes. David, hydrologue, éprouve pour l’eau sous toutes ses formes une telle fascination qu’elle en devient vivante. Et Naaliyah, une jeune femme étonnante, trouve chez les insectes des correspondances saisissantes avec la société. Comme si Maeterlinck, de retour parmi nous, avait eu le temps de se pencher sur d’autres organisations que celles des fourmis ou des termites.
L’écrivain embrasse très large. Et étreint bien. Totalement maître de son sujet, il le conduit avec assurance vers une fin où l’on retrouve la neige, la glace et la mer…

Jean Rolin, romancier géographe

Jean Rolin observe le monde sous plusieurs angles simultanément. Il est un géographe transversal, comme dans Un chien mort après lui, ou il pratique l’épuisement d’un lieu, presque à la Georges Perec – Los Angeles dans Le ravissement de Britney Spears. L’espace et le temps se confondent en un voyage (L’explosion de la durite) ou dans la préparation du voyage (Terminal frigo). Il construit, entre récit et roman, une œuvre caractérisée aussi par l’extrême précision de son écriture.
Ormuz est un de ses meilleurs livres. Le nom du détroit, par lequel transitent « environ 30 % de la production mondiale d’hydrocarbures, ou plus précisément de la part de celle-ci qui est acheminée par la voie maritime », fournit la donnée géographique. Et même, dans ce cas, géostratégique, comme le prouvent les manœuvres d’intimidation presque incessantes auxquelles assisteront les deux personnages principaux, à travers un jeu de « guerre navale asymétrique » entre, pour le dire vite, l’Iran et les Etats-Unis. Le prétexte romanesque est fourni par Wax, qui n’est plus de première jeunesse mais qui s’est mis en tête de traverser le détroit à la nage. Pas sûr qu’il en soit capable physiquement, moins sûr encore qu’il soit possible de lever les multiples obstacles diplomatiques qui s’opposent à son projet. Inutile d’ailleurs d’installer l’artifice d’un suspens qui n’existe pas, annulé dès les premiers mots : « Après sa disparition, je me suis introduit dans la chambre de Wax à l’hôtel Atilar afin d’y inventorier ses affaires. » C’est dit, l’affaire est mal barrée…
Plutôt que Wax, voué à la disparition, bien que le doute revienne à la fin, c’est le narrateur qui retient toute l’attention. Chargé d’aplanir quelques difficultés insurmontables, et qui le resteront, ce narrateur est une sorte d’assistant chargé de missions ponctuelles, souvent abandonné à lui-même et à un esprit d’indécision qui lui va bien. D’autant que ces temps de latence lui permettent d’exercer sa curiosité, le genre de curiosité qui ressemble à celle de Jean Rolin : une scrupuleuse attention à certains détails, élus en vertu d’on ne sait quels critères, et beaucoup de flou autour. On croirait un regard de myope obligé de s’accrocher à ce qu’il voit pour ne pas perdre pied dans ce qu’il ne voit pas, ou moins bien. Cette manière d’accommoder sans cesse, comme le fait un œil, fournit à l’écriture un moteur d’une redoutable efficacité. Toute en pleins et en déliés, en moments compacts et en creux, elle appelle le questionnement à travers ses failles construites en labyrinthe. De ce labyrinthe, Jean Rolin a habitué ses lecteurs à ne jamais sortir tout à fait. Il restera un peu de chacun de nous dans le détroit d’Ormuz, où nous croiserons Jean Rolin, à moins que ce soit ses personnages.

