lundi 29 juin 2020

Elizabeth Jane Howard, un dramaturge et ses personnages vivants

Un brillant attelage constitué de quatre personnages très différents les uns des autres conduit le roman d’Elizabeth Jane Howard, Une saison à Hydra. Il infléchissent chacun à leur tour, dans un ordre variable, la direction d’un récit qui mène de Londres à Athènes en passant par New York et Hydra. La transition entre eux se fait avec un pas de côté qui est aussi un léger recul pour réécrire la fin du chapitre précédent. Si bien que le roman avance par glissades et entraîne sans heurt sur un étonnant parcours. Celui-ci commence en demi-teinte, et on se demande, dans les premières pages, comment on pourra s’enthousiasmer pour une écriture parfaitement classique où rien dans la forme ne semble fait pour surprendre. Mais, en pénétrant dans les pensées des protagonistes, dont la plupart s’expriment à la première personne, l’intérêt grandit.
Seuls les chapitres consacrés à Emmanuel Joyce, le dramaturge britannique de 61 ans qui est le pivot du petit groupe, sont écrits à la troisième personne. Pour, probablement, marquer une distance avec l’auteur à succès qui souffre dans sa vie privée et bénéficie dans son travail d’une double personnalité : « l’avantage c’est qu’il pouvait débattre avec lui-même. »
Son épouse Lillian est une femme déchirée qui peine à trouver la sérénité. De santé fragile, elle a perdu sa fille Sarah à deux ans. Blessée par les infidélités de son mari, elle voudrait lui trouver une secrétaire qui ne serait pas amoureuse de lui, et dont il userait pour une liaison jetable. Gloria, qui vient d’être congédiée, a même fait une tentative de suicide. Lillian espère qu’il n’en ira pas de même avec Alberta, la nouvelle qu’elle a recrutée.
Dix-neuf ans, aucune expérience professionnelle ni sentimentale, Alberta reste très liée à son oncle et à son père pasteur. Elle leur écrit souvent et la plupart de ses impressions, au cours du livre, sont transcrites dans les lettres envoyées aux étapes au cours desquelles sa vie ne cesse de basculer.
Le quatrième personnage n’est pas le moindre : Jimmy, manager attentif à simplifier la vie d’Emmanuel, veille aussi sur l’humeur de Lillian et, désormais, sur l’apprentissage d’Alberta dont le statut évolue rapidement de secrétaire à premier rôle d’une pièce qui doit être montée à New York. Jimmy est le ciment du groupe.
Mais le ciment est devenu fragile. Jimmy envisage une vie privée, ce qu’il n’a jamais connu dans son existence. Au même moment, Emmanuel sent naître et croître une attirance pour Alberta. Et Lillian voit venir le danger…
D’Elizabeth Jane Howard, née en 1923 et morte en 2014, Sybille Bedford dit très justement dans son introduction qu’elle « réussit à nous faire voir ce qu’elle veut, d’une chèvre à une table dressée pour le dîner au bord de la mer, de l’expression d’un visage à un cendrier le matin. »

dimanche 28 juin 2020

1821, l’esclavage…


Il faut s’attendre à des surprises quand on fouine dans les vieux journaux. Je lisais (non, je ne vous dirai pas pourquoi, admettons que j’en avais envie) Le Constitutionnel du 14 janvier 1822 quand je suis tombé sur ceci, qui n’a pas besoin de commentaires – sinon ceux que chacun fera en son for intérieur.

Une lettre de Fernambouc, du 9 juin de l’année dernière, donne une nouvelle preuve de l’activité et de la cruauté avec lesquelles les états étrangers continuent la traite des nègres. Plusieurs bâtimens négriers y sont arrivés, et il y a tant d’esclaves dans la ville, qu’un de ces navires, ne trouvant pas de débouché, a été obligé de partir pour Maranham. La mortalité parmi ces esclaves a été ruineuse pendant la traversée de la côte d’Afrique[1]. L’un d’eux, revenant d’Angola, a perdu 180 esclaves sur 485 qui étaient à bord, et un autre à peu près le même nombre, sur 380.
(Times).


[1] Le dernier numéro du Journal des Voyages, rédigé par M. Verneur, et dont il paraît un cahier tous les mois chez Arthus-Bertrand, rue Hautefeuille, n° 23, contient, entr’autres ouvrages intéressans, un Mémoire extrêmement curieux sur la traite des noirs. Ce Mémoire, fait d’après les renseignemens les plus exacts fournis par la société africaine, est digne de l’attention de tous les amis de l’humanité, et mérite d’être consulté par les législateurs de tous les pays.

vendredi 26 juin 2020

Les premiers frémissements de la rentrée littéraire


J’avais l’intention de ne pas m’y lancer trop tôt, dans cette rentrée annoncée avec un peu moins de bruit sur de coutume – mais annoncée quand même, et bien sur les rails avec ses rumeurs précoces, son absence remarquée de premiers romans chez Gallimard, le passage de Franck Bouysse chez Albin Michel, une première sélection du Goncourt décalée, et tout le reste dont il sera question, ici et ailleurs, le moment venu.
Mais déjà les premiers romans font parler d’eux – sauf chez Gallimard, donc. Le Prix Stanislas a annoncé sa sélection de huit titres, pour une remise officielle de la récompense le 12 septembre à Nancy, dans le cadre (doré) du Livre sur la Place. On connaîtra, à ce moment, le lauréat ou la lauréate puisque l’annonce est prévue fin août.
Premiers coups de projecteur sur le bal des débutantes (et débutants), avec ce que disent les éditeurs de leurs livres.

Dima Abdallah. Mauvaises herbes (Sabine Wespieser)

Dehors, le bruit des tirs s’intensifie. Rassemblés dans la cour de l’école, les élèves attendent en larmes l’arrivée de leurs parents. La jeune narratrice de ce saisissant premier chapitre ne pleure pas, elle se réjouit de retrouver avant l’heure « son géant ». La main accrochée à l’un de ses grands doigts, elle est certaine de traverser sans crainte le chaos.
Ne pas se plaindre, cacher sa peur, se taire, quitter à la hâte un appartement pour un autre tout aussi provisoire, l’enfant née à Beyrouth pendant la guerre civile s’y est tôt habituée.
Son père, dont la voix alterne avec la sienne, sait combien, dans cette ville détruite, son pouvoir n’a rien de démesuré. Même s’il essaie de donner le change avec ses blagues et des paradis de verdure tant bien que mal réinventés à chaque déménagement, cet intellectuel – qui a le tort de n’être d’aucune faction ni d’aucun parti – n’a à offrir que son angoisse, sa lucidité et son silence.
L’année des douze ans de sa fille, la famille s’exile sans lui à Paris. Collégienne brillante, jeune femme en rupture de ban, mère à son tour, elle non plus ne se sentira jamais d’aucun groupe, et continuera de se réfugier auprès des arbres, des fleurs et de ses chères adventices, ces mauvaises herbes qu’elle se garde bien d’arracher.
De sa bataille permanente avec la mémoire d’une enfance en ruine, l’auteure de ce beau premier roman rend un compte précis et bouleversant. Ici, la tendresse dit son nom dans une main que l’on serre ou dans un effluve de jasmin, comme autant de petites victoires quotidiennes sur un corps colonisé par le passé.

Hadrien Bels. Cinq dans tes yeux (L’Iconoclaste)

Marseille, ses vieux quartiers, ses nouveaux bobos. Un premier roman drôle et acide à la langue ultra-contemporaine.
Son surnom, Stress, c’est Nordine qui le lui a donné. C’était les années 90, dans le quartier du Panier, à Marseille, au-dessus du Vieux-Port. Il y avait aussi Ichem, Kassim, Djamel et Ange. Tous venus d’ailleurs, d’Algérie, des Comores ou du Toulon des voyous. 
Sur la photo de classe, à l’époque, Stress était facilement repérable, avec sa peau rose. Et sa mère, Fred, issue d’une vieille famille aristocratique, était une figure du quartier. La caution culturelle. 
Mais aujourd’hui, les pauvres ont été expulsés du Panier, les bobos rénovent les taudis et les touristes adorent arpenter ses rues tortueuses. Ses anciens potes sont devenus chauffeur de bus, agent de sécurité, dealer ou pire. Un peu artiste, un peu loser, Stress rêve, lui, de tourner un film sur son quartier d’enfance, et de leur faire rejouer leurs propres rôles de jeunes paumés, à coups de scènes colorées et d’arrêts sur image. Les descentes à la plage ou dans les boîtes de nuit, les bagarres et les parties de foot. On retrouve dans cette fresque drôle et acide le Marseille d’hier et d’aujourd’hui, ses quartiers, ses communautés. Tout est roman et tout sonne vrai, dans ce livre à l’écriture ultra-contemporaine, mixée d’arabe. 

