jeudi 31 mars 2016

Imre Kertész ne voulait pas du Nobel

Encore un contemporain capital disparu, Imre Kertész, qui faisait le lien entre Auschwitz et notre temps. Je ne l'ai pas lu en continu, mais j'avais été frappé, il y a un peu plus de trois ans, par Sauvegarde.
Les années 2001 à 2003, pendant lesquelles Imre Kertész écrit Sauvegarde sous la forme d’un journal, représentent, à plusieurs titres, un tournant essentiel dans son existence.
Commençons par le prix Nobel, même si ce n’est pas le fait le plus marquant. Le 11 octobre 2001 : « On m’a embêté toute la matinée avec le prix Nobel que j’allais recevoir. » Naipaul est couronné, l’écrivain hongrois est soulagé. « J’écris sur Auschwitz ; si j’ai été déporté, ce n’était pas pour recevoir le prix Nobel, mais pour être tué ; tout ce qui m’est arrivé d’autre relève de l’anecdote. Que je n’aie pas eu le prix Nobel est aussi absurde que si je l’avais eu. » Un an plus tard : « La menace du prix Nobel pèse à nouveau. » Cette fois, c’est pour lui. Il le vit comme s’il était un autre, accablé, fatigué par la folie qui « tourbillonne » autour de lui et, en même temps, empli d’une profonde satisfaction : « L’Académie a voté pour des valeurs fragiles, et l’affection unanime avec laquelle cette décision a été accueillie est surprenante. »
D’autres facteurs interviennent dans cette période. Devenu incapable d’utiliser sa main droite pour écrire, Imre Kertész utilise pour la première fois un ordinateur et se demande en quoi cela change son approche du texte. Sa femme est plus gravement malade que lui et il en parle souvent. Il voit aussi, en Hongrie et même en Europe, renaître des signes d’un antisémitisme qui forcément l’inquiète, lui dont toute l’œuvre est habitée par l’expérience fondamentale qu’il fit quand il avait quinze ans – déporté à Auschwitz puis à Buchenwald – et qui continue à s’interroger sans cesse sur cette forme de mal absolu. Jusqu’à, pendant cette période, entreprendre de quitter son pays pour s’installer à Berlin.
C’est d’ailleurs à l’Académie des Arts de Berlin qu’Imre Kertész vient de confier ses archives littéraires, « geste de confiance et de réconciliation », ont commenté les autorités allemandes. Geste fort, en tout cas, de la part d’un Juif hongrois qui a survécu aux camps de la mort. A plus de 80 ans, il est de ces écrivains qui font le bilan au moment où la production littéraire s’achève. Ses précédents livres parus en français étaient, en 2010, un autre volume de journal (Journal de galère) couvrant les années 1961 à 1991 et, en 2008, une autobiographie construite à partir de dialogues (Dossier K.).
Liquidation, qu’il écrivait en même temps que Sauvegarde, restera donc probablement son dernier roman. Sur lequel tout ce qu’il dit ici nous montre l’artiste au travail.

lundi 28 mars 2016

14-18, Albert Londres : «Où est la Ginette?»