dimanche 12 avril 2015

14-18, Albert Londres et les ruines de Koum-Kalé




Aux pointes des Dardanelles

(De notre envoyé spécial)
Ténédos, … avril.
Ce matin, alors que nous étions dans les eaux de la guerre, nous avons entendu, venant de Koum-Kalé, un appel de clairon.
Koum-Kalé et Sédul-Bahr, les deux forts d’entrée des Dardanelles, avaient été depuis longtemps réduits. Y avait-il donc encore des troupes à Koum-Kalé ? Les Turcs, à cette pointe, tentaient-ils une réorganisation ?
Un dragueur s’avançait. Ayant quitté sa crique de Ténédos il filait droit sur la côte d’Asie. Il entrait dans le détroit quand deux coups de canon le saluèrent. Les coups étaient partis de Koum-Kalé. Les obus firent leur gerbe d’eau loin du dragueur. Le dragueur continua. Il pénétra dans la passe.
Les Turcs n’avaient pas eu le temps de réarmer sérieusement le fort. Deux canons de campagne seulement y avaient été amenés. La journée précédente des caravanes de chameaux avaient été remarquées de ce côté.
Une heure après, au milieu de la paix revenue sur ces eaux, un bruit de grosse canonnade éclata. Nous nous tournons vers les cuirassés qui étaient en vue. Ils ne tiraient pas. La canonnade continuait. D’où venait-elle ? Des bouffées de fumée apparurent sur Koum-Kalé. Était-ce la forteresse turque qui menait l’attaque avec de gros canons ? Les fumées se développèrent. Koum-Kalé ne tirait pas mais, sous un nouveau bombardement, était en train de brûler. Le Queen’s-Elisabeth invisible lui envoyait sa mitraille.
Les obus tombaient sur le fort à courte distance les uns des autres. Ils faisaient en éclatant de différents panaches qui se réunissaient et semblaient une petite chaîne de montagne que le vent aurait balancée.
Un cuirassé se posta. Celui-ci en vue. Il commença son tir, ce tir formait un angle avec celui du gros bâtiment. Les ruines de Koum-Kalé achevèrent de s’écrouler. Le fort n’avait lancé que quelques coups qui étaient entrés dans la mer.
Sédul-Bahr ne bougea pas. L’ennemi n’avait pas tenté de le relever de ses cendres.
La nuit arriva avec une lune de feu au ras des eaux. Les vaisseaux gagnèrent leur mouillage.
À neuf heures du soir, sur un bateau léger, je repris la mer. C’était le silence après le fracas.
Sur un étroit rocher, entre l’île et la côte turque qui la nuit semble encore plus rapprochée, un phare fait tourner sa lumière rouge.
Cette bande de terre d’Asie, lorsqu’on la longe, et à mesure que l’on va vers le détroit, vous apparaît un long bras avidement tendu vers l’extrémité orientale de l’Europe.
La voici éclairée par une lumineuse lune, et à certains moments les crêtes de ses plateaux s’animent sous la traînée des projecteurs du détroit.
*
* *
En dehors de ces quelques feux on croirait que tout dort. Des hommes cependant travaillent.
Depuis des mois et cette nuit encore, des marins, sur leur dragueur, sont dans la passe. Ils ne font pas la guerre avec des canons. Sondant la mer, ils poussent devant eux leur bateau et dans le silence de leur mission, à chaque minute, offrent leur vie à la patrie. On les voit entrer le soir vers sept ou huit heures. On ignore s’ils ressortiront au matin. Ils vont au-devant des mines sans jamais savoir si des mines ne viendront pas au-devant d’eux.
