Hubert Mingarelli vient de mourir et c’est une voix douce
mais prégnante de la littérature française qui se tait. Si j’en juge par la
moitié environ de sa production pour adultes que j’ai eu l’occasion de lire,
pas une fausse note dans ces pages poétiques et denses, attentives aux émotions
les plus fines mais sans explications superflues. Il va nous manquer…
Photo Ji-Elle |
Une rivière verte et silencieuse (1999)
Auteur pour jeunes devenu romancier pour adultes, Hubert
Mingarelli n’a pas abandonné pour autant les paysages de l’enfance. C’est de l’enfance
de Primo qu’il est question ici, de ses rêves et de son quotidien bridé par les
faibles moyens de son père. Alors, il s’évade autant qu’il le peut, marche à l’infini
dans les couloirs tracés par ses pas au milieu d’une vaste étendue d’herbe. A
ces moments de solitude fondatrice, il pense. Ce sont les meilleures heures de
sa vie. Pour le reste, les espoirs plus concrets se brisent avec une rapidité
déconcertante et les gestes ténus du travail ménager se répètent avec une
obstination décevante. Il n’empêche qu’une réelle complicité unit le fils à son
père et que les images surgies de la mémoire lacunaire de celui-ci nourrissent
aussi la vie de celui-là. Une rivière
verte et silencieuse est un récit-poème d’une limpidité exemplaire.
La dernière neige (2000)
Depuis l’année dernière, Hubert Mingarelli n’est plus
seulement un auteur pour la jeunesse. Une
rivière verte et silencieuse a donc été considéré comme un premier roman. Admettons,
à condition d’admettre aussi les étiquettes désuètes qui s’appliquent à des
genres trop souvent considérés comme des sous-catégories d’une sous-littérature
que les gens sérieux ne prennent pas la peine de lire. Ils ont bien tort mais
ils ne le sauront jamais et, donc, cela n’a aucune importance. Admettons donc
aussi, tant qu’à faire, que La dernière
neige serait (le conditionnel pour introduire, quand même un léger doute) un
deuxième roman, l’étape la plus dangereuse pour un auteur qui s’était fait
remarquer la dernière (c’est-à-dire la première) fois et qu’on attend donc au
tournant. C’est la règle…
Il y a une première chose intéressante avec Hubert
Mingarelli : en lisant son (on l’a admis, faut-il le répéter ?) deuxième
roman, on oublie la règle. C’est bon signe. Il n’y a plus que des personnages
et une histoire. Un enfant et ses rêves, son rêve faudrait-il dire, plus ou
moins contrarié ou encouragé selon les cas par son entourage. Mais l’entourage
nous apprend qu’il n’est pas toujours responsable de ses désirs et que la vie, la
mort, toutes ces choses qui nous encombrent et dont on ne peut se débarrasser
quoi qu’on en ait, sont pour beaucoup dans nos réactions devant ce qui arrive.
Ainsi, l’histoire principale, si on veut bien la considérer
ainsi, est celle d’un enfant tombé amoureux, ou peu s’en faut, d’un milan mis
en vente par un brocanteur qui vend plein d’autres choses moins vivantes – et, pour
ses clients potentiels, plus séduisantes, heureusement pour l’enfant. Car il n’a
pas les moyens de s’offrir l’oiseau et doit donc attendre de rassembler la
somme nécessaire à l’achat au risque de se le voir souffler sous le nez par un
éventuel acheteur plus fortuné. L’oiseau est plus qu’un oiseau, il est, bien
que prisonnier, le rêve de ce qu’il a pu voir, le rêve de l’histoire de sa
capture, que l’enfant invente avec beaucoup de vraisemblance et d’imagination (l’imagination
la mieux dotée étant celle qui fait, on le sait, ressembler le mieux la réalité
et le songe) à l’intention de son père.