Le torpillage d’un chalutier

(De notre envoyé spécial.)
Corfou, … mars.
Je viens d’avoir le spectacle effarant d’un de ces drames perdus et poignants de la mer.
C’était en même temps la preuve – preuve que nous cherchions – que les Allemands qui n’ont pu avoir l’armée serbe sur le sol l’attendaient sur l’eau.
Un des trois chalutiers qui, cet après-midi, quittèrent Corfou, sautait, et, en moins de trois secondes, sans qu’auparavant nous n’ayons rien aperçu, devant nos visages bouleversés, ne laissant qu’une légère fumée vite dissipée, disparaissait dans la mer.
Ils étaient trois petits chalutiers qui partaient faire leur devoir. J’étais sur le premier, le Ginette qui était le second, sauta, le troisième suivait.
Dans tous les lieux de mer hantés par les sous-marins, les chasses sont continuelles. L’équipe partie voilà six jours devant rentrer demain, ceux-là s’en allaient à remplacer. Ici plus que partout ailleurs la poursuite et la veille sont vigilantes. L’armée serbe est prête, les Allemands ne l’ignorent pas, et leurs corsaires ont reçu la mission de la guetter et de la couler.
Il était deux heures de l’après-midi quand par une de ces journées de printemps oriental si douce que l’atmosphère semble être de coton, sur une de ces mers si calmes que l’on avait envie de marcher dessus, les trois petits chalutiers qui depuis midi attendaient à la sortie du port levèrent l’ancre et sans siffler, se touchant presque, comme trois petits frères, s’en allèrent ensemble vers le large.
Le long de la promenade, appuyés sur la rampe de fer, des officiers alliés nous faisaient gaiement des signes d’adieu – plutôt d’au revoir – car pourquoi voudriez-vous que ces chalutiers si mignons partant sur une mer si tendre ne revinssent pas tous trois ?
Nous allions lentement, tellement lentement que nous n’avions pas au regard la sensation que Corfou diminuait derrière nous. Que c’est joli Corfou ! On dirait Monaco avec son rocher. Quel temps ! Qu’il est doux de vivre par ici !
Il pouvait bien être 2 heures et demie à ce moment.
Deux grands transports étaient partis quelques moments avant nous, le premier pour Bizerte, le second pour Marseille. Nous passâmes devant, franchîmes le barrage et, se conformant à leur rôle, les chalutiers chasseurs voguèrent par le milieu de la mer entre les côtes d’Épire et celles de Corfou.
Si c’est une torpille qui coula le Ginette, elle était sans nul doute destinée aux transports, je dis « si » car il nous sera impossible de savoir si c’est un sous-marin ou une mine qui nous arracha notre petit compagnon.
— Quelle belle nuit nous aurons ! dit le commandant, elle sera trop belle.
— Trop belle ?
— Pour les sous-marins.
Quelle nuit nous avons eue !
Trois heures, quatre heures, puis cinq heures. Les chalutiers ne se lâchent pas, ils se suivent avec fidélité, ils ont l’air de s’aimer, c’en est touchant ! Je regarde nos deux compagnons. Tout à l’heure, dans vingt minutes, quand l’un des deux aura disparu quel regret lancinant j’aurai de ne pas avoir regardé que lui !

La « Ginette » saute

Et tous les trois nous continuions, nous avions déjà perdu Corfou, nous nous étions rapprochés des côtes d’Épire.
Un cri éclate :
— La Ginette saute !
J’étais assis contre la cheminée dans le sens opposé à la Ginette, je me lève brusquement, je cours face où elle était.
— Où est la Ginette ? criai-je à mon tour.
J’entendis le commandant qui ordonnait d’une voix calme :
— Poste de combat, ceintures de sauvetage, feu à mille mètres !
Mais où est donc la Ginette ? Après le cri j’ai mis trois secondes pour sauter de ma place là où je devais la voir. Où est la Ginette ? La légère fumée qui était près de nous commence à se dissiper. Je comprends que c’est tout ce qui nous restait d’elle et la voici elle-même qui s’en va. Rien sur la mer, rien, pas un morceau de bois. A-t-elle-même été réellement entr’ouverte la mer ? C’est, sur le coup, à confondre la raison : je suis arrivé trois secondes après et je n’ai rien vu de la mer que son air tendre.
— Envoyez un sans-fil à l’escadre de Corfou, dites : « Ginette coulée », crie le commandant.
— Le chiffre, demande le matelot.
— Envoyez en clair, pas le temps de chiffrer.
Les deux canots mis à la mer se dirigent vers l’endroit où s’évanouit la fumée.
Où est la Ginette ? Voici des hommes dans l’eau !
Est-ce qu’ils nagent ? Sont-ils morts ? Non, ils nagent. Combien sont-ils ?
Deux coups de canon m’arrachent de ma préoccupation. Qui saute encore ? Est-ce nous ? Personne ne saute. C’est nous qui tirons. J’avais oublié le commandement : « Feu à mille mètres ». À la seconde même d’une catastrophe on n’a pas toujours les idées nettes. Et voilà maintenant que tout en tirant, nous nous mettons à faire des angles de 45° sur la mer.