Je pense, en ce moment, à cette lettre d’un matelot de dragueur dont hier me parlait un officier. Au début de cette action, le matelot écrivait à l’intention de sa famille : « Si ceci vous parvient c’est que je ne vous verrai plus. Il ne faudra pas vous faire trop de peine, vous disant que j’en ai eu beaucoup moi-même. Sauf l’idée de vous quitter qui me passe maintenant, rien ne me tourmente. Je suis plus tranquille en sachant que ma mère, si ça arrive, ira à l’église. »
La lettre n’est pas encore partie. La drague qui porte ce matelot est cette nuit dans le goulet…
Les cuirassés, les torpilleurs à leur poste dans une mi-obscurité sur une même ligne, entre Ténédos et l’Asie barrent presque le passage de leur masse sombre. L’hôpital flottant, Le Canada, au milieu d’eux fait une tache blanche. Et sortant à peine de l’eau, aplatis, deux sous-marins aussi reposent.
Nous avons abordé l’un de ces deux, l’autre matin. On y jouait de la mandoline. Un matelot dans un petit coin – tout est petit dans un sous-marin – se donnait un concert. La mélodie était douce. Je me souviens du regard du commandant alors qu’interrogativement nous tournions la tête vers la musique. Ce regard disait : « Ils sont jeunes, ils ont besoin parfois de la caresse d’un rêve. »
Ils sont jeunes et pleins d’enjouement. Ils n’étaient pas descendus à terre depuis cinq mois, aussi prétendaient-ils que ceux qui leur ont appris que Dieu, un jour, créa la femme, sont des imposteurs. Ils ne croient plus du tout à l’existence de cette sorte d’être. Sur quoi ils se mirent à rire et retournèrent à leur astiquage. Maintenant ils dorment.
Tout dort. La forteresse de l’île, aux tours évasées du bas, n’a pas l’aspect guerrier. Elle est jolie, par cette nuit, comme une forteresse de théâtre. Lorsque la réflexion vous vient que l’on touche ici à un champ de bataille quotidien, on est doublement frappé de la tranquillité des choses environnantes. Deux courtes fumées sortent de deux cuirassés, c’est l’unique activité de cette zone de guerre.
*
* *
Sur terre, le sol garde les traces des combats de la journée. Il ne suffit pas que se taisent les canons et les fusils pour que la nature qui vient de voir des horreurs retrouve aussitôt son impassibilité. Il y a des corps et des croix sur les champs. Il n’y a ici qu’une mer douce, magnifiquement bleue sous la clarté lunaire d’un grand ciel.
Cependant, comme pour corriger ces apparences de calme et d’oubli, une maison sans étage, quatre murs blancs avec un toit, s’aperçoit sur Ténédos à mi-chemin de la montagne du Prophète-Élie. D’un côté cette maison a une porte cadenassée, de l’autre une ouverture de fenêtre. Elle est donc à la fois fermée au verrou et livrée aux passants.
En descendant, un soir, je m’approchai de l’ouverture. Les squelettes de plus de cinquante cadavres y étaient entassés et enchevêtrés. Des crânes les uns sur les autres dépassaient la hauteur d’un mètre. Quel était cet ossuaire ? On prétend que ce sont les restes de Turcs exhumés. Quel qu’il soit, à cet endroit, en cette circonstance, pour ceux qui savent et qui le regardent, il prend une saisissante signification.
On se dit qu’il a été placé là pour rappeler à la mer qu’un regret devrait perce même sous ses plus belles eaux puisque de temps en temps, pavillon en berne, des navires lui jettent des jeunes hommes qui meurent si loin de leur Patrie – ou plutôt si près : celui qui meurt pour sa patrie étant toujours près d’elle.

