(De l’envoyé
spécial du Petit Journal.)
Aux armées,
septembre.
En août 1916,
étant sur le front italien, des carabiniers arrêtèrent ma voiture. Il
s’agissait de ne pas traverser encore le pont de Gorizia sur l’Isonzo. Cinq
jours auparavant, nos alliés avaient enlevé la ville. Les Autrichiens, des
hauteurs, sitôt qu’un passant s’y montrait, bombardaient le pont. Or, plus
qu’aucun autre jour ce pont devait faire le mort, dans dix minutes
Victor-Emmanuel le franchirait ; le roi d’Italie allait visiter Gorizia.
L’auto passa.
Elle ne portait que deux personnes : le roi et un officier. Le pont fut
franchi. Je suivis. Nous entrâmes dans Gorizia. Le roi descendit et se mit à
marcher dans la ville verte. Il pleuvait, elle était déserte. Les mains
derrière le dos, il parcourait les rues. Sous ce ciel gris, il était seul avec
son officier. Et il s’attardait, et il traînait, et il contemplait. Arrivé au
bout d’une avenue, pour la revoir […] il s’approchait d’une grille pour plonger
dans un jardin, il traversait une place pour lire l’inscription d’un socle.
C’était un pèlerin, non un promeneur. Victor-Emmanuel, du talon, touchait son
Alsace à lui.
Ce matin nous
sommes en France, c’est septembre 1917. Loin de pleuvoir, il fait un temps
doré. Loin d’être solitaire, la ville est en fête. C’est une kermesse. À
travers les rues étroites, par le frôlement de leurs drapeaux, les maisons de
droite échangent des baisers avec les maisons de gauche. Tout le monde est
beau. Sur la place aux arbres et au lierre, un bataillon de poilus forme trois
côtés d’un carré, le quatrième est fait de vieux pompiers ; au centre,
autour du rond de la fontaine, un tableau éblouissant remue : cent jeunes
ou petites filles, le grand nœud noir battant leurs cheveux, les robes bleues,
marron, vertes, les tabliers jaunes, noirs, violets, les hauts bas blancs, se
donnent la main. Nous ne sommes plus à Gorizia, mais à Massevaux. Elles attendent,
disent-elles, monsieur le roi. Il peut venir : sur un côté la vieillesse
fidèle, sur trois autres, la force héroïque, au milieu la beauté qui s’entr’ouvre.
Victor-Emmanuel va voir notre Alsace à nous.
Il y viendra
directement. Son train doit déjà l’avoir descendu à Belfort. Les chefs français
l’ont reçu là. Neuf heures ! Les voitures arrivent. C’est le roi. Les
pompiers d’Alsace, de leur vieille main redressent leur sabre court ; les
soldats bleus, rudement présentent leur fusil, les jeunes et petites filles,
sous leur nœud noir, agrandissent leurs yeux contents. Les dames d’Alsace sont
tout autour sur leur balcon. Le roi fait la visite de la place, le Président de
la République l’accompagne. Le général de Castelnau est là. Castelnau, de
coutume, est de figure sévère ; ce matin, il semble heureux.
En s’avançant
vers l’estrade il frappait le sol joyeusement, de sa canne. Son geste gai
disait : « Ce n’est qu’un commencement, mais ce bout d’Alsace, on l’a
eu, on l’a eu et je n’y suis peut-être pas pour rien. » Ribot aussi était
là. Il était grand, grand ! On ne voyait que lui. On eût dit
qu’expressément, aujourd’hui, il avait commandé sa taille, afin qu’en présence
du roi d’Italie, le ministre des Affaires étrangères de France, bien vu de tout
le monde, puisse de Massevaux proclamer sa politique qui va de Metz à
Strasbourg. Notre musique jouait. Le roi, ses ministres, nos chefs étaient
groupés. Les pompiers, les vieux pompiers tenaient un drapeau tricolore
surmonté d’une aigle. Victor-Emmanuel le regardait. Cette aigle sur ce drapeau
républicain l’intriguait. Sa Majesté ne demandait rien, mais Sa Majesté était
curieuse. On le comprit. Un Alsacien expliqua. Ce drapeau remontait au Second
Empire. C’était celui des pères de ces pompiers. Quarante-quatre ans il avait
été caché dans une cave. L’aigle et les trois couleurs avaient attendu
ensemble. Les séparer, après un demi-siècle de réclusion, n’eût pas été de
noble allure. Séquestrés en commun, ils seraient libérés tous deux. C’est ce
qui fut fait. L’homme qui racontait cette histoire au roi leva la tête, il
désignait une vieille dame, à son balcon : « C’est elle qui le cacha
tout ce temps. » Les regards montèrent, la vieille dame s’inclina :
Alsace !
