J’avais l’intention de ne pas m’y lancer trop tôt, dans
cette rentrée annoncée avec un peu moins de bruit sur de coutume – mais annoncée
quand même, et bien sur les rails avec ses rumeurs précoces, son absence
remarquée de premiers romans chez Gallimard, le passage de Franck Bouysse chez
Albin Michel, une première sélection du Goncourt décalée, et tout le reste dont
il sera question, ici et ailleurs, le moment venu.
Mais déjà les premiers romans font parler d’eux – sauf chez
Gallimard, donc. Le Prix Stanislas a annoncé sa sélection de huit titres, pour
une remise officielle de la récompense le 12 septembre à Nancy, dans le
cadre (doré) du Livre sur la Place. On connaîtra, à ce moment, le lauréat ou la
lauréate puisque l’annonce est prévue fin août.
Premiers coups de projecteur sur le bal des débutantes (et
débutants), avec ce que disent les éditeurs de leurs livres.
Dehors, le bruit des tirs s’intensifie. Rassemblés dans la
cour de l’école, les élèves attendent en larmes l’arrivée de leurs parents. La
jeune narratrice de ce saisissant premier chapitre ne pleure pas, elle se
réjouit de retrouver avant l’heure « son géant ». La main accrochée à
l’un de ses grands doigts, elle est certaine de traverser sans crainte le
chaos.
Ne pas se plaindre, cacher sa peur, se taire, quitter à la
hâte un appartement pour un autre tout aussi provisoire, l’enfant née à
Beyrouth pendant la guerre civile s’y est tôt habituée.
Son père, dont la voix alterne avec la sienne, sait combien,
dans cette ville détruite, son pouvoir n’a rien de démesuré. Même s’il essaie
de donner le change avec ses blagues et des paradis de verdure tant bien que
mal réinventés à chaque déménagement, cet intellectuel – qui a le tort de
n’être d’aucune faction ni d’aucun parti – n’a à offrir que son angoisse, sa
lucidité et son silence.
L’année des douze ans de sa fille, la famille s’exile sans
lui à Paris. Collégienne brillante, jeune femme en rupture de ban, mère à son
tour, elle non plus ne se sentira jamais d’aucun groupe, et continuera de se
réfugier auprès des arbres, des fleurs et de ses chères adventices, ces
mauvaises herbes qu’elle se garde bien d’arracher.
De sa bataille permanente avec la mémoire d’une enfance en
ruine, l’auteure de ce beau premier roman rend un compte précis et
bouleversant. Ici, la tendresse dit son nom dans une main que l’on serre ou
dans un effluve de jasmin, comme autant de petites victoires quotidiennes
sur un corps colonisé par le passé.
Marseille, ses vieux quartiers, ses nouveaux bobos. Un premier roman
drôle et acide à la langue ultra-contemporaine.
Son surnom, Stress, c’est Nordine qui le lui a donné.
C’était les années 90, dans le quartier du Panier, à Marseille, au-dessus du
Vieux-Port. Il y avait aussi Ichem, Kassim, Djamel et Ange. Tous venus
d’ailleurs, d’Algérie, des Comores ou du Toulon des voyous.
Sur la photo de classe, à l’époque, Stress était facilement
repérable, avec sa peau rose. Et sa mère, Fred, issue d’une vieille famille
aristocratique, était une figure du quartier. La caution culturelle.
Mais aujourd’hui, les pauvres ont été expulsés du Panier,
les bobos rénovent les taudis et les touristes adorent arpenter ses rues
tortueuses. Ses anciens potes sont devenus chauffeur de bus, agent de sécurité,
dealer ou pire. Un peu artiste, un peu loser, Stress rêve, lui, de tourner un
film sur son quartier d’enfance, et de leur faire rejouer leurs propres rôles
de jeunes paumés, à coups de scènes colorées et d’arrêts sur image. Les
descentes à la plage ou dans les boîtes de nuit, les bagarres et les parties de
foot. On retrouve dans cette fresque drôle et acide le Marseille d’hier et
d’aujourd’hui, ses quartiers, ses communautés. Tout est roman et tout sonne
vrai, dans ce livre à l’écriture ultra-contemporaine, mixée d’arabe.