Fatima Daas. La petite dernière (Noir sur Blanc, Notabilia)

Je m’appelle Fatima Daas. Je suis la mazoziya, la petite dernière. Celle à laquelle on ne s’est pas préparé. Française d’origine algérienne. Musulmane pratiquante. Clichoise qui passe plus de trois heures par jour dans les transports. Une touriste. Une banlieusarde qui observe les comportements parisiens. Je suis une menteuse, une pécheresse. Adolescente, je suis une élève instable. Adulte, je suis hyper-inadaptée. J’écris des histoires pour éviter de vivre la mienne. J’ai fait quatre ans de thérapie. C’est ma plus longue relation. L’amour, c’était tabou à la maison, les marques de tendresse, la sexualité aussi. Je me croyais polyamoureuse. Lorsque Nina a débarqué dans ma vie, je ne savais plus du tout ce dont j’avais besoin et ce qu’il me manquait. Je m’appelle Fatima Daas. Je ne sais pas si je porte bien mon prénom.

« Le monologue de Fatima Daas se construit par fragments, comme si elle updatait Barthes et Mauriac pour Clichy-sous-Bois. Elle creuse un portrait, tel un sculpteur patient et attentif… ou tel un démineur, conscient que chaque mot pourrait tout faire exploser, et qu’on doit les choisir avec un soin infini. Ici l’écriture cherche à inventer l’impossible : comment tout concilier, comment respirer dans la honte, comment danser dans une impasse jusqu’à ouvrir une porte là où se dressait un mur. Ici, l’écriture triomphe en faisant profil bas, sans chercher à faire trop de bruit, dans un élan de tendresse inouïe pour les siens, et c’est par la délicatesse de son style que Fatima Daas ouvre sa brèche. »
Virginie Despentes

Dany Héricourt. La cuillère (Liana Levi)

L’objet brillant est sagement posé sur la table de nuit. Seren devrait prêter attention à son père, étendu sous un drap rose. Sa mort vient de les surprendre tous, elle et ses frères, sa mère et ses grands-parents. Pourtant son regard est happé par la cuillère en argent ciselé, à son chevet. Celle-ci n’appartient pas à la vaisselle de l’hôtel que gère sa famille au Pays de Galles. Tandis que l’angoisse, haute comme un terril, pousse dans sa poitrine, la jeune fille se met à dessiner la cuillère, passionnément : le monde pourrait se dérober, l’énigme que recèle l’objet la transporte. Après un premier indice donné par son grand-père – le motif est semblable à celui d’un tastevin venu de Bourgogne –, Seren décide de traverser la Manche et de rouler dans la Volvo paternelle, volant à droite évidemment, sur les routes de France. Beaucoup d’égarement, une bonne dose d’autodérision et un soupçon de folie l’aideront à se confronter à ce peuple étrange qui confond Gallois et Gaulois et lui ouvre la porte d’un château chargé d’histoire(s). Une quête loufoque dont le Graal, déjà en poche, sert à puiser émotions et souvenirs.
Avec La cuillère, Dany Héricourt signe un premier roman singulier et réjouissant sur la fin de l’adolescence, la perte, le deuil, la naissance de la vocation artistique et les secrets de famille.

Olivier Mak-Bouchard, Le Dit du Mistral (Le Tripode)

Après une nuit de violent orage, un homme voit toquer à la porte de sa maison de campagne Monsieur Sécaillat, le vieux paysan d’à-côté. Qu’est-ce qui a pu pousser ce voisin secret, bourru, généralement si avare de paroles, à venir jusqu’à lui ? L’homme lui apporte la réponse en le conduisant dans leur champ mitoyen : emporté par la pluie violente et la terre gorgée d’eau, un pan entier d’un ancien mur de pierres sèches s’est éboulé. Or, au milieu des décombres et de la glaise, surgissent par endroits de mystérieux éclats de poterie. Intrigués par leur découverte, les deux hommes vont décider de mener une fouille clandestine, sans se douter que cette décision va chambouler leur vie.
S’il se nourrit des œuvres de Giono et de Bosco, Le Dit du Mistral n’est pas un livre comme les autres. C’est le début d’un voyage, un roman sur l’amitié, la transmission, sur ce que nous ont légué les générations anciennes et ce que nous voulons léguer à celles à venir. C’est un récit sur le refus d’oublier, une invitation à la vie où s’entremêlent histoires, légendes et rêves. C’est une fenêtre ouverte sans bruit sur les terres de Provence, la photographie d’un univers, un télescope aimanté par les dieux.

Laurent Petitmangin. Ce qu’il faut de nuit (La Manufacture de Livres)

C'est l'histoire d'un père qui élève seul ses deux fils. Les années passent et les enfants grandissent. Ils choisissent ce qui a de l'importance à leurs yeux, ceux qu'ils sont en train de devenir. Ils agissent comme des hommes. Et pourtant, ce ne sont encore que des gosses. C'est une histoire de famille et de convictions, de choix et de sentiments ébranlés, une plongée dans le cœur de trois hommes.

Laurent Petitmangin, dans ce premier roman fulgurant, dénoue avec une sensibilité et une finesse infinies le fil des destinées d'hommes en devenir.


Ketty Rouf. On ne touche pas (Albin Michel)

Joséphine est prof de philo dans un lycée de Drancy. Elle mène sa vie entre Xanax, Tupperware en salle des profs, et injonctions de l’Éducation nationale qui lui ôtent le sentiment d’exister.
Sauf que.
Chaque nuit, Joséphine devient Rose Lee. Elle s’effeuille dans un club de striptease aux Champs-Élysées. Elle se réapproprie sa vie, se réconcilie avec son corps et se met à adorer le désir des hommes et le pouvoir qu’elle en retire.
Sa vie se conjugue dès lors entre glamour et grisaille, toute-puissance du corps désiré et misère du corps enseignant.
Mais de jouer avec le feu, Rose Lee pourrait bien finir par se brûler les ailes.
Récit d’un affranchissement, réflexion bouleversante sur l’image de soi et le rapport à l’autre, ce premier roman hors norme de Ketty Rouf fait voler en éclats les préjugés sur le sexe et la société.