vendredi 10 avril 2015

Le juge, le soldat, le chien - et Rufin

C’est l’histoire d’un chien qui n’en finit pas d’aboyer dans une petite ville, sous le soleil d’un été impitoyable, en 1919. Ou c’est l’histoire du propriétaire de ce chien, Morlac, le seul prisonnier de l’endroit. A moins que ce soit l’histoire de la confrontation entre Hugues Lantier du Grez, chef d’escadron, juge militaire, et Morlac, le premier ayant à décider du sort du second. Sinon, c’est l’histoire de Valentine, l’amoureuse de Morlac et la mère de son enfant, vivant en bordure d’un hameau où le juge va en vélo pour parler et comprendre quel est le rapport entre les différents éléments de son dossier.
Car, bien sûr, il faut relier tout cela, donner un sens à des événements disparates dont certains se sont déroulés sur un front lointain, du côté de Salonique. Avec Morlac. Et le chien. Et des soldats qui auraient voulu arrêter de se battre, dont une tentative manquée pour faire la paix entre eux finit en acte de bravoure aux yeux des autorités. Le ridicule de la guerre, sous la logique d’une hiérarchie qui ne comprend pas, ne veut rien comprendre aux hommes…
Court roman ou longue nouvelle, Le collier rouge en impose par le choc de deux volontés contradictoires. Le juge aimerait se débarrasser de cette affaire, remettre Morlac en liberté et même, bienfaiteur omnipotent, lui faire retrouver l’amour de Valentine. L’accusé – de quoi ? on le verra – s’est, pour toujours semble-t-il, braqué contre l’autorité et s’y oppose jusqu’à préférer une condamnation à une injuste absolution. Reste le chien, témoin bruyant d’un drame humain conduit comme un huis clos qui s’ouvre progressivement. Et la belle maîtrise de Jean-Christophe Rufin. Retrouvée aussi, ces jours-ci, dans son tout nouveau roman, Check-point.

jeudi 9 avril 2015

Saïdeh Pakravan, Prix de la Closerie des Lilas

Si un prix littéraire acquiert de l'importance en fonction de son palmarès et de ses audaces, celui de la Closerie des Lilas, exclusivement féminin, a fait un pas en avant en couronnant, hier soir, Azadi, de Saïdeh Pakravan. Hors des listes de meilleures ventes, ce roman est de ceux qui méritaient d'être mis en avant.
En juin 2009, après la réélection d’Ahmadinéjad à la présidence iranienne, la rue s’emplit de manifestants. Portés par le mot persan « azadi », qui signifie « liberté », en particulier sur la place qui porte ce nom. Azadi, c’est donc aussi ce roman de Saïdeh Pakravan où l’écrivaine retrace, sous forme de fiction, l’itinéraire mouvementé de quelques personnages imaginaires mais très vraisemblables.
Au centre du récit, bien que tous les protagonistes se succèdent à la narration, Raha, étudiante en architecture qui n’a pas, au contraire de ses parents, connu Téhéran avant la révolution de 1979, le départ du Chah, le retour de Khomeini et l’instauration de la république islamique. Les obligations imposées par celle-ci lui sont familières et elle les respecte, bon gré mal gré, tout en espérant une évolution de la société. Les manifestations sont l’occasion de la revendiquer. Mais aussi, pour le pouvoir, de peser sur les contestataires et de les emprisonner en nombre. Un jour, Raha est embarquée et le cauchemar commence.
Violée en prison par trois hommes, meurtrie dans sa chair et dans son esprit, Raha, après un temps d’hésitation, décide de relever la tête et d’entamer une procédure judiciaire contre ses bourreaux. Le regard des autres a changé, elle compte ses détracteurs et ses partisans. Mais elle devient une femme qui puise force et détermination dans ses blessures. Son beau portrait est aussi celui d’une société.

mercredi 8 avril 2015

Le mâle est en nous

Livres Hebdo se demande si la critique (littéraire) est une affaire d'hommes. Et, afin d'afficher clairement le sens de la question, le titre de l'article est surmonté d'un mot qui sonne comme un avertissement, sinon une accusation: Discrimination.


Le sujet est inspiré par une étude publiée sur le site de l'association américaine Vida, celle-ci militant, nous dit-on, pour la place des femmes dans l'édition. Les chiffres sont implacables, je vous invite à les consulter.
Mais reconnaître un fait (surtout quand on y joue soi-même un rôle puisque, aux dernières nouvelles, je suis toujours un homme) n'interdit pas d'en discuter certaines interprétations. Le dernier paragraphe de l'article, destiné, je suppose, à enfoncer définitivement le clou, m'a laissé rêveur:
Toujours au cours de l'année dernière, le bimensuel britannique London Review of Books a chroniqué 192 livres d’auteurs hommes contre seulement 58 signés par des femmes. Les critiques étaient signées par 146 hommes contre 44 femmes. Le constat est d’autant plus paradoxal qu'au Royaume-Uni, trois romancières figurent parmi les auteurs les plus vendus en 2014 : Hilary Mantel, Donna Tartt and Kate Mosse.
Surtout la phrase ultime, celle qui restera gravée dans les esprits. Je tente de reconstruire le parcours logique sous-entendu dans le paradoxe dont il est question, et j'y parviens mal. Essayons malgré tout.