Et les nôtres
défilèrent. Regardez, Majesté, ce casque, cet uniforme ont fait râler quarante
années les Allemands. Malgré les ordres, ils ne les ont jamais remplacés ;
ce cuivre et ce drap, sur ces têtes et ces épaules, n’ont cessé de
protester ; ce sont les vieux pompiers d’Alsace. Regardez ! c’est le
tour des vétérans, ils ont sur leur poitrine la médaille de Crimée, la médaille
du Mexique, la médaille d’Italie. Avez-vous vu parfois des Allemands se battre
pour l’Italie contre les Autrichiens, Majesté ? C’est ceux-là pourtant, et
ces deux-là aussi, avec leur jambe de bois et leur croix de 70, que les traités
disaient Allemands. Regardez ! voilà le bataillon de soldats bleus, retour
de l’Aisne. Sa Majesté, toute droite, devant tant de jeunesse offerte, saluait.
Sa Majesté
remonta en voiture. Elle arriva à Thann, déjeuna, puis repartit. Elle prit à
travers les Vosges. Là, Elle reconnut son front : c’était la même guerre
que chez Elle : montagnes. Entre deux crêtes Elle vit la plaine d’Alsace,
et Mulhouse dont les cheminées fumaient, et Colmar dont les toits brillaient.
En vue de Mulhouse, de Colmar, pensive, Elle s’arrêta, puis elle franchit nos
cols, donna une pensée aux Français tombés à la Chipotte et dont les tombes,
sous tous ces bois, sont aussi nombreuses que les sapins, puis continua. Où
allait-elle ? À Verdun.
Verdun,
Alsace, les deux noms se tiennent.
Le roi
d’Italie, en les réunissant par ce seul geste, le proclamait. C’est à Verdun
que les Français ont regagné l’Alsace. C’est derrière le Mort-Homme, 304, Vaux,
que pointait la flèche de Strasbourg. Sortant de toucher du pied Thann et
Massevaux, du regard Mulhouse et Colmar et jusqu’au Rhin la plaine encore
malheureuse, Victor-Emmanuel venait porter son tribut à la citadelle garante de
leur délivrance. Aussi soixante drapeaux l’attendaient, tous les héroïsmes de
Verdun du premier au dernier jour. Tous ! Ceux des heures noires et ceux
des heures dorées, soixante drapeaux ! Ils passèrent devant lui, en un
carré prestigieux. C’était massif, puissant, enlevant, ce bloc de gloire, tel
ces chefs-d’œuvre qui enferment l’infini dans leurs limites, réunissant tant de
passé et d’avenir était plus grand que l’immense champ où il s’avançait.
Soulevés, le roi, le Président, les généraux saluaient. Les divisions
Philippot, Deville, Caron, Cadoudal, toutes des rives de Meuse, d’hier ou
d’aujourd’hui, suivaient, tête et arme hautes, et suivait également le 3e zouaves
dont le grand-père du roi était caporal, qui prit Douaumont et pénétra de trois
kilomètres en pleine chair allemande ; il l’arrêta et le décora, et ces
grandeurs ayant défilé, comme pour apposer son sceau sur tant de noble
histoire, d’un pur élan, se tournant vers Pétain, il lui donna, rare honneur,
la croix de l’ordre de Savoie.
Le Petit Journal, 30 septembre 1917.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
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