À travers la Serbie envahie de tous côtés
(De notre envoyé spécial.)
Salonique,
5 novembre.
Arrivée le
8 novembre.
Quand j’avais quitté Nisch, quelques drapeaux oubliés par le
vent et les hommes flottaient encore aux fenêtres. Or, maintenant, les volets
sont clos, la seconde capitale, qui est à la fois le but des envahisseurs du
Nord et celui des envahisseurs de l’Est, est presque vide.
Toute la journée, j’ai rôdé dans ce silence, et à la nuit je
me suis dirigé vers la présidence du Conseil. Vide, le chemin qui m’y
conduit ; vide, le pont de fer qui enjambe la Nichava, toujours
boueuse ; vide encore, et vide le bâtiment où je pénètre. Mes pas
résonnent dans l’escalier, dans le couloir et devant la porte de M. Pachitch.
Rien, pas un garçon. Une large caisse scellée est seule dans l’antichambre. Son
secrétaire, M. Gabrilovitch, sort de son cabinet. Il est des minutes où
des gens se jettent dans les bras de quelqu’un qu’ils ne connaissaient pas la
veille ; M. Gabrilovitch se jette dans les miens.
Le visage du secrétaire du président du Conseil reflète
toute la tragédie où sombre son pays. Je lui dis : « J’ai vu ce que
font les vôtres. Où puis-je envoyer mes dépêches ? » — « Je
me le demande », répondit-il. — « Croyez-vous que j’aie le temps
d’aller les mettre à Bucarest et de revenir ? » — Vous pouvez
encore aller à Bucarest en partant immédiatement. Je ne vous promets pas que
vous puissiez en revenir. » — « Puis-je aller à Salonique pour
l’instant par Pritchina ? » — La route est libre, je doute fort
qu’elle le soit quand vous arriverez à Pritchina. » — « Alors,
vous êtes assiégé ? » — « Nous le sommes. Une seule route
pas très sûre nous relie au monde, c’est à travers les montagnes de
l’Albanie ; cinq jours de cheval. » C’est celle, comme vous le
verrez, que j’ai été forcé de prendre.
Le vide de Nisch
M. Gabrilovitch me regarde et me dit :
« C’est vide ici. Tout le monde est parti, nous ne restons qua cinq :
le président, Iovanovitch et trois secrétaires. » Il reprend, le corps
penché comme s’il souffrait : « Nous avons vécu des heures tragiques,
nous avons vu le couteau s’approcher de notre gorge ; il ne nous a pas été
permis de nous précipiter en avant pour l’arrêter…
» La Serbie se meurt, monsieur, nous n’avons de
reproche ni dans le cœur, ni dans l’esprit. Nous resterons fidèles à nos amis
jusque dans la famine et dans la mort. »
La physionomie, le maintien, la résolution de ce Serbe, me
remuèrent dans mes profondeurs. Sur ce visage nerveux, crispé, on sentait
passer l’angoisse comme parfois dans les yeux on voit venir des larmes.
À ce moment, un homme, la tête penchée, la longue barbe
blanche pendant sur son manteau, apparut montant l’escalier ; c’était
M. Pachitch. Nous sommes devant sa porte, pas un huissier pour la lui ouvrir.
Je ne sais plus, tant l’heure est triste, si je dois lui adresser la parole.
Nous n’avons pas pu faire davantage que de nous serrer seulement la main.
Je pénètre dans une salle nue et noire. M. Iovanovitch,
ministre-adjoint des Affaires étrangères, doit me recevoir. Il me rejoint dans
la pièce noire, il a sa main dans sa poche, et, la figure douloureuse, me
montrant la pièce vide et sans lumière, la pièce où il n’y a pas un siège, il
me dit : « Excusez-nous. »
C’est un des mots les plus tragiques que j’aie entendus.
Sur un des murs de cette pièce, une carte du royaume est
épinglée. Toujours la main dans sa poche, M. Iovanovitch s’en approche.
Ensemble, nous regardons à l’est, au nord, à l’ouest. Puis passant son doigt
sur l’Albanie, il me dit : « Allez, monsieur, et bonne chance. »
– Je sortis, pas un soldat ne montait la garde. La Nichava était encore plus
sombre et si j’avais les yeux secs c’est qu’on ne peut tout de même pas
toujours pleurer.
Les fugitifs
Le lendemain je monte dans un camion qui doit me rouler
70 kilomètres. Au bout de cela je trouverai des chars à bœufs et des
chevaux. Dans trois jours je dois être à Pritchina. Arriverai-je avant que les
Bulgares aient coupé la ligne d’Uskub à Velès ? C’est dans ce trajet que
je vis la Serbie souffrir et marcher dans les vallées et les montagnes.