Vinca Van Eecke. Des kilomètres à la ronde (Seuil)

Ils sont adolescents quand ils se rencontrent à L., village perdu au fond de la campagne française. Elle vient y passer ses étés en famille depuis l'enfance, eux ont grandi là, bande de jeunes désœuvrés qui cherchent à exister malgré le crépi gris des façades. Ce jour-là, elle tombe amoureuse de Jimmy et devient la fille de la bande. Pour elle, ils sont les vivants, les incarnés, ceux qui flirtent avec les limites dans des visions de liberté et d'horizons repoussés.
Ils l'appellent « la bourge », elle les surnomme « les autres ». Les années qui filent en quête de sensations vont sceller leur jeunesse. Premier amour, amitiés fraternelles, premiers drames, aussi. Ils vont vivre côte à côte cet âge où tout devrait être possible. Ancré dans la France rurale de la fin des années 90 et du début des années 2000, Des kilomètres à la ronde est le roman d'un apprentissage où s'éveille la conscience du déterminisme social.
Il témoigne du gâchis des rêves et des corps quand l'ennui et le manque de perspectives gagnent du terrain. Construit sur des réminiscences, ce roman dessine aussi la géographie d'une mémoire : dans ce village assoupi, sur ces routes qui ramènent toujours au même endroit, les événements infimes deviennent les souvenirs qui comptent et qui accompagnent, longtemps après que les mains se soient lâchées.

jeudi 25 juin 2020

L’enquêteur des villes aux champs

Il y faut du culot, à moins que ce soit de l’inconscience. Romain Puértolas ne manque ni de l’un, ni de l’autre. C’est même à ça qu’on le reconnaît depuis les extravagantes aventures de son fakir Ajatashatru Lavash Patel devenu un phénomène six ans plus tôt, en même temps que son créateur qui s’est d’emblée installé dans le paysage.
Culot ou inconscience, disions-nous. Car son dernier roman, La police des fleurs, des arbres et des forêts, s’ouvre sur un dialogue imaginaire (avec son lecteur, vous, nous ?) au cours duquel un narrateur désigne ce qui va suivre : « une histoire policière pas comme les autres », avec « un coup de théâtre final époustouflant qui remet tout le récit en cause. » Pas moins !
On s’y lance donc avec la volonté de ne pas se faire avoir – pas nous, qui sommes prévenu, quand même ! Et on guette le coup de théâtre annoncé avec la certitude qu’il n’aura aucun effet, et surtout pas les conséquences majeures de la prédiction initiale.
Et puis, patatras ! Oui, il faut l’avouer, la surprise en est vraiment une. C’est bluffant. Vous voilà doublement prévenus, lecteurs et lectrices qui, peut-être, aimez aussi les pièges littéraires…
En 1961, dans le paisible village de P., un horrible crime a été découvert : le corps de Joël, que tout le monde aimait, a été retrouvé en morceaux dans une cuve à cuisson de l’usine de confitures locales dont le maire est l’ambitieux propriétaire. Une véritable tragédie, selon l’expression du garde champêtre local, Jean-Charles Provincio. « Il a quelque chose du gendarme de Guignol, brun, grande moustache, des manières que je qualifierais de bourrues, que son accent du terroir n'arrange guère », note dans son premier rapport à « Madame la procureur de la République » le jeune et brillant enquêteur venu de la ville pour identifier et arrêter le coupable. Nous avons de la chance : le téléphone est en panne et toutes les communications se font donc par courrier – le romancier a pensé à tout, il ne manquera pas un mot aux conversations et interrogatoires qu’enregistre l’officier de police. Ni une fleur dans le décor.
Une fleur, d’ailleurs, semble un indice : elle a été retrouvée avec les morceaux du corps, elle est rare et ne pousse pas à l’état sauvage, elle est belle. Aussi belle que la fleuriste à qui l’officier de police conte fleurette, ce qui ne semble pas déplaire à l’intéressée.
Mais restons-en à l’enquête, quoiqu’elle soit sans cesse perturbée par des détails à l’importance variable, quoique la correspondance officielle entre l’officier de police et sa procureure prenne parfois un ton incongrûment familier. Quoique, surtout, la supériorité de l’homme des villes par rapport aux bouseux de la campagne l’empêche de voir ce qui aurait dû lui paraître évident – et qui ne sera évident, pour lui comme pour nous, que tout à la fin.
On s’amuse bien de ce qui, après coup, nous amusera encore, pour d’autres raisons. Romain Puértolas a réussi son pari.

mercredi 24 juin 2020

Les secrets de l’après-guerre selon Michael Ondaatje


Il a fallu attendre sept ans depuis La table des autres, le précédent roman de Michael Ondaatje, mais la première phrase d’Ombres sur la Tamise donne envie de s’y remettre toutes affaires cessantes : « En 1945, nos parents partirent en nous laissant aux soins de deux hommes qui étaient peut-être des criminels. »
On ne sera pas déçu. Avec en arrière-plan, sous forme d’esquisse sans insister, une ville de Londres en partie écroulée, un frère et une sœur font connaissance avec les marges d’une société qui, en des temps troublés, a singulièrement élargi l’espace disponible pour des aventuriers peu regardants sur la morale. Nathaniel, le narrateur de quatorze ans, et Rachel, presque seize, sont abandonnés par un père nommé à de hautes fonctions en Asie et une mère qui, en bonne épouse, embarque peu après son mari pour le rejoindre. Les deux hommes inquiétants de la première phrase sont surtout connus par leurs surnoms, ce qui n’est pas bon signe : « le Papillon de nuit », locataire dans la maison familiale, fait office de tuteur, « le Dard de Pimlico », ancien boxeur, complète bientôt la paire.
Avec des audaces d’adolescents prêts à tout et des craintes d’enfants manquant de repères, Nathaniel et Rachel se retrouvent tout naturellement là où les deux hommes les conduisent, par exemple dans un trafic de chiens sur le réseau serré des voies navigables autour de Londres. Mais Nathaniel, qui raconte, ne voit des événements que ce qu’on veut bien lui montrer. La partie immergée de l’iceberg est immense, il lui faudra du temps avant de le comprendre. « Nous avons connu une époque où des événements en apparence très lointains se déroulaient en réalité à deux pas de chez nous », dira-t-il plus tard avec le sentiment d’avoir été amputé de plusieurs années : « J’avais perdu ma jeunesse. »
En fouillant des documents auxquels il n’a en principe pas accès, il reconstituera une partie du puzzle. Il ne ressemble pas du tout à ce qu’il avait imaginé. Roman de l’absence et des failles, Ombres sur la Tamise (traduit par Lori Saint-Martin et Paul Gagné) évoque une atmosphère à la Modiano qui aurait pu écrire : « Mais peut-être étais-je le seul à me souvenir de cette époque, de ces vies. » Sinon que Michael Ondaatje en fait un livre bien à lui, solide et fluide à la fois.

lundi 22 juin 2020

Joseph Incardona, Prix Relay des Voyageurs Lecteurs

Après Olivier Norek en 2019, Joseph Incardona est le lauréat 2020 du Prix Relay des Voyageurs Lecteurs pour La soustraction des possibles. Un choix que, si cela vous intéresse de la savoir, j’approuve sans aucune réserve.
Commençons par une citation : « Le problème, avec la vie qui avance, c’est qu’elle soustrait les possibles. » Même et surtout quand elle semble offrir des voies nouvelles au fur et à mesure que le temps passe. C’est la règle en application dans le nouveau roman de Joseph Incardona, La soustraction des possibles. Où la Suisse de l’auteur se révèle, à la fin des années 80, un piège parfait pour ceux qui espèrent sortir de leur condition.
Aldo Bianchi est au cœur de l’histoire – une histoire d’amour dédoublée. Son élève, Odile Langlois, mariée à un homme riche, ne prend pas que des leçons de tennis, elle fait exulter la chair avec le beau sportif dont elle s’est entichée, tandis que lui, mécanique très au point, se contente de la faire jouir assez pour qu’elle croie être aimée en retour. Plus tard, il y aura, près d’Aldo, Svetlana, et là sera la véritable passion, celle des peaux qui ne peuvent se passer l’une de l’autre et des ambitions partagées.
Car Aldo, à Genève, frôle des grandes fortunes avec l’espoir d’entrer, il ne sait trop comment sinon que les femmes devraient jouer un rôle, dans le monde des puissants. Pour l’instant, mi-gigolo, mi-homme de main, il se contente de miettes dont il ne maîtrise pas le flux. Porteur de valises corses vers les coffres secrets helvétiques, il récolte de belles sommes et en voit passer, dans le coffre de sa voiture, de bien plus énormes, ça ne peut pas durer…
La soustraction des possibles est un roman monté comme une horloge (suisse) qui ferait mine, souvent, de dérailler – sans jamais, fondamentalement, changer de direction. L’écrivain s’en amuse comme d’un jouet qu’il menacerait de casser à chaque instant. « Je vais me gêner, tiens. » Il nous promène au fil de digressions qui semblent n’avoir aucun rapport avec le sujet principal de son livre, mais regardez bien.
Par exemple : « La dite “Fin de l’Histoire”, c’est peut-être ça : chacun pour soi et le dollar pour tous. »
Ou bien, à propos d’une banque (suisse, bien entendu) qui a doublé son capital grâce à la guerre civile américaine : « C’est peut-être cela que voulait dire l’ami Balzac, quand il écrit que derrière chaque richesse se cache un crime. »
Et encore, « puisqu’on en n’est pas à une citation près, quelques mois avant d’être assassiné Robert Kennedy confiait, out of the record : “Le PIB mesure tout, sauf ce qui vaut la peine d’être vécu.” »
Dans La soustraction des possibles, Mimi – elle est corse et n’a pas froid aux yeux, même si elle préférerait que son frère renonce à ses « affaires » – lit Ramuz, parce qu’il ne suffit pas de planquer son pognon en Suisse, il est bon de savoir aussi ce qui s’y écrit de meilleur. L’homme est faible, la femme aussi, les montagnes de fric ne font pas des massifs bien résistants aux agents extérieurs qui les érodent. Tout n’est qu’illusion, mais cette illusion dure quatre cents pages et cela aurait pu être plus long qu’on n’aurait quand même pas vu le temps passer.

