Dans Monastir reprise
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Monastir,
19 novembre (transmise par Salonique).
C’est la victoire ! Nous sommes à Monastir. Depuis deux
jours elle se sentait, dans la vallée, comme la pluie sur le dos et le froid au
bout des doigts. Tout criait qu’on allait la cueillir.
L’armée Sarrail donnait la poursuite. Les Serbes, encerclant
toujours, enlevaient la cote 1212 puis la cote 1378. Les Français
assaillaient les vaincus sur la Bistritza, les Russes, de l’eau jusqu’aux
reins, traversaient le Viro, les Italiens grimpaient dans la neige, en appétit
la troupe achevait la victoire.
Samedi 18 novembre, à trois kilomètres de la ville,
dans les rangs de l’armée russe, j’assistais à cela. Il était clair, l’air même
semblait le crier, que les Bulgares ne s’étaient tapis devant la ville que pour
permettre au gros de l’armée de se retirer. La nuit tomba, le bruit du canon
roulé par le vent se répandit sur toute la vallée, puis il cessa. À trois
heures de la nuit, un lieutenant entra dans la tente où nous dormions et cria :
Monastir brûle ! Monastir ne brûlait pas, mais à deux endroits de la ville
un incendie s’élevait. L’un des endroits était aux casernes, l’autre derrière
la grande mosquée. Les casernes brûlant, c’était l’ennemi qui partait. Le
lieutenant fit lever les tentes, et cria : Monastir brûle ! Le
commandant envoya des patrouilles ; à quatre heures les patrouilles
revinrent. Les Bulgares avaient fui, les Français venaient de sauter dans leurs
tranchées, les deux incendies grandissant flambaient comme des torches auprès
du lit d’un mort. Pas un coup de canon, pas un coup de fusil, les patrouilles
se renouvelèrent et le jour se leva.
Un immense arc-en-ciel se posa au-dessus de la ville.
Superstitieux, les Serbes le noteront dans leur histoire, ils diront que c’était
un signe surnaturel. En vérité, qui
prouve que cela n’en était pas un ?
À huit heures trente, le chef d’état-major russe allongea le
bras vers la droite, et, montrant des cavaliers qui chargeaient, cria :
Regardez ! C’étaient des Français qui, sur la dernière pièce bulgare,
allaient sabrant. La pièce attelée fouetta ses bêtes et disparut dans Monastir ;
les Français et les Russes avançaient parallèlement.
C’était le lieutenant M…, suivi de l’escadron divisionnaire
de l’escorte et d’éclaireurs montés. À neuf heures, les premiers, le cœur soulevé,
leurs bêtes bavant d’écume, le lieutenant M… et les siens rentraient à
Monastir. À neuf heures cinq minutes, un peu sur la gauche, le premier
bataillon du régiment russe entrait aussi ; j’étais avec le premier
bataillon, c’est par le cimetière turc que nous arrivons.
L’arc-en-ciel est de plus en plus magnifique et l’âme sous l’émotion
de plus en plus ouverte. Chacun criait en lui-même : Monastir ! Cela
semble irréel d’y pénétrer comme chez soi. Alors ce n’était pas plus difficile
que cela d’entrer à Monastir !
Les femmes offrent
des fleurs
Le lieutenant M… et ses cavaliers sont là, ils ne peuvent
plus avancer. Les femmes, les mains pleines de chrysanthèmes, les jettent dans
les jambes de son cheval, dans les siennes, dans sa figure, dans celles de ses
hommes. Elles lui envoient des baisers, elles obligent les cavaliers à pencher
leurs carabines pour les boucher de fleurs et les hommes penchent leurs
carabines et elles leur en jettent en complément.