Les nouvelles recrues, à pied, sous la boue, par bandes,
leur pauvre nourriture au dos, rejoignaient à cent ou deux cents kilomètres des
casernes qu’ils n’étaient pas certains de trouver aux mains des Serbes. Il
pleuvait, il a plu pendant mes dix jours de voyage. À chaque instant l’eau
coupait la route, les recrues s’étaient résignées à quitter leurs chaussures
comme des chemineaux, comme des mendiants. Les futurs soldats de la Serbie s’en
allaient pieds nus.
Il n’y avait pas que les recrues, une autre triste théorie,
triste jusqu’à la mort, marchait aussi. C’étaient les prisonniers autrichiens.
La Serbie, alors qu’elle était force à force, il y a un an, à la victoire de
Roudnik, a fait soixante-dix mille prisonniers. Pensez à cette armée de deux
cent mille hommes qui fait soixante-dix mille prisonniers. Elle les a nourris
jusqu’à présent, maintenant elle ne peut plus, la famine est à ses portes, elle
veut bien la supporter, mais elle, seulement. Elle s’est tournée vers
l’Angleterre, elle lui a dit : « Prenez-les moi. » L’Angleterre
a dit : « Je les enverrai en Écosse » ; et, dans la boue de
la Serbie, ces malheureux qui montraient naïvement la photographie de leurs
amours, comme tout ce qui leur restait, marchent vers l’Écosse.
Je rentre en Macédoine, et en trois jours, et trois jours à
pied et en chars à bœufs, je la traverse à moitié. Tout le long du chemin, des
tombes : des musulmanes, des catholiques ; ce sont celles des
dernières guerres et des massacres périodiques. La terre est grasse, les
corbeaux d’ici sont deux fois plus gros que ceux de nos campagnes.
Et voilà des gens qui fuient, mais ils fuient en tous sens ;
ceux du nord vers l’est, ceux de l’est vers le nord. Pressés de tous côtés, ils
s’arrachent d’une canonnade pour se rejeter dans une autre.
Depuis Nisch, quatre jours se sont passés. Me voici à Pritchina.
Trop tard.
Les Bulgares ont occupé Uskub. Je dois sortir par l’Albanie.
Je gagne la gare à sept kilomètres. J’irai passer cette nuit à Ferrijovitch,
sur la ligne d’Uskub. Au quartier général du général Boiovitch, seuls les
trains militaires fonctionnent ; dans un fourgon, avec les soldats,
j’attends le départ. Le soir descend, nous sommes en face de la plaine de
Kossovo ; la plaine historique de la Serbie, celle où il y a six siècles
le petit État perdit son indépendance, celle qui permit aux Turcs de gagner le
Danube.
Mélancolie sublime du
chant serbe
Les soldats chantent. Les chants des Slaves n’ont rien de
commun avec les nôtres, ce sont des plaintes. Le soir descend et ils chantent,
ils disent :
« Nous chantons pour que la montagne ressente notre
chant guerrier. »
Ils disent encore :
« Camarade, je
suis blessé, annonce à ma mère que je suis mort pour qu’elle excite mieux mon
frère à me venger. »
Ils disent encore, et cela c’est leur fameuse chanson :
« Quand
finira-t-elle cette nuit sanglante où tu es parti, ô mon bien-aimé, pour le
grand combat. »
Ceci, ce ne sont que les paroles, mais si vous entendiez
l’air ; l’air semble vous envelopper le cœur dans un linceul.
À huit heures, j’arrive à Ferrijovitch. Le quartier général
est dans le train, c’est celui qui fait face au front bulgare d’Uskub. À peine
ai-je fait vingt pas entre les voies que j’aperçois quatre homme emportant un
autre mort ; le mort, c’est le colonel Doucham Glinich. Il vient de se
suicider parce qu’il était trop malade et qu’il ne voulait pas assister
impuissant à la fin de son pays.
On m’introduit dans le train, je vois le général Boiovitch,
il me donne l’hospitalité, la machine accrochée chauffe sans cesse en pleine
nuit ; s’il est besoin, il faut pouvoir partir sur le tronçon de ligne qui
reste.
Sur le front albanais
La nuit fut sans alerte. Au matin, par un camion automobile,
je gagne Prizrend ; c’est là que commence le troisième front, le front
albanais. Prizrend est en état de siège, les Albanais ne peuvent plus sortir de
la ville, on leur a enlevé la possibilité d’aller s’entendre avec les leurs.
C’est assez que l’on ne puisse pas arrêter la nuit les feux sur les montagnes, c’est
assez que l’on ne puisse pas pénétrer dans les mosquées pour y chercher les
armes cachées.