Car le personnage du père fait figure de point de référence –
il n’en allait pas autrement dans Une
rivière verte et silencieuse. Il est mourant, une histoire lui fait le plus
grand bien, et en particulier celle de la capture de l’oiseau – ainsi que la
présence de celui-ci. Le récit, en grande partie inventé, y croit-il ou fait-il
semblant d’y croire ? Il est en tout cas le lien entre le fils et le père,
ce qui tient l’histoire debout et devant quoi le milan lui-même s’efface
discrètement, sous « la dernière neige »…
La beauté des
loutres (2002)
Depuis qu’il a abordé le registre de la littérature dite « pour
adultes », vague étiquette qui fait la différence avec la littérature « de
jeunesse », Hubert Mingarelli donne des histoires à la surface lisse, d’une
trompeuse simplicité, qui recèlent des trésors de profondeur humaine.
La beauté des loutres
peut se résumer à un voyage en camion par temps neigeux, accompli par Horacio
et Vito pour livrer des moutons. On pourrait s’arrêter là. Car, sur le plan du
récit, il n’arrive rien d’autre que des anecdotes sans importance. Comment il
faut chaîner les roues pour passer le col. Comment un des moutons, pressé par
les autres, finit par sauter du camion et disparaître dans la nature. Comment
un jerrican découpé peut remplacer le seau oublié, pour faire boire les moutons.
Comment un lapin se trouve pris dans la lumière des phares, et comment Horatio
tombe deux fois en essayant de le tuer avec son fusil, etc.
Il y a, bien sûr, autre chose, qui fait la valeur de ce
roman d’une extraordinaire densité. La
beauté des loutres est aussi peu un récit de voyage que, disons, Le vieil homme et la mer est un récit de
pêche au gros. D’ailleurs, ce dont il est question dans le titre renvoie à un
genre de beauté que Horatio et Vito n’ont pu connaître qu’en photo, comme un
idéal esthétique qui appelle une vie rêvée.
Et tout se déroule ici, en effet, comme dans un rêve. On est,
avec ces deux personnages, hors du temps, hors du monde, dans un paysage blanc
d’où les points de repère ont disparu, où les valeurs de l’existence doivent
trouver de nouvelles bases.
On ne sait pas grand-chose de Horatio et Vito, sinon que le
premier est plus âgé et que le second est encore un jeune garçon.
Cela suffit pour comprendre qu’il y a, jusque dans un moment
de violence, quelque chose d’une transmission de savoir entre les deux. Pas un
savoir théorique, une sorte d’expérience vécue – et c’est la raison pour
laquelle Vito gardera le silence sur ce qui est arrivé. Cela n’appartient plus
qu’à lui – et, désormais, à nous.
Quatre soldats (2003)
Les groupes formés au hasard des circonstances sont d’autant
plus solides que celles-ci sont particulières. Dans l’Armée rouge en fuite
devant les Roumains, Bénia se serait senti bien seul s’il n’était tombé sur
Pavel, qui s’est écarté de la route en même temps que lui quand une altercation
entre un officier et un soldat a mal tourné. Ils ont décidé de rester ensemble.
Kyabine, un grand Ouzbek, s’est joint à eux à l’occasion d’une partie de dés
pour du tabac, au moment où les Polonais ont repris un village. Il a commencé à
neiger. En novembre, le commandant a donné l’ordre aux soldats de passer l’hiver
dans des cabanes, au cœur de la forêt, et d’attendre le printemps. Pavel a
pensé qu’il valait mieux être quatre pour construire une cabane et a proposé au
jeune Sifra, calme et bon tireur, de compléter l’équipe. Une équipe dont chaque
membre est complémentaire.
Plus tard, Evdokim, un gosse, sera logé dans leur cabane. Et
ils s’attacheront à lui aussi, d’autant qu’il écrit tout ce qu’il voit dans un
carnet – une chance pour eux de perpétuer la mémoire de ces mois hors du temps.
Contrairement à quelques autres romans dont Hubert
Mingarelli s’éloigne avec soin, l’hivernage ne sera pas un prétexte à l’attente
de la reprise des combats. Elle viendra toujours trop tôt pour les Quatre soldats qui entreprennent plutôt
de jouir au mieux de leur relative tranquillité. Ils ont trouvé, pas très loin
du campement, un étang près duquel ils passent des heures de vrai bonheur :
« Nous avons profité de l’étang tout
l’après-midi. Nous n’avons rien fait que discuter et dormir, et nous réveiller,
nous chauffer au soleil et discuter. » Cette vie contemplative, où l’action
se limite à courir pour arriver à temps aux repas, leur convient parfaitement. Ils
ont mis au point des rituels, des phrases récurrentes, qui leur servent de
points de repère. Et préservent avec soin leur coin de prédilection en évitant
de tracer une piste qui pourrait y conduire n’importe qui.