Le sauvetage

Dans la Ginette il y avait vingt-sept hommes. Deux canots suffisaient pour recueillir les survivants. Comme la mer était calme, ces deux canots ne risquaient rien. Nous les reprendrions dans un moment, pour l’instant il nous fallait naviguer, le devoir d’un commandant est de sauver son bateau et le devoir devant le danger qui venait de surgir c’était de faire des dents de scie sur l’eau.
Nous trouvions-nous devant un sous-marin ? Nous trouvions-nous sur des mines ? Nous ne savions pas. Si c’est le sous-marin il nous faut labourer, si ce sont des mines qu’y pouvons-nous ? Labourons, tant pis ! et tirons le canon, le hasard est grand, un coup peut porter.
Depuis le cri, pas un mouvement plus rapide que l’autre n’avait été fait sur notre chalutier. De leur air naturel les marins avaient regagné leur poste de combat. La voix de l’un d’eux qui, sans aucune raison d’ailleurs, comptait les coups de feu était la seule émotion que l’on distinguât.
— Un ! deux ! grouille ! disait-il. Un, deux, grouille !
Pourtant ils les connaissaient ceux qui venaient de disparaître. À midi je les avais vu échanger de bord à bord des paquets de tabac, c’étaient des amis, mais si petits qu’ils soient c’étaient des navires de guerre. Les uns sont au fond de l’eau, les autres au poste de combat, quoi de plus naturel ? Les marins ne pleurent que quand ils sont redescendus sur la terre. Oui ! Où est la Ginette ? Ce ne sont plus vos yeux, ce n’est plus votre raison qui le demandent, depuis dix minutes vous êtes sûr du fait, c’est votre cœur qui pose la question et quand vous vous écriez encore : « Où est la Ginette ? » ce n’est pas dans l’espoir d’une réponse à votre angoisse, c’est une espèce de prière involontaire, qui monte de vous-mêmes, qui tient déjà du souvenir et qui, cette fois, sent les larmes.
Il fait grand jour. C’est à 5 h. 20 que la mer a englouti le chalutier. Nous continuons à faire la scie.
La fumée, tout ce qui survécut un instant de la Ginette est dissipée. Nous ne saurions plus désigner l’endroit exact où l’un des nôtres s’enfonça. Mais qu’avaient recueilli nos deux canots ? Nous les apercevions nous attendant. Qu’ont-ils pu sauver ? En trois secondes, tout avait disparu, sauf quatre ou cinq hommes aperçus.

Mine ou sous-marin ?

Mine ou sous-marin ? Nous nous le demandons toujours. Personne n’a rien vu, rien. Si ce sont des mines, le bateau neutre qui est venu les déposer, – ce ne peut être qu’un bateau neutre, – n’en a pas lâché qu’une, et depuis une heure que nous labourons la mer, nous en aurions rencontré d’autres. Si c’était un sous-marin nous aurions peut-être remarqué un sillage. Nous avons été les témoins immédiats du drame, les témoins à vingt mètres et nous ne savons rien. Tout ce que nous savons est que nous sommes partis trois, que nous ne sommes plus que deux et que la nuit, la belle nuit vient.
Malgré le malaise du danger qui à chaque tour d’hélice nous faisait dire : « Si c’est une mine qui a coulé la Ginette, il y en a d’autres et nous allons en accrocher une ! » pas un moment, nous n’avions pu oublier les canots que nous avions laissés en espoir aux survivants. Nous filâmes dessus.
Il restait six matelots ! Cette fois nous les comptions. Le bouleversement que le sinistre avait produit en nous avait déjà pu s’atténuer, du coup, à cette vue, il nous serait remonté au cœur.
On déshabilla les malheureux, on leur passa les vêtements secs que nos matelots étaient allés chercher dans leur tiroir. Le chalutier ne cessait pas pour cela de scier la mer. Sur nous arriva le torpilleur qui répondait à notre sans-fil et deux autres bateaux. Il s’amenait de toute sa vitesse. Il ralentit, stoppa presque, nous frôla.
— La Ginette ? demanda le commandant.
Le commandant de notre chalutier étendit son bras vers un point de la mer. Ensemble ils saluèrent.
Les six rescapés étaient sauvés. Aucun n’avait une figure angoissée. Ils étaient naturels comme dans le courant de leur vie. N’était-ce d’ailleurs pas le courant de leur vie ?
On les transporta sur un des deux bateaux. Quand l’un de ces six fut embarqué, comme lui allait à Corfou, il demanda tranquillement à l’un de ceux de notre chalutier :
— T’as rien à faire dire ?
Le torpilleur partit. La nuit, la belle nuit, pendant laquelle chaque vol de mouette allait nous paraître un sillage de sous-marin, la belle nuit descendit.
Ils étaient trois petits chalutiers…