dimanche 21 juin 2020

Vanessa Springora, Grand Prix des lectrices Elle


Le Grand Prix des lectrices ELLE, pour respecter la typographie du magazine féminin, a désigné ses trois lauréates la semaine dernière. Claire Berest dans la catégorie roman pour Rien n’est noir (Stock), Tess Sharpe dans la catégorie policier pour Mon territoire (Sonatine) et Vanessa Springora dans la catégorie document pour Le consentement (Grasset).
Je n’ai pas lu les deux premiers ouvrages, j’avais en revanche consacré au troisième, avant sa parution au début de l’année, un article que je vous propose de lire ou de relire.

Les vagues déferlent, il en émane une odeur désagréable et elles apporteront sur le rivage, ou chez votre libraire, un récit tragique dans lequel l’écrivain Gabriel Matzneff est un ogre fasciné par les adolescents et adolescentes (Les moins de seize ans, limites fixées par lui-même dans un ouvrage qui portait ce titre en 1974) plutôt que l’amant doux et expérimenté auquel il donne le beau rôle dans les volumes de son Journal.
Le plus récent, paru en novembre chez Gallimard, s’intitule L’amante de l’Arsenal. Bien qu’il concerne les années 2016 à 2016, on y retrouve au passage le prénom de Vanessa, « la renégate ». Celle-ci avait été au centre d’une autre tranche de vie, et donc d’un autre livre de Matzneff. La prunelle de mes yeux s’ouvrait, en 1993, par un prologue : « On y voit un libertin renoncer à sa vie dissolue, pécheresse, et, grâce à l'amour d'une jeune fille, se transformer en ce qu'il croyait ne plus jamais pouvoir être : un amant fidèle, irréprochable. » La jeune fille en question, Vanessa, a 14 ans en 1986…
Aujourd’hui, Vanessa Springora, depuis peu directrice des Editions Julliard, publie chez Grasset Le consentement. La renégate a pris la plume, elle a voulu « prendre le chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre. » L’homme de cinquante ans qui la séduit y est appelé G., parfois G.M. Personne n’est dupe, il s’agit bien de Gabriel Matzneff.
L’adolescente est d’abord éblouie. L’homme charmant, son regard la transforme en femme désirable, sa culture est grande, il est un initiateur patient à qui elle cède – avec consentement. Pourtant, l’hymen de la narratrice ne cédera qu’à un coup de bistouri, le corps de la jeune fille s’étant refusé à toute pénétration « normale ». Mais la sodomie ne dérange pas G.
La relation est malgré tout singulière, suscite une violente colère chez le père de la narratrice – par ailleurs si absent de sa vie qu’elle ne ressent pas le besoin de l’écouter. Des lettres anonymes sont adressées à la police – l’hypothèse que G. en soit lui-même l’auteur, pour pimenter la relation par le danger, surgira. La mère, réticente puis compréhensive, n’a construit qu’un barrage léger, tôt emporté. On lit avec, au minimum, de la stupéfaction, ce que Cioran, chez qui l’adolescente est venue chercher conseil, lui déclare : « Votre rôle est de l’accompagner sur le chemin de la création, de vous plier à ses caprices aussi. Je sais qu’il vous adore. Mais souvent les femmes ne comprennent pas ce dont un artiste a besoin. »
Le mot « consentement » du titre fait l’objet d’une analyse précise quand la narratrice comprend à quel point il est un piège : « Très souvent, dans les cas d’abus sexuel ou d’abus de faiblesse, on retrouve un même déni de réalité : le refus de se considérer comme une victime. Et, en effet, comment admettre qu’on a été abusé, quand on ne peut nier avoir été consentant ? »
En six étapes, de « L’enfant » à « Ecrire », en passant par « La proie », « L’emprise », « La déprise » et « L’empreinte », Vanessa Springora raconte l’illusion de fidélité entretenue par G., illusion brisée quand elle comprend à quel point les amours de cet homme soucieux de son corps sont répétitives : « Avec le recul, je m’en rends bien compte, il s’agit d’un jeu de dupes : reproduire de livre en livre, avec un même fétichisme, cette littérature de jeunes filles en fleurs permet à G. d’asseoir son image de séducteur. »
Cioran, encore lui, avait eu, malgré la déception éprouvée par sa visiteuse qui cherchait à se déprendre, un moment de lucidité : « La seule parole sensée, plus éclairante que je ne l’aurais cru sur le moment, qu’Emil ait consenti à me livrer, c’est en effet que G. ne changerait jamais. »
L’ogre, « ce qu’on apprend à redouter dès l’enfance », est nu.

samedi 20 juin 2020

La mort de Carlos Ruiz Zafón


55 ans seulement, huit romans et une renommée mondiale acquise surtout grâce à la tétralogie du Cimetière des livres oubliés. C’était Carlos Ruiz Zafón, romancier espagnol installé comme scénariste à Los Angeles, où il est mort hier.
Je n’ai lu que trois de ses livres, dont un (L’ombre du vent) sur lequel je n’avais rien écrit. Voici donc deux souvenirs de lecture, l’un enthousiaste, l’autre moins.