Un jour, ils volent un cheval et s’amusent avec lui jusqu’au
moment où il s’enfuit. Ils ne le reverront que mort, près de l’étang, le jour
même où ils ont appris qu’il fallait repartir. Le charme est rompu, il ne
pouvait être qu’éphémère, la guerre se rappelle à eux…
Pourtant, c’est de bonheur que parle le livre, de jours qui
échappent à la logique des hommes qui sont quelques-uns seulement à connaître
la plénitude de leur existence, comme Bénia en prend conscience un jour : « J’ai été tout d’un coup plein d’émotion
parce que chacun était à sa place, et parce qu’il m’a semblé aussi qu’à cet
instant chacun de nous était très loin de l’hiver dans la forêt. Et que chacun
de nous était aussi très loin de la guerre qui allait reprendre parce que l’hiver
était fini. »
Hubert Mingarelli a l’art de sauver la magie fugitive d’enchantements
comme celui-là. Il n’oublie pas pour autant la gravité de l’époque troublée où
il situe le récit, dont la fin est un déchirement vécu par Bénia, le narrateur,
et partagé par le lecteur. La simplicité des petits plaisirs quotidiens, racontés
simplement par le romancier – c’est-à-dire sur le ton le plus juste –, disparaît
dans la fureur de la bataille.
Disparaît ? Pas vraiment. Si c’était le cas, on ne
resterait pas marqué, et pour longtemps, par ces pages lumineuses dont on se
souviendra comme d’un moment de grâce.
Le voyage d’Eladio
(2005)
Au fond, Hubert Mingarelli raconte toujours la même histoire :
celle d’un rêve impossible à vivre dans le monde réel. La confrontation entre
le vieil Eladio et la violence qui couve dans son pays est de cette nature. Elle
nous entraîne dans une longue marche solitaire au terme de laquelle il n’y aura
pas que de la fatigue. La désillusion est aussi au rendez-vous, une perte de
confiance dans l’humanité. Le romancier n’en fait pas une leçon morale. Il se
contente de poser les éléments du récit l’un après l’autre, comme marche Eladio,
pas après pas. Et on marche avec lui dans le même élan.
Océan Pacifique
(2006)
Trois longues nouvelles pour un écrivain qui nous a habitués
à des romans courts, c’est-à-dire presque trois livres en un. Il y suit sa
propre trace, en particulier dans Bateau sous la neige où il retrouve la
complicité difficile à exprimer entre un père et son fils. Un sujet qu’il a
déjà traité et qu’il parvient à renouveler encore, en explorant les
ressemblances et les différences entre le vertige et le mal de mer. Un moyen, pour
le père, d’amener son fils à mieux maîtriser son avenir.
Dans cette nouvelle, la dernière, le bateau est immobile. Et
le véritable embarquement ne se fera que plus tard, après cette initiation qui
est aussi une leçon de vie. Les deux autres textes, en revanche, se déroulent
en pleine navigation.
L’éditeur a la bonne idée de signaler que l’auteur s’est
engagé à dix-sept ans dans la Marine nationale et qu’il a servi dans le
Pacifique lors des essais nucléaires français. Car c’est pendant ceux-ci que
prend place la première nouvelle, qui donne son titre au recueil : Océan
Pacifique. Il ne s’agit pas, on s’en doute, d’un témoignage. Mais un climat
s’installe, au moment où une explosion a lieu, qui exacerbe les émotions et met
les nerfs des hommes à vif. Sur le bateau ou à terre, pour une partie de pêche
qui a des allures d’expédition adolescente, une profonde déception venue d’on
ne sait où mine le moral en ramenant à des souvenirs enfouis loin dans le passé.
