Je viens de passer trois heures en compagnie de Herta Müller, lauréate du prix Nobel de littérature. En sa compagnie, c'est probablement beaucoup dire. Mais, pendant ce temps, je n'ai pensé qu'à elle, j'ai essayé de la comprendre, j'ai voulu ne pas la trahir dans l'article que j'écrivais et que je viens d'envoyer au
Soir - il paraîtra demain matin.
C'était assez... particulier. A l'heure de l'annonce, j'étais devant la page Internet où la proclamation se faisait en direct. Pour rien: la lenteur de ma connexion m'a empêché d'apprendre tout de suite le nom de la lauréate et il m'a fallu attendre quelques minutes pour dénicher l'information ailleurs. A peine l'avais-je trouvée que j'avais deviné la suite. En effet, très vite, coup de téléphone du journal: "Tu t'en occupes?"
Pouvais-je dire non? En 2006, je m'étais occupé d'Orhan Pamuk, dont j'avais lu et chroniqué quelques livres. En 2007, de Doris Lessing, pour les mêmes raisons. En 2008, de Le Clézio - et, là, je dois bien le reconnaître, c'était évident. Donc, en 2009, pourquoi pas Herta Müller?
Seul problème, mais de taille: je ne connaissais d'elle, à peu près, que son nom...
J'ai donc cherché des biographies, et tous les renseignements sur lesquels je pouvais tomber. De quoi me faire une première idée de la personne, envisager les grandes lignes de sa vie - de sa vie plutôt que de son œuvre puisque, d'une part, la première a nourri la seconde et que, d'autre part, trois livres seulement ont été traduits en français (ce qui, si on y pense bien, est à la limite du scandale).
J'ai eu un peu de chance. J'ai lu la traduction anglaise d'un long article que Herta Müller a publié dans
Die Zeit en juillet dernier. Dans
Securitate in all but name, dont je conseille vivement la lecture, elle raconte ses démêlés avec les services secrets roumains, et ce qu'elle a trouvé dans le gros dossier qui avait été rassemblé sur elle. C'est édifiant.
C'est aussi troublant. Cette femme qui a, à très peu de choses près, mon âge, écrivait déjà alors qu'elle était encore sous la dictature. En Europe. Je me demande comment je me serais comporté à sa place. Je n'aurais pas eu le Nobel, c'est sûr...
Je suis incapable de juger ses romans. Je ne les ai pas lus. Mais je me dis maintenant qu'ils doivent valoir, au moins, le détour. Et, faute de mieux, je vous donne ici les textes brefs que l'on trouve en quatrième de couverture des livres traduits.
Le renard était déjà le chasseurDans la Roumanie de Ceausescu, Adina s'aperçoit que des inconnus découpent jour après jour, en son absence, la fourrure de renard qui décore son appartement. A cause de cette menace, la jeune enseignante proche d'auteurs-compositeurs dissidents se sait espionnée par les services secrets et découvre qu'une de ses amies fréquente justement un officier de la securitate. Le renard est le chasseur. Les victimes se rapprochent de leurs bourreaux, les amis disparaissent ou se trahissent, et la chute du dictateur n'y changera pas grand-chose. Herta Müller réussit magistralement à nous faire vivre les difficultés matérielles et existentielles qu'elle a bien connues dans un contexte totalitaire où l'expression ne pouvait guère échapper à l'oppression. Rarement l'expérience de la dictature a atteint une telle intensité poétique. Où commence la liberté? Où finit le compromis? Rythmée comme un coeur qui bat, sa prose aux métaphores concises évoque la grandeur et la misère d'un être humain dont les choix, au positif comme au négatif, sont dictés par la peur et l'humiliation.
L'homme est un grand faisan sur terreRoumanie. Depuis que le meunier Windisch veut émigrer, il voit la fin partout dans le village. Peut-être n'a-t-il pas tort. Les chants sont tristes, on voit la mort au fond des tasses, et chacun doit faire la putain pour vivre, a fortiori pour émigrer. Windisch a beau livrer des sacs de farine, et payer, le passeport promis se fait toujours attendre. Sa fille Amélie se donne au milicien et au pasteur, dans le même but. Un jour, ils partiront par l'ornière grise et lézardée que Windisch empruntait pour rentrer du moulin. Plus tard, ils reviendront, un jour d'été, en visite, revêtus des vêtements qu'on porte à l'Ouest, de chaussures qui les mettent en déséquilibre dans l'ornière de leur village, avec des objets de l'Ouest, signe de leur réussite sociale, et, «sur la joue de Windisch, une larme de verre».
La convocationHerta Müller est née en Roumanie. Elle déclare: «Dans le village où j'ai grandi il n'y avait pas de Roumains. Je n'ai appris le roumain qu'à l'école comme une langue étrangère... A Timisoara, la langue de l'écriture coexiste avec le dialecte (souabe) et la langue véhiculaire (roumain). A cela s'ajoutait la langue de bois du régime qui a détourné le langage à son profit. D'où notre vigilance pour éviter les mots ou les concepts violés ou souillés par la politique... Pour écrire notre réalité, nous devions sans cesse chercher un langage innocent.» Cette exigence donne aux textes de Herta Müller une saveur et une atmosphère très particulières, la force des images contrastant avec la sobriété et la concision du propos. La narratrice, ouvrière dans une usine de confection qui travaille pour l'Italie, a été convoquée par la Securitate. Elle est dans le tramway et lutte pour ne pas se laisser entraîner par son angoisse et le sentiment d'humiliation que son interrogateur va s'ingénier à provoquer dès son entrée. Elle porte la blouse de son amie disparue, elle veut résister. Pendant le trajet, elle voit en flash-back les principaux épisodes de sa vie, elle regarde aussi les passagers autour d'elle. Le tramway ne s'arrête pas à la station où elle doit descendre et elle décide de ne pas se rendre à la convocation.