Le jeu de l’ange (2009)
Il y a des rires dans Le jeu de l’ange, roman très attendu après l’immense succès du premier roman de Carlos Ruiz Zafón traduit en français, L’ombre du vent. Ce sont rarement des rires de bonheur. Ils sont obscurs, amers, froids, sans conviction, sarcastiques, cruels… Ils résonnent comme des ponctuations inquiétantes dans un récit sombre comme la nuit où s’enfonce le personnage principal, Daniel Martín.
Un directeur de journal a découvert son talent littéraire alors qu’il était encore jeune. Pedro Vidal, un écrivain connu, l’encourage. Daniel aurait tout pour réussir une belle carrière s’il n’avait vendu sa plume à des éditeurs peu soucieux de qualité et très attachés, en revanche, à l’argent. Daniel le leur apporte avec des romans grandguignolesques qu’il est engagé à fournir à un rythme mensuel. La ville des maudits, qu’il rédige jusqu’à y laisser la santé, explore les recoins les plus cachés de Barcelone, dans une série qui semble ne jamais devoir s’arrêter.
Daniel se prostitue, et il en a conscience. Il parvient néanmoins à terminer un roman plus personnel, qui paraît en même temps que celui de Pedro Vidal. Mais le succès va à ce dernier tandis que le livre de Daniel est méprisé. L’injustice est flagrante : Daniel a en réalité réécrit en cachette, et avec la complicité de son amie Cristina, le roman de son mentor… Les éloges se portent donc sur la mauvaise personne.
Amoureux de Cristina qui l’a éconduit, auteur non reconnu sous son propre nom, Daniel entrevoit une échappatoire dans la proposition que lui fait un mystérieux éditeur parisien : écrire, contre une forte rétribution, un récit qui serait fondateur d’une nouvelle religion. L’enjeu le dépasse un peu. Mais pourquoi pas ? D’autant qu’en acceptant, il a miraculeusement retrouvé la santé, alors que son médecin ne lui donnait plus que quelques mois à vivre. La matière prend forme, l’élan semble acquis. Sinon que la situation devient de plus en plus étrange, que des coïncidences troublantes se font jour, que même la maison où il s’est installé semble liée à une histoire ancienne dans laquelle le projet de ce livre joue un rôle.
Le roman s’affole. Les cadavres se multiplient. Daniel ne sait plus où il en est de sa vie. Tout semble lui échapper et les tentatives qu’il fait pour renouer les fils d’une énigme de plus en plus complexe ne servent qu’à l’enfoncer plus profondément dans l’incompréhension. Le voici suspecté par la police. La violence gagne du terrain. Il se sent, de plus en plus, victime d’une machination conduite par une volonté sans scrupules. Le mystérieux éditeur parisien qu’il appelle « le patron » se trouverait-il derrière un projet bien plus inquiétant qu’un livre ?
Carlos Ruiz Zafón a tout compris de ce qu’il fallait faire pour tirer le lecteur de la première à la dernière page. Pas un moment de répit dans ce gros roman passionnant. Des histoires multiples qui se répondent autour d’une solide colonne vertébrale – dont nous avons tenté, à gros traits, de rendre l’essentiel ci-dessus. Des détails qui frappent, des personnages forts, des lieux habités par des âmes, une ville qui gronde. Le jeu de l’ange est un vrai bonheur de lecture, qui joue sur plusieurs registres et ne recule devant aucun effet de surprise. La construction sans faille est aussi complexe et lumineuse que les architectures d’Antoni Gaudi, d’ailleurs évoqué dans ce livre comme pour un hommage discret.
En outre, ceux qui ont aimé L’ombre du vent, et ils sont nombreux, se retrouveront en territoire connu. Le jeu de l’ange, qui se situe dans une époque antérieure, au début du 20e siècle, met en place la librairie Sempere & Fils bien avant la naissance de Daniel, le héros du premier roman. Il ouvre déjà les portes du Cimetière des Livres oubliés où le Daniel de L’ombre du vent trouvera l’œuvre de Julian Carax – et le Daniel du Jeu de l’ange, un étrange volume dont l’auteur porte les mêmes initiales que lui. On regrettait presque autant que le fils de libraire, dans le roman paru il y a quelques années, l’absence de sa mère ? La voici bien vivante, jeune et déterminée, décidée à organiser la vie de Daniel Martín qui, sans elle, aurait sombré bien avant la fin du Jeu de l’ange. Merci.

Marina (2011)
Comme beaucoup d’écrivains dont le public d’étend de 7 à 77 ans, Carlos Ruiz Zafón comprend mal ce que signifie « roman pour la jeunesse ». Comme beaucoup d’écrivains qui ont été de grands lecteurs précoces, il avait tendance à éviter les livres qui portaient cette mention. Voilà probablement pourquoi Marina est sorti simultanément en France sous deux présentations chez des éditeurs différents.
À Barcelone, deux adolescents se rencontrent à la fin des années soixante-dix. Oscar vit dans un collège dont il ne cesse de s’échapper pour goûter dans de longues promenades le charme vénéneux des rues étroites et des vieilles bâtisses. Marina, seule avec son père dans une maison poussiéreuse qui semble abandonnée, semble veiller sur un malade, autrefois peintre célèbre, reclus depuis la mort de son épouse.
Il y a tout ce qu’il faut d’ombres et de brouillards, de bruits étranges et d’odeurs suspectes, de mystères inquiétants et de personnages ambigus, pour répondre aux codes du roman fantastique. Il y en a tant qu’il y en a trop. Oscar et Marina, aventuriers dignes du Club des Cinq, ne se lassent pas de secouer des portes fermées sans se dire jamais ce que nous avons pressenti, qu’ils feraient mieux de ne pas entrer là-dedans. Ils se précipitent sur le moindre indice comme un affamé sur un bout de pain, alors qu’on se demande bien, au fond, pourquoi ils s’intéressent à une histoire qui ne les concerne en rien. Oscar s’enfonce dans les égouts alors qu’un policier lui a conseillé de n’en rien faire…
La machinerie sophistiquée est celle du Grand-Guignol, coulées de sang comprises dans le forfait (identique pour les deux éditions) qu’on vous demande avant de commencer une visite très inhabituelle de Barcelone. Faut-il ajouter que les décors, en partie ceux d’un somptueux théâtre inachevé, sont à la hauteur du reste ? Un genre de carton-pâte non ignifugé, comme le prouve une des dernières scènes.
Il n’est pas interdit de s’amuser aux efforts de Carlos Ruiz Zafón. Au second degré, Marina est d’ailleurs un livre assez drôle. Ce n’était peut-être pas l’intention de l’auteur.

