Chère cousine,
Il serait temps de prendre de grandes décisions, de trancher dans le vif, de rétablir la rigueur, la morale, le sens du sacré et de la hiérarchie. Pour y parvenir, je n'imagine qu'une solution: interdire la lecture aux enfants, aux jeunes et peut-être même aux adultes. Bon, pour ce dernier point, je me tâte encore, peut-être y a-t-il, dans un cerveau d'adulte, cette once de responsabilité qui manque cruellement aux enfants et aux jeunes, tu as vu dans quel état ils sont? La tête à l'envers, tous points de repère balayés par leurs lectures douteuses.
Te souviens-tu d'avoir lu Blanche-Neige? Oui? Et as-tu conscience du traumatisme dont tu souffres assurément encore? Je suppose que tu as oublié quelques détails. Il est temps de te rafraîchir la mémoire.
Il y a cette reine qui coud et se pique le doigt avec une épingle. Trois gouttes de sang tombent, funeste présage dont il aurait fallu se méfier puisqu'elles lui font imaginer, dans une probable crise d'hystérie, la naissance de l'enfant idéal. Blanc comme la neige, rouge comme le sang, noir comme l'ébène. Une sorte de métissage, donc, qui fait fi des qualités de la race.
Je passe sur le côté obscur de la conception - un silence susceptible de nourrir les fantasmes les plus délirants - puisque, par un coup de baguette magique (voilà comment sont les écrivains pour la jeunesse, ils font croire à celle-ci que tout est possible), la petite fille est là, elle a bientôt sept ans, elle est plus belle que la reine, la nouvelle reine, puisque la précédente, la mère de Blanche-Neige, est morte à la naissance de sa fille.
Je passe encore sur la facilité avec laquelle le roi s'est remarié, je n'ose penser à quel site de rencontres il a fait appel pour trouver l'élue en second, ni quels arguments il aura mis en avant pour la séduire, à moins que ce soit elle qui ait pris l'initiative, après avoir lu dans Closer que la reine était morte, sautant sur l'occasion pour, yeux papillonnant, poitrine en avant et cuisse légère, forcer la porte d'une chambre où le deuil ne fut même pas respecté.
Les voici déjà en compétition, Blanche-Neige et sa belle-mère, modèle effrayant de famille recomposée propre à déboussoler complètement le jeune garçon ou la jeune fille qui ne sait plus rien de la normalité. Puis viennent une tentative de meurtre, des nains libidineux (non, ce n'est pas dit ainsi, mais c'est tellement sous-entendu...), une pomme empoisonnée aux OGM, un fils de roi passant par là pour assouvir ses tendances nécrophiles, un concours de beauté et de maquillage, une séance de torture comme les pires salauds n'avaient espéré en vivre...
Je comprends, chère cousine, que tu te sentes mal après être passée par là. Prenons-en conscience: tu n'est pas la seule, loin de là. Et observe l'étendue des dégâts irréversibles provoqués par cette lecture. Je n'ai pris Blanche-Neige que comme exemple, presque au hasard, j'aurais pu choisir à peu près n'importe quel classique de la littérature pour la jeunesse - ah! le mécanisme sado-masochiste de la fessée chez la Comtesse de Ségur!
Mais restons-en là. J'espère avoir emporté ta conviction. Et que tu écarteras désormais des yeux trop jeunes tous les livres qui risqueraient de passer à leur portée. J'en connais qui établissent des listes de livres pour la jeunesse à déconseiller fortement, voire à brûler dans un geste radical. Ils pensent, dans leur grande naïveté, qu'il suffit d'éloigner le pire et de garder le meilleur pour préserver l'innocence de nos enfants. Ils ont tort: tous les livres sont subversifs, sèment les graines du doute - et celles-ci ne demandent qu'à germer, le terrain est favorable.
Pour une fois, je me suis fait l'écho de la raison, chère cousine. L'entendras-tu?
Je t'embrasse,