1. Parmi les auteurs les plus vendus au Royaume-Uni en 2014 figurent trois romancières.
Admettons. Mais j'ignore sur quoi repose cette affirmation, vaguement contredite par une liste établie par The Guardian où l'on trouve dans le classement des best-sellers 2014, avant la première romancière (qui est d'ailleurs Kate Atkinson et non une de ces trois-là), les noms de John Green, Gillian Flynn, Dan Brown... Mal barré, un raisonnement qui commence ainsi.

2. Puisque ces trois romancières (parmi les auteurs, etc.), il est paradoxal que les critiques du London Review of Books aient été signées, pour les trois quarts environ, par des hommes, les femmes devant se contenter du dernier quart.
Est-ce à dire que, pour parler de livres écrits par des femmes, seules des femmes sont compétentes, les hommes n'ayant accès à aucune des qualités (ou des défauts?) qui font la spécificité supposée de cette part de l'humanité?

Poussons la logique jusqu'au bout.
Je m'engage, puisque je suis un mâle, à ne plus parler de livres écrits par des femmes.
Je m'engage, puisque je suis francophone, à ne plus parler de livres d'auteurs (mâles) écrivant dans une autre langue.
Je m'engage, puisque j'ai quelques décennies derrière moi (et un peu moins devant), à ne plus parler de livres écrits par des auteurs (mâles et francophones) de moins de 50 ans.
Je m'engage, puisque j'ai la chance de n'avoir traversé, jusqu'à présent (coup de bol, mon bureau est en bois, je le touche vite fait avant de revenir au clavier), aucune maladie grave, à ne plus parler de livres écrits par des auteurs (mâles, francophones et de plus de 50 ans), qui abordent ce sujet.
Je m'engage, puisque je vis sur une île, à ne plus parler de livres écrits par des auteurs (mâles, francophones, de plus de 50 ans et ne parlant pas de maladies graves) continentaux.
Je m'engage...

Vous compléterez la liste, j'ai de la lecture sur le feu, et des articles à écrire, qui ne tarderont pas à contredire ces excellentes résolutions.

P.-S. Et, le lendemain, je découvre que Gillian Flynn est une femme, ce dont j'aurais dû me douter si la question m'avait semblé avoir un quelconque intérêt...

mardi 7 avril 2015

Les sélections du Goncourt

L'académie Goncourt a repris le travail. Pas encore en vue de l'automne, il sera bien temps d'y voir de plus près pendant la rentrée littéraire, mais pour les trois prix qu'elle attribuera le mardi 5 mai, et pour lesquels elle vient de fournir ses sélections.
Allons-y donc, elles méritent qu'on les regarde de près.

Goncourt du premier roman
  • Miguel Bonnefoy. Le voyage d'Octavio (Rivages)
  • Kamel Daoud. Meursault, contre-enquête (Actes Sud)
  • Kiki Herrero. Sauve qui peut Madrid (P.O.L.)
  • Jean-Noël Orengo. La fleur du capital (Grasset)

Goncourt de la nouvelle
  • Patrice Franceschi. Première personne du singulier (Points)
  • Régis Jauffret. Bravo (Seuil)
  • Christophe Langlois. Finir en beauté (L'Arbre vengeur)
  • Bernard Quiriny. Histoires assassines (Seuil)

