Je n'ai pas l'habitude de reprendre ici les notes de mon autre blog, Actualité culturelle malgache. Aujourd'hui, impossible de faire autrement...
D'apprendre, ce matin, la mort de Jean-Claude Mouyon, m'a donné un sacré
coup de vieux. Un coup douloureux sur la tête, aussi. Je vais tenter,
malgré tout, et sachant que je ne serai pas à la hauteur de son talent,
de dire deux ou trois choses que je pense essentielles sur lui - l'homme
et l'écrivain.
Quand je l'ai croisé pour la première fois, en 2001 ou 2002, c'était par
hasard. Non, il n'y a pas de hasard. Il écrivait, je lisais - je ne
savais pas encore que je monterais une maison d'édition -, il était
assez naturel que nous ne soyons pas indifférents l'un à l'autre.
D'autant que j'avais eu l'occasion de me convaincre de son talent - en
même temps que d'une propension certaine à le gâcher parfois,
abandonnant un texte en cours de route alors qu'il était encore à l'état
de brouillon. C'est dans cet état que j'avais lu pour la première fois Roman vrac,
cette trilogie foutraque dont je me suis bien demandé alors ce qu'il
allait pouvoir en tirer. Il y avait là de toute évidence un tempérament,
et tout aussi évidemment un tempérament mal maîtrisé.
Puis, quand j'ai eu l'inconscience de me lancer (à Madagascar, faut-il
être fou!) dans l'édition de livres papier, je me suis quand même, bien
entendu, tourné vers Jean-Claude. Je me disais qu'il avait, entretemps,
peut-être écrit autre chose. En effet. Mais, heureuse surprise, il avait
aussi retravaillé Roman vrac, qui était devenu, mieux qu'un
livre, un emblème. Quand, fin 2007, entre Noël et Nouvel An, lui et moi
avons placardé un peu partout à Toliara des affichettes qui annonçaient
la sortie du livre, je n'étais pas peu fier du slogan que j'avais
imaginé - non parce qu'il était neuf, mais parce qu'il était vrai. "Le Sud comme vous ne l'avez jamais lu."
En effet. Il y a dans ces pages une manière d'envisager l'humain, et en
particulier la part d'humain qu'il côtoyait, qui était la sienne, à mes
yeux (de grand lecteur) totalement inédite. Jean-Claude était devenu
précieux, non seulement pour moi mais aussi, comme j'allais le constater
dans les endroits les plus improbables, pour tous ceux qui, découvrant
sa trilogie romanesque, la feraient lire à leur tour, transmettant leur
enthousiasme avec un coeur immense.
Jean-Claude n'était pas l'homme d'un seul livre. Il en avait écrit avant Roman vrac,
il en écrirait dès lors d'autres. Depuis 2007, lui et moi, surtout lui
bien sûr, n'avons pas cessé de travailler sur ses manuscrits. Mes
séjours, une ou deux fois par an, à Toliara, n'avaient d'autre but que
celui-là. Rectifier des fautes d'orthographe (il était fâché, une fois
pour toutes, avec certains aspects de l'orthographe), redresser quelques
phrases tout en gardant le savoureux déhanché de son écriture, son
invention verbale, tout ce qui faisait, fait encore puisque ses livres
sont là, un écrivain.
Il y a eu ensuite Beko ou La nuit du Grand Homme, un roman plus travaillé dans sa structure, dans lequel la voix des sahiry
répondait à un récit plus classique, digne d'un polar contemporain - et
du Sud, forcément du Sud. Il y fallait de la finesse. Jean-Claude la
possédait à un degré qu'il ne montrait pas toujours, même si la lecture
ne trompait pas. Il n'essayait pas de se faire passer pour un Malgache,
il n'était pas le "décivilisé" (pour reprendre un mot de Charles Renel)
que certains croyaient voir en lui. Il était le vazaha, avec ses
antécédents et sa culture - immense, sa culture, car s'il ne lisait pas
énormément, il assimilait ses lectures comme le fait un écrivain. Je me
souviendrai toujours de nos conversations sur, par exemple, Antoine
Blondin, qu'il me reprochait, en rigolant, d'avoir eu la chance de
rencontrer (et d'avoir bu avec lui un ou deux coups de trop). Le vazaha,
disais-je, mais acharné à comprendre le monde où il avait choisi d'être
- et presque de mourir, mais cela, il ne le savait pas encore. Il en
parlait parfois, cependant, comme Beko parle de la mort. Comme si
c'était, pour les autres, toujours l'occasion d'une fête qui se
superpose à la tristesse pour faire oublier celle-ci. On va la faire,
Jean-Claude, la fête, on n'en sera pas moins triste pour autant!
Mais, pour gommer la tristesse, nous n'utiliserons pas que le rhum et la THB. Nous relirons Carrefour,
ce moment inoubliable où un quartier de Toliara titube entre fête et
folie à l'occasion de la rencontre entre un rastaman de renommée
internationale et une campagne électorale comme il n'en existe que chez
nous - non, bien entendu, il en existe ailleurs, d'aussi pittoresques et
peu démocratiques, mais celle-ci nous appartient puisque Jean-Claude
l'a racontée.
De tous ses livres publiés, il m'a semblé que c'était le plus abouti, le
plus cohérent. J'ai cru, peut-être un peu naïvement, qu'il suffirait à
imposer Jean-Claude auprès d'une grande maison d'édition française. Cet
échevèlement si personnel devait marquer les esprits, trouver d'autres
défenseurs que moi et se propager au-delà de nos rivages. Il s'en est
fallu de peu, plusieurs fois. Mais chaque fois la décision a été
négative. Excessif, Jean-Claude Mouyon? Probablement. D'un excès
salutaire - sauf pour sa santé, bien sûr -, du genre qui balaie les
clichés et remet les choses à leur place, c'est-à-dire cul par-dessus
tête. Là où elles doivent être. Mieux: là où elles sont. Jean-Claude ne
faisait pas de rangement (il fallait voir son bureau!), il racontait
comment c'était, et tant pis si cela ne plaisait pas toujours.
Son dernier roman paru à la Bibliothèque malgache, L'Antoine, idiot du Sud,
est, comme le premier, une trilogie. Je me flatte d'y faire une
apparition - Pierrot, l'éditeur. Il y a aussi une voiture pourrie et des
trous dans la rue du front de mer à Toliara, il y a des personnages
hauts en couleurs (je ne parle pas de moi, là), il y a cet élan vital
avec lequel Jean-Claude rencontrait les protagonistes de ses livres
comme s'il leur tapait dessus jusqu'au moment où ils avoueraient même ce
qu'ils n'avaient pas fait, parce que de toute manière la réalité
dépasse la fiction et qu'elle est si invraisemblable qu'il vaut mieux en
rester à la fiction.
Je crois que j'aimais Toliara avant de connaître Jean-Claude. Il y a
quelque chose de tellement décalé dans cette ville qu'elle devait me
plaire. Mais ses livres me l'ont fait découvrir encore d'une autre
manière, ils m'ont fait rencontrer en chair et en os, autour de quelques
verres, du genre que quand on aime on ne compte plus, ceux qui
peuplaient ses pages. Ils les peuplaient si bien qu'ils en débordaient.
Comme je déborde d'affection pour ce type à nul autre pareil, titubant
certains jours sur ses jambes mais mieux campé sur le sol poussiéreux
que personne.
Jean-Claude, mon héros, mon frère, je te déteste de nous avoir
abandonnés. Mais je t'aimais et je t'aime. Et nous n'en avons pas fini,
nous deux!