vendredi 19 juin 2020

Paul Kawczak, le bon choix du Prix des lecteurs L'Express-BFMTV


C’est du Québec que nous est arrivé un des premiers romans les plus fascinants de l’hiver dernier : Ténèbre, de Paul Kawczak. Il nous entraîne là où Joseph Conrad, présent dans le livre, situait le cœur des ténèbres, c’est-à-dire au Congo de Léopold II, à la fin du XIXe siècle. Pierre Claes, géomètre belge envoyé en Afrique pour tracer une frontière, Vanderdorpe, père adoptif devenu absent puis réapparaissant auprès du fils, Xi Xiao, bourreau chinois façon artiste et amoureux de Claes, avec quelques autres (dont un pasteur écossais délirant) plongent dans la logique absurde d’une colonie où le tragique répond au grotesque, dans une construction ambitieuse servie par une écriture luxuriante.
Les lecteurs qui forment le jury du Prix L’Express-BFMTV ont eu le bon goût de le choisir. J’ignore si Laurent Gaudé, qui présidait cette année, a infléchi la décision, mais il ne regrettera certainement pas d’avoir contribué à faire mieux connaître un livre remarquable.
Dans « Un long soir » (La Peuplade, 2017), vous racontiez quelques déplacements géographiques de votre famille, avec un Kawczak à Ellis Island en 1899, un autre à Pontarlier, son fils à Besançon où vous naissez avant de reprendre « librement le mouvement vers l’ouest » pour vous installer au Canada en 2011. Serait-ce un tropisme familial ?
Il est certain que le fait de descendre d’une famille polonaise – mes grands-parents paternels étaient polonais, du sud-est de la Pologne – implique un imaginaire familial tout empreint de visions de voyages et d’émigration. Après quelques années au Canada, je me suis dit que j’avais poursuivi le voyage vers l’est entrepris par mes grands-parents. C’est avant tout un moyen de se raccrocher à une stabilité, à une histoire familiale. Quand on part longtemps, on peut perdre pied, on cherche à s’arrimer. Pour autant je ne suis pas un voyageur, ou alors tout intérieur.
Le goût de l’ailleurs déjà présent dans « Un long soir » est-il un des points de départ de « Ténèbre » ?
Ce goût de l’ailleurs relève de ce que j’appellerais « un exotisme intérieur ». Exotisme au sens étymologique, suivant le sens grec de exô-, « en-dehors ». L’en-dehors intérieur ce sont toutes les zones d’étrangeté et d’étrangéité qui constituent un être. Ces zones apparaissent difficilement à l’esprit, car elles n’ont pas forcément le langage pour cela, qui relève précisément du dicible, de l’éndon, le « dedans », alors elles saisissent les images d’ailleurs, de souffre et de rêve pour se faire connaître. La rêverie de l’ailleurs m’apparaît comme un écran qui cache cet exotisme difficile à formuler, qui flirte selon moi avec l’érotisme de Bataille. Dans l’histoire de l’Occident, l’ailleurs, les marges ont toujours été perçues comme des zones de violence et de sexualité. Le dehors est le lieu tabou, le dedans le lieu policé. Dans Ténèbre j’ai voulu chiffonner cette belle opposition, et faire ressortir le tabou des intérieurs policés.
Le Congo comme décor et presque comme personnage, est-ce un choix délibéré ou s’est-il imposé à travers les thèmes que vous vouliez aborder ? Si vous aviez conscience de privilégier ces thèmes, bien entendu…
Le Congo de Léopold II m’est apparu comme décor car il est associé dans les esprits à la mutilation et à la découpe de territoire, deux aspects de la colonisation que je souhaitais réunir. Par ailleurs, appartenant à un seul homme, dans une pure perspective de profit, il illustrait parfaitement la rencontre moderne entre colonialisme et capitalisme dont la mutilation sous toutes ses formes (des corps, des territoires, des cultures…) m’apparaissait être l’une des caractéristiques. Je ne dis pas que l’horreur coloniale a été pire sous autorité belge que sous une autre, je ne cherche pas à comparer le mal avec le mal, seulement l’État Indépendant du Congo de Léopold II était à mes yeux le décor le plus à même de porter la métaphore sur la mutilation que je voulais développer.
Vous prévenez dès le début : « L’histoire qui suit n’est pas celle des victimes africaines de la colonisation. » En même temps, vous n’en faites pas l’économie et ces victimes sont très présentes.
On aborde ici une question délicate pour moi, et l’une de celles que je me suis le plus posées durant la rédaction du roman. Mon intention était, à travers la figure du colon, de faire un livre sur l’homme blanc. Or il est difficile de traiter de la colonisation de l’Afrique sans mettre en scène des personnages africains, et difficile de mettre en scène leur souffrance sans que la présence de cette souffrance prenne la place qui lui revient. Toutefois, j’ai voulu donner une grande liberté à mes personnages africains. J’ai fait le choix de donner un nom à la plupart d’entre eux (ce que par exemple ne fait pas Conrad) et de rendre leur liberté aux travailleurs qu’emploie mon personnage principal. Deux personnages colonisés sont au premier plan, le voyageur Mpanzu et sa sœur Silu. J’ai fait le choix de ces deux personnages pour mettre en scène des personnages dominés qui parviennent à rester maîtres de leur destin, comme un pied de nez à la soumission qui leur est imposée.
Comment se sont construits les personnages principaux, Pierre Claes, Xi Xiao (le géomètre et le bourreau) et Vanderdorpe ? Sur des modèles authentiques ou sont-ils complètement imaginaires ?
Pierre Claes et Xi Xiao sont des personnages totalement fictifs. Un certain Vanderdorpe a bel et bien existé et accompagné Georges-Antoine Klein (le jeune homme qui est mort sur le vapeur de Joseph Conrad) dans l’État Indépendant du Congo – et pour l’anecdote, la presse de l’époque orthographiait mal son nom, ce dont je me sers dans le livre. Toutefois, mon Vanderdorpe est inventé du début à la fin et je ne sais presque rien de son homonyme historique. La construction des personnages se fait de manière très organique, très instinctive. J’entremêle souvenirs littéraires et souvenirs réels, et j’utilise de la musique instrumentale pour calibrer leurs émotions. Un thème musical par personnage et/ou situation. Pierre Claes et Vanderdorpe sont assez proches de moi, d’autres, comme Xi Xiao ou Mpanzu me correspondent beaucoup moins.
Les parcours croisés de ces trois-là au Congo mettent en jeu leurs vies et même davantage : leur identité profonde. Savent-ils encore qui ils sont, assaillis par des pensées parasites, la maladie, la violence, le racisme omniprésent, etc. ?
Il y a dans la progression de mes personnages dans la jungle congolaise et les horreurs coloniales une dissolution de leur être. Toutefois celle-ci, sur un plan spirituel, peut être salutaire. Perdus en enfer, il ne leur reste que l’extase. L’ex-stase, la sortie de soi, d’un soi qui se perd et se dilue dans le monde. De façon générale, je tenais à l’image de la jungle en ce qu’elle pouvait représenter une projection de l’intériorité en une extériorité luxuriante et déliquescente – ce que fait par exemple Malraux dans La voie royale. La jungle est une métaphore de l’être, et la jungle peut être faite de tout autre chose que de plantes et d’animaux. Internet, par exemple, est une jungle dans laquelle s’effacent nos contours. Un point également qui me tenait à cœur était celui-ci : ne pas réduire les personnages à leurs noms/pronoms et attributs, comme nous ne nous réduisons pas à nos coordonnées sociales. Quand Vanderdorpe dépérit au pied d’un flamboyant, il est le flamboyant et le flamboyant est Vanderdorpe.
Quelques grandes figures littéraires traversent le roman : Baudelaire, Verlaine, Conrad (qui est encore Korzeniowski). Par besoin de vous appuyer sur des réalités familières ?
Non, il s’agissait d’un jeu. J’ai effectué des études littéraires en France, un pays dans lequel le mot « auteur » est peut-être plus qu’ailleurs rattaché à son cousin étymologique « autorité ». Ainsi une partie de mes études a été employée à vénérer les autorités du canon français et européen et mes professeurs m’apparaissaient comme des sortes de prêtres-eunuques initiés au prix d’une vilaine mutilation de leurs capacités créatives aux secrets des divinités littéraires. En mettant en scène quelques-unes de ces « divinités », Baudelaire, Hugo, Verlaine, Conrad, j’ai voulu les faire miennes, ne plus être le porte-flambeau mais un créateur à leur suite qui m’empare librement de ce qu’il reste d’elles.
Ceci dit, le réel déborde de « Ténèbre », dans les descriptions des exactions coloniales et leurs conséquences au-delà du territoire congolais, avec de sombres perspectives d’avenir. Saviez-vous dès le début que vous évoqueriez le « suicide blanc », une « Europe malade » ?
Oui, c’était le plan. J’avais en tête un livre qui déborde, quitte à être plus visionnaire que réaliste, plein de violence et d’érotisme. Le réel dans le livre se développe comme de la pâte, une pâte englobante, surpuissante, qui accable celles et ceux que l’on a, d’une façon ou d’une autre, fait basculer dans l’horreur. Il y a deux façons de percevoir ce réel monstre : l’une effroyablement pessimiste dans laquelle l’humanité est absolument impuissante, et l’autre, plus existentialiste, dans laquelle une lutte est possible. Il me semble que la grande ténèbre du livre est laisser entendre que la première perspective est possible… Toutefois le livre ne l’affirme pas non plus, et les révoltes africaines apparaissent comme des possibles de liberté et de dignité humaine. C’est très malrucien comme truc. Je n’ai pas inventé grand-chose !
Toutes les contradictions entre un vague idéal et la volonté de puissance ou de richesse sont présentes. Les mêmes qu’entre le projet qui présidait à la fondation d’Harmonie et son dévoiement ?
La puissance fondamentale dans le livre est celle du monde dans ce qu’il a d’aveugle et de froid, mais aussi, celle du rêve, du désir et de l’amour. La fondation d’Harmonie est clairement d’inspiration fouriériste, une philosophie qui précisément veut réunir le monde et le désir. Fourier a écrit des pages folles et magnifiques dans lesquelles la libération du désir transforme l’univers. Mais que faire quand le désir en est un de pouvoir, de domination et de mort comme celui qui a sous-tendu l’entreprise coloniale ? Fourier dirait que ce désir malfaisant est symptomatique d’une société qui précisément frustre sa charge de désir. L’utopie d’Harmonie ne peut pas pousser car elle a pris pied sur un sol mort. Le sol des rêves occidentaux.