Goncourt de la poésie/Robert Sabatier
  • William Cliff
  • Pierre Oster
  • Frank Venaille

lundi 6 avril 2015

14-18, Albert Londres aux abords des Dardanelles




Aux abords des Dardanelles

(De notre envoyé spécial)
Ténédos, mars 1915.
Retenu par une mauvaise mer, deux jours devant Mytilène, un jour devant Ténédos, je n’ai mis le pied sur cette île que pour voir le Gaulois regagner tout près les autres vaisseaux de l’escadre.
Il passait lentement, comme un convalescent qui se relève. On l’aurait dit soutenu des deux côtés par des mains attentives à sa marche. Sa blessure cachée sous la ligne de flottaison lui laissait extérieurement son allure. On le regardait en silence. C’est que l’on songeait au Bouvet. À travers le Gaulois on donnait au Bouvet une pensée pieuse.
Aujourd’hui, temps affreux. Les lames sur la mer sont longues. Il n’y aura pas de nouvelles opérations.
Examinons donc ensemble ces endroits où vont se passer bientôt tant d’événements.
Ténédos ? Quelle est cette île ? Ceux qui l’ont vue s’étonnent qu’elle figure sur les cartes. Elle est si petite, que du bateau, quand on arrive, on pourrait croire qu’il suffirait d’ouvrir les bras pour l’étreindre toute. Certains, jusqu’ici, ne la connaissaient que par l’honneur que Virgile lui avait fait de la citer dans un de ses vers. Elle renaît aujourd’hui à la lumière parce qu’elle devient le plus proche témoin d’une grande action militaire.
Avant la dernière guerre balkanique, elle appartenait aux Turcs. Les Grecs l’ont occupée. L’occupation n’a pas été reconnue. Cette terre grecque est officiellement turque.
Vous voilà sur le port – sur le port ! La première chose que vous faites est de fermer vos vêtements que le vent vous arrache et de courir après votre casquette que vous finissez par abandonner tant elle a déjà fait de chemin. Puis vous allez. Vous voyez une énorme place sans forme. Il n’y a pas un arbre, il serait sans doute aussitôt déraciné. Des deux côtés de cette place, un village ; l’un est turc, l’autre grec. Sur un bout avançant dans la mer, un ancien château fort que les Vénitiens ont bâti et qui, depuis ce temps, fait face hautainement à la côte d’Asie. Huit moulins sur la colline turque, trois sur la colline grecque. C’est Ténédos.
Cinq marins anglais fumant leur pipe sont piqués sur la place. La bande de leur béret porte Ocean. L’Ocean est au fond de l’eau.
Il n’y a que des maisons fermées. Vous marchez sur des cailloux pointus, espérant trouver un lieu ayant mine d’auberge. Vous n’avez remarqué dans votre promenade qu’une boutique ouverte : la pharmacie. Vous décidez d’y entrer. C’est la première fois que la faim me poussait chez un pharmacien.

La cuisine grecque

C’est un homme obligeant et qui sait du français. Il vous prévient qu’il ne vous mènera pas dans un palais. Son excuse est qu’il n’y a que cet endroit.
Ici, la cuisine grecque n’a pas fait le moindre progrès depuis l’époque d’Homère : on vous offre toujours de la tête de mouton bouillie. Vous me direz que puisqu’il y a la tête, il y a le mouton. Sur votre demande on vous l’apporte à bout de bras. On le pose à table – plan ! – et vous montrez du doigt le morceau que vous désirez.
Cuit devant vous sur des charbons posés à terre, vous le mangez, ou ne le mangez pas. C’est le repas.
Impossible, cet après-midi encore, de prendre la mer soit pour aller à l’escadre, soit pour avancer vers l’entrée des Dardanelles. Aucun pilote ne consent à vous embarquer.
Je m’enfonce dans le village turc. Trois cafés se touchent. En comparaison du village grec, c’est de la débauche. Je rentre.