Ceux d’ici, comme ceux de toute la région que nous allons
parcourir, n’attendent que le signal pour se soulever contre les Serbes, et le
signal ce sera l’avance des Bulgares sur Pritchina, sur Prizrend et sur
Monastir.
Je quitte Prizrend, je vais entrer dans l’Albanie
officielle, je vais plutôt y descendre, car la route pique droit. Ainsi
j’atteins le premier poste serbe, Liuma, où, parmi les montagnes de rochers, va
débuter ma randonnée à cheval. Le Congo est plus civilisé que l’Albanie. Si
l’on ne voyait pas ce pays barbare et inaccessible cela dépasserait l’esprit
qu’il y ait en pleine Europe une colonie de sauvages, un peuple qui n’a pas
d’alphabet. Les Albanais s’appellent « Skipetars », fils d’aigle, ils
ont plutôt l’air de fils de buse. Ils ont des villages où, dans chacun, se
dresse une espèce de château fort ; c’est la redoute du plus riche pour
qu’il puisse se défendre quand ses voisins se réunissent pour l’attaquer. Les
maisons n’ont pas de fenêtre, elles n’ont que de petites ouvertures pour passer
le fusil, ce n’est pas même le moyen âge, c’est le premier âge ; mais
passons, passons, ne décrivons pas…
J’arrive à Dibra, j’y arrive juste au moment où le colonel,
en toute hâte, envoie quatre cents hommes.
Entre Tetovo et Kitchevo, une bande de 300 comitadjis
bulgares et albanais marche en armes ; c’est le commencement. Les Serbes
sont réellement pris de front et des deux flancs ; c’est étouffés qu’ils
mourront.
De Dibra à Monastir, en auto, depuis cinq jours que je
marchais à travers la piraterie, je ne savais plus rien, aucun écho des
batailles ne m’était parvenu.
À Monastir
À dix heures du soir, j’entrais à Monastir, la ville était
vide, mais enfin, à dix heures du soir, ce n’est pas un indice d’événements. Je
frappe à un hôtel croyant que les réfugiés d’Uskub et de Velès avaient déjà
envahi la ville, je ne croyais pas trouver de chambres, l’hôtel était vide.
Premier étonnement ; dans la salle à manger quatre
officiers serbes seulement. Eux aussi chantaient :
« Quand
finira-t-elle cette nuit terrible où tu es parti, mon bien-aimé, pour le grand
combat. »
C’est donc partout la nuit terrible, est-ce qu’elle serait
proche d’ici ?
Je laisse les officiers à leur chant, je monte à l’étage,
une fenêtre dans le fond du couloir est ouverte. Au-dessus des maisons,
au-dessous des arbres, une lueur passe dans le ciel ; ce n’est pas un
éclair, ce n’est pas un réflecteur, une autre lueur apparaît un peu plus à
gauche, puis deux autres encore plus à gauche, c’est dans la direction de
Prilep, ce sont les feux des quatre pièces d’une batterie. Je n’entends pas le
bruit du canon parce que le vent ne l’apporte pas, mais il n’y a aucun doute,
les Bulgares descendent de Velès sur Monastir ; c’est pourquoi j’ai trouvé
l’hôtel vide. La ville, dès hier, a pris peur. Un jeune homme passe dans le
couloir, je lui montre les lueurs, c’est le canon, dit-il. Il habitait un
village à trois heures d’ici, les paysans l’ont abandonné cet après-midi. Ce
sont les Autrichiens, me dit-il, qui avancent. Non, lui dis-je, ce sont les
Bulgares ; les Bulgares ! fait-il, effrayé.
Les autorités leur avaient assuré que c’était les
Autrichiens pour moins les affoler, car les Bulgares, c’est la femme, l’enfant,
le vieillard dans le sang.
À cinq heures du matin, tout ce qu’il y a de voitures à
Monastir roule vers la gare ; c’est la panique, c’est la panique parce que
s’il y a des Bulgares qui avancent il y en a aussi vingt mille dans la
ville ; vingt mille habitants de Monastir sont Bulgares, et quand les
autres, ceux de l’armée seront plus près, quand ils auront fait signe, ces
vingt mille sortiront et ce sera le massacre. À côté de la guerre, ce sera,
comme à Uskub, une double bataille ; une petite au milieu de la grande, et
la petite sera plus terrible…
À Belgrade, à Nisch, à Uskub, à Pritchina, Prizrend, à
Monastir, en haut, à gauche, à droite, tout est menacé, tout est sous le feu ou
le poignard.
Le Petit Journal, 10 novembre 1915