Hubert Mingarelli n’utilise pas de grands effets. Il cherche
les failles discrètes, éveille doucement des échos et tisse une toile qu’il
faut observer avec attention pour en voir les détails. En véritable artiste, il
accomplit son œuvre sans avoir l’air d’y toucher, sur un mode mineur qui
convient parfaitement à son exploration des âmes.
C’est encore plus vrai dans la nouvelle centrale, Giovanni,
où un chien est le catalyseur du récit. Il porte le nom de celui qui l’a amené
à bord. Le marin a débarqué un jour, le chien est resté. Et le nouveau
locataire de la couchette doit la partager avec le chien qui a eu l’habitude d’y
dormir. Sans l’avoir choisi, il devient donc aux yeux de l’équipage responsable
de Giovanni, ce qui présente quelques inconvénients pratiques. Mais, surtout, fait
ressortir, par un parcours émotionnel d’une rare finesse, toutes les douleurs
secrètes.
Ainsi pratique Hubert Mingarelli, au bord d’abîmes
mystérieux qui s’ouvrent devant nous aux moments où nous ne nous y attendions
pas. Nous prenant par surprise, il nous fait partager les larmes de ses personnages.
Puis nous console en les consolant.
Marcher sur la rivière (2007)
Absalon est un marginal qui voudrait aller faire soigner sa
jambe folle en ville. Il prépare donc un départ auquel beaucoup ne croient pas.
D’ailleurs, il ne part pas. Pas tout de suite. Il travaille pour un étranger
qui fait de curieux travaux dans les collines. Il va et vient. Et marche ainsi
sur le lit desséché d’une ancienne rivière.
Comme souvent dans les romans de Mingarelli, celui-ci se
passe on ne sait où. Seules les sonorités des noms font vaguement penser à l’Afrique,
mais rien n’est moins sûr. Et l’histoire, en outre, est secondaire.
Pourtant, une fois encore, le charme opère. Grâce à la
manière de regarder le paysage jusqu’à y appartenir. Grâce aux dialogues qui en
disent toujours plus que les mots qu’ils contiennent. Grâce à une langue simple
et poétique à la fois. Il n’est pas besoin de tout comprendre, de tout savoir
des personnages. Ils sont là, très présents.
La promesse (2009)
Fedia et Vassili sont devenus amis à l’école des mécaniciens
de la flotte. Une relation nourrie de moments partagés avec intensité, sans une
parole de trop. Dans la qualité du silence qui l’accompagne sur le lac de
retenue où il a lancé son petit bateau, Fedia retrouve l’émotion retenue des
souvenirs. Toute une journée consacrée à remonter la rivière se découpe entre
le présent et le passé. Le mécanicien cherche la sérénité dans la lenteur. Parfois
saisi d’une sourde angoisse, il finit par la trouver dans un reflet de lune. Hubert
Mingarelli n’a pas son pareil pour dire simplement les conséquences d’émotions
puissantes, qui nous bouleversent autant que son personnage.
L’année du soulèvement (2010)
Une page rapide pour le contexte : « il y eut mille histoires. » En voici une, la nuit que
passent ensemble deux hommes et leur prisonnier. Les rancœurs sont vives, les
combats ont laissé des traces même chez les vainqueurs. Ces deux-ci, Daniel et
Cletus, n’étaient pas faits pour accompagner ensemble l’officier San-Vitto en
haut de la colline où ils attendent qu’on vienne le chercher. Leurs faiblesses
les opposent. Dans des conversations à demi-mots, des gestes ébauchés, Hubert
Mingarelli place ses personnages au bord d’un gouffre où ils ont envie de se
jeter. Pour oublier ou pour retrouver une paix intérieure désormais
inaccessible. Un bref roman tout en nuances subtiles.
La terre invisible (2019)
Un photographe de guerre ne digère pas sa découverte des
cadavres, devant lesquels il ne faisait plus rien de son appareil, à l’ouverture
d’un camp de concentration nazi. En compagnie d’un chauffeur qui vient d’arriver
et n’a pas participé aux combats, il erre dans l’Allemagne vaincue pour fixer
les visages et les attitudes des gens qui savaient, ou pas. Il ne cherche pas à
résoudre une énigme ni même à comprendre. C’est là, comme un devoir.