jeudi 18 juin 2020

Quand on comprend qu’on n’a rien compris


En un volume, six éditions du même ouvrage, Scherbius (sauf la dernière, où Maxime Le Verrier, l’auteur, se joint au personnage), datées de 1978 à 2004, racontent une thérapie et les errements d’un psychiatre. Chaque fois qu’il pense avoir compris le problème de Scherbius, Maxime Le Verrier doit admettre qu’il était à côté de la plaque. Du coup, cela donne, comme il le reconnaît avant de tirer sa révérence, un « texte baroque et hétéroclite, dont chaque page semble contredire la précédente. »
Grand manipulateur de récits, truqueur émérite capable de faire croire à ses lecteurs, plusieurs fois de suite s’il le faut, qu’il est très exactement là où il n’est pas, Antoine Bello joue avec Scherbius (et moi) au plus haut niveau dans une partie menée sur le fil du rasoir. Les contradictions sont elles-mêmes les principaux rebondissements d’un roman conçu comme un piège vertigineux.
Le premier à tomber dans le piège, ou plutôt les pièges, de Scherbius, est le narrateur. Il se fait avoir dès le début, quand, une demi-heure après que son cabinet ouvert de frais a été raccordé au téléphone, il reçoit un appel dont toute sa carrière va découler. L’éminent professeur Francis Monnet, qui dirige le service de psychiatrie de l’hôpital Cochin, le sollicite pour accepter de traiter le cas de Scherbius, présenté comme « imposteur pathologique ». Et, pour fournir les éléments qu’il possède, Francis Monnet propose de passer le lendemain. La présentation qu’il fait des exploits spectaculaires du futur patient oriente le jeune psychiatre vers un début d’hypothèse aussitôt ruinée, à moins qu’elle soit confirmée, par le dévoilement, sous l’allure du faux Francis Monnet, du vrai Scherbius. Encore qu’à son sujet, définir qui il est vraiment restera une gageure jusqu’à la fin, un quart de siècle après.
Trompé, mais décidé à comprendre ce qui anime Scherbius, Le Verrier ne tarde pas à déceler chez lui un mal « rarissime et, partant, peu connu : le Trouble de la Personnalité Multiple (TPM), un désordre mental dans lequel plusieurs identités distinctes se disputent le contrôle de l’individu. » C’est une première victoire pour le psychiatre, qui consacre un livre à Scherbius ainsi qu’à la description de ses cinq personnalités – puis onze, car le patient coopère à la perfection. Et la première édition de l’ouvrage (c’est-à-dire la première partie du roman) est un immense succès qui hisse Le Verrier au premier rang des spécialistes mondiaux du TPM.
Jusque-là, tout va bien. Il reste à déconstruire cette belle réussite, en plusieurs épisodes dont chacun est une brillante trouvaille.

mercredi 17 juin 2020

Les cœurs humains dans le fait divers


Le Kevin de Lionel Shriver devient « iconique », du nom adopté par J’ai lu pour mettre en évidence, grâce aussi à une charte graphique qui rend les couvertures très reconnaissables, quelques « livres singuliers, inclassables, qui ont en commun d'avoir marqué leur époque », comme le dit la présentation de la série. On y trouve actuellement, avant une deuxième vague annoncée pour octobre, 37°2 le matin, de Philippe Djian, Rapport sur moi, de Grégoire Bouillier, Racines, d’Alex Haley, et, donc, Il faut qu’on parle de Kevin, de Lionel Shriver.
Les faits divers sont inépuisables. On en croit en avoir fait le tour, et il reste un angle inédit à explorer. Ce que Lionel Shriver réalise avec une étourdissante puissance romanesque dans son septième roman, le premier à être traduit en français – et qui donne envie de lire les six autres pour comprendre comment et pourquoi ils ont restés ignorés jusqu’à présent.
Inspiré, nous dit l’éditeur, par le massacre de Columbine au cours duquel deux adolescents ont tué douze lycéens et un professeur, Il faut qu’on parle de Kevin repose aussi sur une tuerie dans une école. Mais une autre, imaginaire, et située le 8 avril 1999, douze jours avant le drame qui allait pousser Michael Moore à réaliser Bowling for Columbine, son film contre l’omniprésence des armes à feu aux Etats-Unis.
Kevin, le meurtrier, dira d’ailleurs que les jeunes assassins de Columbine sont des imitateurs… Tout le cynisme d’un personnage qui déteste froidement le monde entier est dans cette remarque, préparée par seize années rigoureuses pendant lesquelles Kevin semble avoir été l’incarnation du mal, comme sa mère l’a compris bien avant 1999, disant de lui qu’il est « un petit garçon méchant et dangereux ».
L’angle sous lequel Lionel Shriver aborde son sujet, c’est elle, la mère, Eva. Peut-on avoir engendré un monstre et se regarder encore en face ? Dans de longues lettres adressées à son mari qui n’est plus là – il faudra attendre la fin pour comprendre pourquoi, mais le couple était miné par la présence de Kevin –, Eva retrace l’ensemble d’un parcours devenu pénible dès la naissance de leur premier enfant. Tout avait en effet très mal commencé : refusant de prendre le sein, hurlant pendant des heures jusqu’au retour de son père, le bébé était déjà insupportable. Cela arrive. Il arrive aussi que la mère craque et sente monter des poussées de haine contre ce petit être qu’elle a voulu mais dont elle n’imaginait pas à quel point il allait perturber sa vie.
Créatrice de guides de voyages pour routards, Eva a vécu à toute allure, sautant d’un pays à l’autre, et ne rencontrant Franklin que la trentaine entamée. Sa réussite est complète, elle est riche, elle a tout pour être heureuse. Sauf un enfant, la véritable aventure en comparaison de déplacements au cours desquels elle trouve à peu près partout la même chose.
Elle ne s’attendait pas à pénétrer sur un territoire à ce point inconnu qu’il en deviendrait effrayant. Doté d’une intelligence remarquable, Kevin paraît l’utiliser surtout contre sa mère. Il est vrai qu’elle est seule, dans le couple, à mesurer l’étendue de la haine qui l’habite. Tandis que Franklin lui trouve bien des qualités et toutes les excuses, même dans ses « exploits » les plus violents. Lorsque Celia, leur fille plus jeune, perd un œil mis en contact avec un produit acide, Franklin accuse son épouse de ne pas l’avoir rangé, contre toute vraisemblance. Et n’imagine pas un instant que Kevin, son ange sombre mais doué, ait pu torturer sa sœur.
L’imagination, Kevin en possède à revendre. Il faut voir, même si cela fait peur, avec quel sens de l’organisation il va monter la petite réunion au cours de laquelle ses victimes désignées seront à portée de flèches d’arbalète.
Eva remet tous les morceaux du puzzle en place, comme quand elle avait tapissé son bureau de cartes du monde entier – que Kevin s’était empressé d’arroser d’encre. A défaut d’elle-même, elle regarde au moins la vérité en face. Pour découvrir qu’elle est toujours la mère du monstre et que, malgré tout, l’amour n’a pas été complètement détruit.