Je m’appelle Fatima Daas. Je suis la mazoziya,
la petite dernière. Celle à laquelle on ne s’est pas préparé. Française
d’origine algérienne. Musulmane pratiquante. Clichoise qui passe plus de trois
heures par jour dans les transports. Une touriste. Une banlieusarde qui observe
les comportements parisiens. Je suis une menteuse, une pécheresse. Adolescente,
je suis une élève instable. Adulte, je suis hyper-inadaptée. J’écris des
histoires pour éviter de vivre la mienne. J’ai fait quatre ans de thérapie.
C’est ma plus longue relation. L’amour, c’était tabou à la maison, les marques
de tendresse, la sexualité aussi. Je me croyais polyamoureuse. Lorsque Nina a
débarqué dans ma vie, je ne savais plus du tout ce dont j’avais besoin et ce
qu’il me manquait. Je m’appelle Fatima Daas. Je ne sais pas si je porte bien
mon prénom.
« Le monologue de Fatima Daas se construit par
fragments, comme si elle updatait Barthes et Mauriac pour Clichy-sous-Bois.
Elle creuse un portrait, tel un sculpteur patient et attentif… ou tel un
démineur, conscient que chaque mot pourrait tout faire exploser, et qu’on doit
les choisir avec un soin infini. Ici l’écriture cherche à inventer
l’impossible : comment tout concilier, comment respirer dans la honte,
comment danser dans une impasse jusqu’à ouvrir une porte là où se dressait un
mur. Ici, l’écriture triomphe en faisant profil bas, sans chercher à faire trop
de bruit, dans un élan de tendresse inouïe pour les siens, et c’est par la
délicatesse de son style que Fatima Daas ouvre sa brèche. »
Virginie Despentes
Dany Héricourt. La
cuillère (Liana Levi)
L’objet brillant est sagement posé sur la table de nuit.
Seren devrait prêter attention à son père, étendu sous un drap rose. Sa mort
vient de les surprendre tous, elle et ses frères, sa mère et ses
grands-parents. Pourtant son regard est happé par la cuillère en argent ciselé,
à son chevet. Celle-ci n’appartient pas à la vaisselle de l’hôtel que gère sa
famille au Pays de Galles. Tandis que l’angoisse, haute comme un terril, pousse
dans sa poitrine, la jeune fille se met à dessiner la cuillère, passionnément :
le monde pourrait se dérober, l’énigme que recèle l’objet la transporte. Après
un premier indice donné par son grand-père – le motif est semblable à celui
d’un tastevin venu de Bourgogne –, Seren décide de traverser la Manche et de
rouler dans la Volvo paternelle, volant à droite évidemment, sur les routes de
France. Beaucoup d’égarement, une bonne dose d’autodérision et un soupçon de folie
l’aideront à se confronter à ce peuple étrange qui confond Gallois et Gaulois
et lui ouvre la porte d’un château chargé d’histoire(s). Une quête loufoque
dont le Graal, déjà en poche, sert à puiser émotions et souvenirs.
Avec La cuillère,
Dany Héricourt signe un premier roman singulier et réjouissant sur la fin de
l’adolescence, la perte, le deuil, la naissance de la vocation artistique et
les secrets de famille.
Après une nuit de violent orage, un homme voit toquer à la
porte de sa maison de campagne Monsieur Sécaillat, le vieux paysan d’à-côté.