Elles courent aux Russes. Comme ceux-là sont des fantassins,
qu’ils sont moins haut, elles piquent d’autorité, comme à la boutonnière, un
chrysanthème dans le canon du fusil. Elles envoient encore des baisers, et des
jeunes filles, dont la mine montre bien qu’elles ne sont pas habituées à
permettre qu’on leur touche même la main, demandent qu’on les embrasse et on
les embrasse ; et à leurs grilles et derrière leurs grilles, et à leurs
fenêtres et sur les balcons, d’autres applaudissent. Pas un homme, rien que des
femmes. Qu’est-ce que les Bulgares ont fait des hommes ?
Voilà les fantassins français. Où sont les femmes, où les
jeunes filles ont-elles pris toutes ces fleurs ? Où étaient-elles cachées ?
Il n’est que neuf heures et demie. Ce n’est pas dans une matinée qu’elles ont
pu préparer ces bouquets. À huit heures quarante, un bataillon allemand était
encore dans la ville. Depuis deux jours elles les cueillaient, elles en avaient
ainsi cueilli à deux alertes ; cette fois elles ne se seront pas fanées.
« Monsieur, s’il vous plaît, où sont les soldats serbes ? »
C’est une petite fille de douze ans qui a beaucoup de bouquets aussi et qui
nous demande cela. Elle, elle aime mieux les soldats serbes. « Les soldats
serbes, petite fille, ils sont sur cette grande montagne que tu vois à droite,
c’est à eux qu’est due cette victoire, car si les Français et les Russes sont
entrés dans la ville, c’est parce que les soldats serbes ont avancé sur ces
sommets. Ce sont eux qui sont les vainqueurs, et c’est nous qui recevons les
fleurs. Quand tu seras plus grande, tu verras que c’est souvent ainsi dans la
vie. »
La joie de la
victoire
Monastir ! Voilà deux mois que dans les boues de sa
vallée, l’armée attend cette heure. Elle la tient, elle passe dans Monastir. C’est
la première fois que je participe à une victoire, c’est la première fois que je
vois ce que cela fait sur la figure du soldat et dans son cœur et dans sa
tenue. Cela fait quelque chose d’heureux mais de grave, ce n’est pas en dansant
qu’ils sont entrés dans leur conquête, ni en chantant, ni en buvant. Ils y sont
entrés un peu détendus, mais heureux. Les jeunes filles leur ont donné leurs
joues à embrasser, ils les ont embrassées ; ils ne l’auraient pas fait
sans cela.
Monastir ! Touchez-le, soldats vainqueurs, touchez-le
bien. Tenez, regardez, ça c’est l’hôtel de la Constitution, c’est le grand
palace de l’endroit. Ça, c’est le restaurant chic, il n’y avait jamais rien :
ni pain, ni vin, ni viande. Je parie qu’il n’y a encore rien, vous allez voir.
Y a-t-il du pain, la patronne ? La patronne répond : Nema. Ça, l’église,
où l’an passé, à la même date, l’évêque chantait un tragique Te Deum ; c’était en l’honneur de l’entrée
des Serbes à Monastir le 20 novembre 1912. Juste un an. Pendant qu’ils
le chantaient, on entendait les pas des Bulgares, ils étaient à la porte. Cette
année aussi ils sont à la porte, seulement c’est pour sortir. Ça, c’est la Banque
ottomane ; ça, la chapelle catholique ; ça, c’est le quartier turc et
le quartier bulgare et le quartier grec ; et ça, poilu, et ça surtout,
regarde bien, rien que ça vaut la peine que tu t’es donnée pour enlever la
ville, ça c’est une chose rare et qui va te combler d’étonnement et que tu n’as
pas vue depuis un an, ça c’est des trottoirs.
Le consulat de France est saccagé, le konak est brûlé ;
la grande mosquée est pillée ; les noms des rues sont doublés :
bulgares sur serbes. Voici la rue Radoslavoff : elle n’était pas très bien
clouée ; un Russe fait sauter la plaque, et, pour souvenir, il la glisse
dans son barda. Radoslavoff, ta rue est dans le sac ! Voici un vieux Turc
qui bat du tambour au coin du quartier bulgare. Monastir est la capitale du
comitadji. Voici deux ex-pendus, ce sont deux Grecs qui devaient être jugés ce
matin à dix heures pour espionnage et exécutés après ; les Français sont
entrés à neuf heures.