lundi 15 juin 2020

Portes ouvertes sur une étude de notaire


Cécile Guidot frappe fort avec Les actes : le notariat, sujet inhabituel dans la fiction, premier volume d’une entreprise qui en comptera trois[1], approche à la fois technique et humaine d’un milieu que le public connaît mal… Son expérience professionnelle de notaire a nourri les deux aspects d’un livre qui se traverse avec un intérêt constant, si l’on oublie quelques complexités juridiques sur lesquels elle ne pouvait pas faire l’impasse. Explications.
Connaissiez-vous des romans dont le héros est un notaire, ou, plus improbable encore, une notaire ?
Non, je crois que c’est le premier roman qui se passe intégralement dans une étude de notaire. Il y a eu des personnages de notaires dans la littérature, l’œuvre de Balzac en est parsemée, mais pas au premier plan. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai trouvé l’idée intéressante, et cela intéresse aussi la télévision puisqu’il est question que le roman devienne une série.
Le personnage du notaire est souvent traduit par des clichés qu’un personnage, Alex, résume : « Pour moi, un notaire est un bonhomme austère et bedonnant avec une mèche grasse sur le front, des souliers pas cirés, dans un bureau qui sent le vieux. » Pas très excitant…
En effet, le cliché est très répandu, alors que la réalité, que je décris dans mon livre, est très différente : les études de notaires sont de véritables ruches, avec des personnages divers, de milieux sociaux très différents, avec des niveaux de langage très variés. On est loin du cliché… L’image plutôt négative vient peut-être précisément de l’absence de référence dans la fiction française, alors qu’il y a des avocats, des médecins qui peuplent la fiction. Au fond, c’est un métier qu’on connaît assez peu, assez secret, et que j’aborde de l’intérieur.
Image négative, c’est peut-être trop fort. Image poussiéreuse, certainement. Et, donc, vous dépoussiérez ?
Oui, si je peux faire du bien et casser un peu les clichés, j’en suis ravie.
Alice, en tout cas, votre héroïne, fait tout pour modifier l’image quand elle dit : « derrière des apparences bien policées, les notaires sont aussi dingos que les clients ! » Vous confirmez ?
Bien sûr ! Les notaires restent humains, avec le bien et le mal qui les animent, avec les histoires personnelles dans lesquelles ils se débattent comme leurs clients. C’est ça que je voulais montrer, la complexité de la nature humaine, des histoires qui s’imbriquent.
Vous avez choisi un gros cabinet, dans lequel il y a beaucoup de monde. C’est un univers aussi cruel que les autres où les gens sont placés en compétition entre eux.
Je crois que c’est assez universel. Les rivalités sont fortes, les affinités aussi. La proximité, la promiscuité même, dans les bureaux engendre des situations parfois explosives. Par ailleurs, la vie personnelle déborde sur la vie de bureau.
Et réciproquement ?
Et réciproquement, absolument ! On emporte ses dossiers avec soi quand on rentre à la maison et il faut gérer les souffrances, les peines, les conflits qu’on accueille. On n’en sort pas indemne et c’est cela que je voulais décrire.
Presque à la fin du roman, Alex donne un conseil à Alice : « Ecris tes histoires de notaire ! » Ce conseil, quelqu’un vous l’a donné ?
Non. J’ai toujours écrit, c’est une passion ancienne, j’ai commencé à écrire quand j’avais douze ou treize ans, des poèmes, des nouvelles, et puis j’ai écrit, tout au long de mes années d’étude et de travail, des romans que j’ai envoyés à des éditeurs. Ils me répondaient par des lettres de refus plus ou moins argumentées. A un moment, j’ai arrêté de travailler, j’ai voyagé, et je me suis dit que mon meilleur sujet, c’était mon métier de notaire, dans quelque chose que je voulais comme un feuilleton. D’emblée, j’ai eu l’idée d’une trilogie, j’ai établi un plan assez détaillé de l’ensemble. J’ai bien avancé dans le deuxième tome, il sortira en début d’année prochaine.


[1] Le deuxième, Les volontés, vient de paraître - l'entretien a été réalisé en 2019.

samedi 13 juin 2020

Autant en emportent les débats


Si la semaine dernière était celle de Joseph Kessel, celle-ci a remis en lumière le nom de Margaret Mitchell, dont Autant en emporte le vent a fait l’objet de tous les commentaires. Le film qui en a été adapté a été retiré d’une plateforme de streaming, la description d’un Sud esclavagiste étant devenu, dans le contexte actuel, particulièrement choquant.
Et le livre, surtout (c’est en tout cas à cela que je suis le plus sensible), connaît une nouvelle vie en français avec la traduction chez Gallmeister de Josette Chicheportiche, cohabitant désormais avec celle que Pierre-François Caillé avait donnée en 1938, opportunément republiée en Folio dans une édition augmentée notamment d’une correspondance entre le traducteur et la romancière.
Il y a aussi, en préface, un texte de Le Clézio qui écrit : « Autant en emporte le vent est le portrait d’une petite provinciale esclavagiste et réactionnaire, qui hait profondément et instinctivement le monde des Yankees, croit dans la victoire finale des Confédérés, et gâche sa vie de mariage en mariage, jusqu’à la solitude. »
Le roman commence en 1861, il paraît aux États-Unis en 1936. Les deux traductions françaises sont séparées par plus de huit décennies, un délai raisonnable pour qui pense nécessaire une réinterprétation, de loin en loin, de la littérature écrite dans une autre langue.
C’est le premier point qui mérite de retenir l’attention, et pour tout dire le seul qui m’intéressait vraiment au point de départ (on verra que, depuis, les choses ont évolué) : quelles différences dans l’approche des deux versions françaises, et pour quelles conséquences ?
Il faut juger sur pièces, bien sûr. Je ne possède ni les compétences ni le temps nécessaires pour mener ce qui devrait être une analyse comparée des deux éditions – je suppose qu’il doit y avoir des candidats à cette tâche colossale (et indispensable). Je me contente du premier paragraphe, assez consistant pour fournir un premier éclairage.
Le voici d’abord en version originale :
Scarlett O’Hara was not beautiful, but men seldom realized it when caught by her charm as the Tarleton twins were. In her face were too sharply blended the delicate features of her mother, a Coast aristocrat of French descent, and the heavy ones of her florid Irish father. But it was an arresting face, pointed of chin, square of jaw. Her eyes were pale green without a touch of hazel, starred with bristly black lashes and slightly tilted at the ends. Above them, her thick black brows slanted upward, cutting a startling oblique line in her magnolia-white skin – that skin so prized by Southern women and so carefully guarded with bonnets, veils and mittens against hot Georgia suns.
Pierre-François Caillé en faisait ceci :
Scarlett O’Hara n’était pas d’une beauté classique, mais les hommes ne s’en apercevaient guère quand, à l’exemple des jumeaux Tarleton, ils étaient captifs de son charme. Sur son visage se heurtaient avec trop de netteté les traits délicats de sa mère, une aristocrate du littoral, de descendance française, et les traits lourds de son père, un Irlandais au teint fleuri. Elle n’en avait pas moins une figure attirante, avec son menton pointu et ses mâchoires fortes. Ses yeux, légèrement bridés et frangés de cils drus, étaient de couleur vert pâle sans la moindre tache noisette. Ses sourcils épais et noirs traçaient une oblique inattendue sur sa peau d’un blanc de magnolia, cette peau à laquelle les femmes du Sud attachaient tant de prix et qu’elles défendaient avec tant de soins, à l’aide de capelines, de voiles et de mitaines, contre les ardeurs du soleil de Georgie.
Josette Chicheportiche fait d’autres choix :
Scarlett O’Hara n’était pas belle, mais les hommes en avaient rarement conscience une fois sous son charme, comme l’étaient les jumeaux Tarleton. Sur son visage se mêlaient trop crûment les traits délicats de sa mère, une aristocrate d’origine française de la côte de la Géorgie, et ceux, épais, de son père, un Irlandais rubicond. Mais c’était un visage saisissant, au menton pointu, à la mâchoire carrée. Ses yeux étaient vert pâle, sans une seule touche de noisette, légèrement étirés aux extrémités et étoilés de cils raides et noirs. Au-dessus, ses sourcils noirs touffus partaient vers le haut, traçant une surprenante ligne oblique sur sa peau d’un blanc de magnolia – cette peau si prisée des femmes du Sud et si soigneusement protégée par des capotes, des voiles et des mitaines contre les soleils brûlants de Géorgie.
La traductrice se tient au plus près de l’original, le traducteur prend quelques libertés, les deux sont plaisants mais, au fond, à plaisir égal, il me semble qu’il vaut mieux « entendre » la voix de Margaret Mitchell que celle de Pierre-François Caillé. Encore faudrait-il en juger sur une plus grande longueur, je l’ai déjà dit.
De dimanche dernier (dans Le Masque et la Plume) à aujourd’hui (Libération) en passant par Le Figaro littéraire, jeudi, il a donc été beaucoup question d’Autant en emporte le vent.
M’avaient échappé cependant (merci à Hervé Bienvault d’avoir attiré mon attention) les propos de Pascal Blanchard tenus sur Europe 1. Pour lui, la nouvelle traduction est une catastrophe, et ses arguments méritent d’être entendus : « dans 20 ans, ceux qui liront pour la première fois ce livre auront le sentiment qu’il ne s’est rien passé à l’époque, que le mot 'nègre' n’a jamais existé. »
Or Margaret Mitchell utilise 203 fois le mot « negro » ou « negroes », sans ambiguïté. Pierre-François Caillé le traduit légitimement par « nègre », au singulier ou au pluriel – curieusement, sa version compte 86 occurrences de plus. Pourquoi ? Il traduit aussi souvent par « nègre » (pas toujours) « darky » ou « darky boy », et cela semble moins légitime…
Qui se collera à une troisième traduction pour un juste milieu ?