Un café turc

Les Turcs sont sur des banquettes hautes, assis « en tailleur », une espèce de petit chapelet dans la main. Les grains ne sont qu’enfilés sur le fil qui les retient. Ils les laissent interminablement retomber un à un de leurs doigts. Les fenêtres de ce café donnent sur la côte d’Asie. Un de mes camarades anglais que je rencontre là me dit : « Examinez-les. »
Ils regardent d’un regard immobile l’autre rive. Leur regard est doux comme celui d’un animal paisible. À le sonder, on n’y trouve rien qu’une pensée très embuée qu’ils seraient incapables de traduire même après réflexion.
Mon camarade reprend : « Tels vous les voyez, tels ils étaient pendant que la flotte bombardait leur pays. Alors que l’on réduisait Sedul-Bahr et Koum-Kalé, assis sur ces mêmes banquettes, tournés vers la même côte, lointains, ils écoutaient le canon. Les grains qu’ils font passer et repasser entre leurs doigts ne descendaient pas plus vite. »
Le mufti apparaît. Je l’avais déjà rencontré à la poste. – À la poste, à l’arrivée du courrier, une fois par semaine, on ferme la porte. Un affreux homme se met à la fenêtre, donne les lettres de ceux qui sont là et colle les autres sur un tableau qu’il descend le long du mur. C’est pour ne pas être embêté. – Le mufti s’assoit à côté de ses fidèles. Il ne parle pas plus qu’eux. Il prend son Coran. Des dragueurs passent. Le mufti lève les yeux, les suit un moment, puis se remet à sa lecture.
Trois dragueurs vont du côté des Dardanelles.
Ténédos possède un mont, le mont Saint-Élie. De son sommet, on voit l’entrée du détroit, la ville des Dardanelles. Je vais y monter.

Au mont Saint-Élie

Un réfugié de Dardanelles veut bien être mon compagnon d’ascension. Nous causons :
« — Les Allemands nous ont chassés de Dardanelles avant que la Turquie eût pris part aux hostilités. Ils sont arrivés au début de septembre, ont expédié les Turcs à l’intérieur et les Grecs n’importe où. »
Ce Grec est content de monter à Saint-Élie. Il n’y est pas allé depuis huit jours. Il va revoir le vague dessin de sa ville.
« — Installés en maîtres, les Allemands ont amené leurs canons. Ils ont créé de nouveaux forts, un dans un cimetière à Erenkeuy, organisé des redoutes, à Dardanus par exemple. Le travail fait, la Turquie a déclaré la guerre.
» Quand je dis la Turquie, je veux parler du gouvernement. Le gouvernement est allemand. Le peuple vous donnera peut-être des surprises. »
Ténédos est véritablement l’île du Diable, s’il est entendu que l’on désigne par ce nom la terre la plus déshéritée.
Pas de sentier pour arriver à Saint-Élie. Il faut trouver son chemin parmi les petits rochers qui y poussent. Des rochers et des chardons. De quoi peuvent se nourrir ces moutons et ces chèvres qui s’étagent sur les pentes ?
À mi-chemin, un tas de pierres dans lequel est ménagée une entrée : la maison du berger. Le vieillard n’a jamais vu tant de visiteurs. Il a fallu que toute l’Europe se levât pour que son abri fût troublé.
Nous arrivons au sommet. Le paysage est étalé. On voit les îles proches : Imbros et Lemnos, en face les Dardanelles. Des dragueurs y travaillent.
En nous retournant, à l’autre bout de Ténédos, voici l’escadre, immobile aujourd’hui. Elle va être prise bientôt par le soir. Des contre-torpilleurs font la police.
Il ne fait pas assez clair pour suivre toute la passe. Nous fouillons des yeux le détroit. Nous cherchons instinctivement Carantina. Le Bouvet est coulé là. C’est en somme la seule pensée que nous ayons sur cette montagne : le Bouvet ! C’est que c’ici on a vu ses deux mâts se rejoindre et que l’on a compté une minute et demie avant que sur lui et sur toute la jeunesse qu’il emportait, la mer froidement eût réuni ses eaux.