Voici, mon ami, le photographe koutzo-valaque, il a sorti sa
vitrine sur le trottoir et la brûle. En jetant un par un les cartons dans le
feu il crie : un capitaine, un colonel, un lieutenant, un général ;
ce sont des portraits de Bulgares qu’il fut forcé de tirer pendant l’occupation,
il se venge. Voici des vieillards qui répètent toujours la même chose sur le
même ton ; ils disent : « C’est la délivrance ! Nous allons
avoir du pain ! »
Et voici les soldats français qui arrivent, et de l’infanterie
et de l’artillerie, et dans des petites rues, pour un seul soldat qui passe,
des femmes discrètes, derrière leurs carreaux, battent des mains et voici des
fleurs qui tombent.
Les notables empoignent les officiers de l’état-major, ils
veulent leur donner à manger, rien que le petit déjeuner, disent-ils, un tout
petit.
Des gens en redingote viennent demander qu’on hisse le
drapeau de la France avec le drapeau serbe. Et les Russes, et les Anglais, et
les Italiens, leur répond-on. Alors que le drapeau de la France, nous allons
écrire : Vive l’Entente ! disent-ils.
Une délégation vient s’informer si le grand général
défilera, elle répète : Où est le grand général ? Quand va-t-il venir ?
Deux sœurs de
Saint-Vincent-de-Paul
Deux sœurs de Saint-Vincent-de-Paul transfigurées, les
cornettes en bataille, parlent devant une maison. Les officiers français les
entourent, ce sont deux Françaises qui sont restées un an sous le joug bulgare.
Elles veulent tout dire à la fois, tout nous apprendre, « et surtout allez
voir la sœur supérieure, recommandent-elles, elle parle de Bouche d’Or ».
Bouche d’Or était un major allemand, c’est par lui qu’elles ont appris hier
soir à trois heures que c’en était fini du joug. Bouche d’Or était parti le
matin pour Prilep. « À trois heures… à deux heures » rectifient
immédiatement les sœurs, car chez nous, en cachette, nous avons gardé l’heure
de France. À deux heures, Bouche d’Or a téléphoné à l’ambulance de tout évacuer ;
c’était la troisième alerte.
Ah ! elles causent, nos sœurs, elles causent. Ils
détestent les Anglais, disent-elles, mais pas les Français. Ainsi, reprend la
plus petite, un jour Bouche d’Or m’annonça la prise de Verdun. J’étais triste.
Le soir, Bouche d’Or vint me trouver et me dit : « Ce matin, je vous
ai fait de la peine, je vous ai annoncé la prise de Verdun, on me l’avait
certifiée à moi-même. Soyez contente, ce n’est pas vrai, bien le contraire. »
Puis la grande sœur reprend : Ah ! que vos coups portaient bien !
ils avaient des plaies magnifiques ! Et les deux filles de
Saint-Vincent-de-Paul s’agitent. Elles sortent leurs mains de leurs manches,
elles ne sont plus religieuses, la victoire a fait ce miracle, elles sont redevenues
femmes.
Le général russe passe, il traverse la ville, il file sur la
route de Prilep, car Monastir n’est pas un arrêt, car la poursuite continue.
Les Serbes sont là-bas sur leurs montagnes, tandis que dans leurs villes,
dégagées par eux, nous sommes à l’honneur. Victoire !
Le Petit Journal, 23 novembre 1916.
La Bibliothèque malgache publie une collection numérique, Bibliothèque 1914-1918, dans laquelle Albert Londres aura sa place, le moment venu.
Isabelle Rimbaud y a déjà la sienne, avec Dans les remous de la bataille, le récit des deux premiers mois de la guerre.
Et Georges Ohnet, avec son Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, dont le dix-septième et dernier volume paraîtra dans quelques jours, en même temps que l'intégrale de cette volumineuse chronique - 2176 pages dans l'édition papier.