Qu’est-ce qui a pu pousser ce voisin secret, bourru, généralement si avare de
paroles, à venir jusqu’à lui ? L’homme lui apporte la réponse en le
conduisant dans leur champ mitoyen : emporté par la pluie violente et la
terre gorgée d’eau, un pan entier d’un ancien mur de pierres sèches s’est
éboulé. Or, au milieu des décombres et de la glaise, surgissent par endroits de
mystérieux éclats de poterie. Intrigués par leur découverte, les deux hommes
vont décider de mener une fouille clandestine, sans se douter que cette
décision va chambouler leur vie.
S’il se nourrit des œuvres de Giono et de Bosco, Le
Dit du Mistral n’est pas un livre comme les autres. C’est le début
d’un voyage, un roman sur l’amitié, la transmission, sur ce que nous ont légué
les générations anciennes et ce que nous voulons léguer à celles à venir. C’est
un récit sur le refus d’oublier, une invitation à la vie où s’entremêlent
histoires, légendes et rêves. C’est une fenêtre ouverte sans bruit sur les
terres de Provence, la photographie d’un univers, un télescope aimanté par les
dieux.
C'est l'histoire d'un père qui élève seul ses deux fils. Les
années passent et les enfants grandissent. Ils choisissent ce qui a de
l'importance à leurs yeux, ceux qu'ils sont en train de devenir. Ils agissent
comme des hommes. Et pourtant, ce ne sont encore que des gosses. C'est une
histoire de famille et de convictions, de choix et de sentiments ébranlés, une
plongée dans le cœur de trois hommes.
Laurent Petitmangin, dans ce premier roman fulgurant, dénoue avec une
sensibilité et une finesse infinies le fil des destinées d'hommes en devenir.
Ketty Rouf. On
ne touche pas (Albin Michel)
Joséphine est prof de philo dans un lycée de Drancy. Elle
mène sa vie entre Xanax, Tupperware en salle des profs, et injonctions de
l’Éducation nationale qui lui ôtent le sentiment d’exister.
Sauf que.
Chaque nuit, Joséphine devient Rose Lee. Elle s’effeuille
dans un club de striptease aux Champs-Élysées. Elle se réapproprie sa vie, se
réconcilie avec son corps et se met à adorer le désir des hommes et le pouvoir
qu’elle en retire.
Sa vie se conjugue dès lors entre glamour et grisaille,
toute-puissance du corps désiré et misère du corps enseignant.
Mais de jouer avec le feu, Rose Lee pourrait bien finir par
se brûler les ailes.
Récit d’un affranchissement, réflexion bouleversante sur
l’image de soi et le rapport à l’autre, ce premier roman hors norme de Ketty
Rouf fait voler en éclats les préjugés sur le sexe et la société.
Vinca Van Eecke. Des
kilomètres à la ronde (Seuil)
Ils sont adolescents quand ils se rencontrent à L., village
perdu au fond de la campagne française. Elle vient y passer ses étés en famille
depuis l'enfance, eux ont grandi là, bande de jeunes désœuvrés qui cherchent à
exister malgré le crépi gris des façades. Ce jour-là, elle tombe amoureuse de
Jimmy et devient la fille de la bande. Pour elle, ils sont les vivants, les
incarnés, ceux qui flirtent avec les limites dans des visions de liberté et
d'horizons repoussés.
Ils l'appellent « la bourge », elle les surnomme
« les autres ». Les années qui filent en quête de sensations vont
sceller leur jeunesse. Premier amour, amitiés fraternelles, premiers drames,
aussi. Ils vont vivre côte à côte cet âge où tout devrait être possible. Ancré
dans la France rurale de la fin des années 90 et du début des années 2000, Des kilomètres à la ronde est le roman
d'un apprentissage où s'éveille la conscience du déterminisme social.
Il témoigne du gâchis des rêves et des corps quand l'ennui
et le manque de perspectives gagnent du terrain. Construit sur des
réminiscences, ce roman dessine aussi la géographie d'une mémoire : dans
ce village assoupi, sur ces routes qui ramènent toujours au même endroit, les
événements infimes deviennent les souvenirs qui comptent et qui accompagnent,
longtemps après que les mains se soient lâchées.