Albert Londres.
Le Petit Journal, 28 mars 1916

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 15 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

dimanche 27 mars 2016

Jim Harrison, souvenir d'un homme des bois

En 1997, au départ de la gare de Montparnasse à Paris, j'attendais, comme beaucoup, le train qui devait nous emmener au Festival Etonnants Voyageurs à Saint-Malo. Dans cette gare, à une table de bar, nous étions deux ou trois à prendre un café. Parmi ceux qui se trouvaient là, il y avait Jim Harrison, dont on vient d’apprendre la mort à 78 ans. La veille, il avait dîné avec Francis Ford Coppola et Robert De Niro, me disait-il, et pourquoi ne l’aurais-je pas cru ? Il était en tout cas pareil à l’image qui est la sienne, à la fois bourru et aimable, une sorte d’homme des bois égaré en ville – mais on sait que de l'imagination de cet homme des bois étaient sortis quelques-uns des romans américains les plus passionnants des dernières décennies.
En guise de bref salut, retour sur quelques ouvrages, au hasard de lectures et de chroniques dans une œuvre abondante.

Julip
Au tout début d’un mariage passablement alcoolisé, ses parents la nommèrent Julip, un mélange de fleur et de cocktail du Sud. Reste à savoir si elle est plutôt fleur ou plutôt cocktail. On a cent pages pour le découvrir dans la première des trois nouvelles, avant « L’homme aux deux cents grammes » (deux cents grammes de quoi ?) et « Le Dolorosa beige ». Ce sont de brefs romans noirs plutôt que des nouvelles, en fait, dans lesquels Jim Harrison fait mousser ses personnages et les détails qui les accompagnent, avec ce tour de main qui n’appartient qu’à lui. Ecrivain-culte comme John Fante ou Raymond Carver, Jim Harrison possède cette facilité apparente propre à ces écrivains américains auxquels rien ne semble impossible. Il y a une sorte de magie qui fascine d’emblée et fonctionne jusqu’au bout de ses textes.

De Marquette à Veracruz
Trois décennies, est-ce assez pour construire un homme ? David Burkett se le demande, même s’il sait qu’il s’en est sorti. Sorti de sa famille devenue trop riche en exploitant la terre et les ouvriers. Sorti des péchés de son père, des tourments de sa mère, de ses propres frustrations… Formidable initiation prolongée, le roman grouille de personnages fascinants. Jim Harrison s’offre un casting parfait, tout droit sorti de son imagination – et peu coûteux. Il ne masque pas sa préférence pour les femmes, qui sont ici exceptionnelles (même la mère de David le deviendra). On pense comme lui. Bien obligé, il ne laisse pas le choix. Les femmes, dont certaines très jeunes, donnent l’élan au livre et à son héros plein de questions.

Aventures d’un gourmand vagabond
Jim Harrison boit du gigondas dans des verres de 33 centilitres. Il préconise, dans les dîners officiels, un magnum de vin par convive. C’était, il est vrai, dans l’euphorie de l’élection de Bill Clinton à la présidence. Si cette pratique avait été adoptée, on ne se demanderait plus si certains chefs d’Etat arrivent ivres à une conférence de presse…
L’écrivain ne recule pas devant la boisson. Ni devant la nourriture. Les repas qu’il raconte sont pantagruéliques. Et fins. Le gourmand, comme il se définit lui-même, est aussi un gourmet. Pas de place ici pour le fast food. Mais une célébration quotidienne de la bonne chère, d’une nourriture saine et riche bien éloignée des régimes minceurs. Il note pourtant, en 1993, qu’il a perdu trois livres depuis 1970 et qu’il compte bien continuer à ce rythme, pas trop contraignant.
La gastronomie serait-elle pour lui une religion ? Bien mieux : un art de vivre au plus près du meilleur de ce que nous offre la nature. Dans une parfaite cohérence avec lui-même, Jim Harrison fait mijoter avec ses plats les autres aspects de l’existence. Et, bien qu’il s’en défende, ses chroniques gastronomiques fondent une sorte de philosophie.

Les jeux de la nuit
Pourquoi Jim Harrison cède-t-il à un fantastique de pacotille en déclinant paresseusement le thème du loup-garou dans la troisième nouvelle ? Les deux autres sont bien plus fortes. La fille du fermier, en particulier, la première, où Sarah, blessée à jamais par le quasi viol qu’elle a subi, décide de se venger et organise la traque. Pour en arriver à se reconstruire presque malgré elle, grâce à la haine et à la force intérieure qui l’animent.

Grand Maître
La retraite ne suffit pas à Sunderson pour renoncer à traquer le gourou d’une secte sur qui pèsent de forts soupçons de pédophilie. Il en fait une affaire personnelle. Ainsi que, surtout, un prétexte à mettre de l’ordre dans sa propre vie : tenter de résister à l’appel du sexe et de l’alcool, retrouver la sérénité d’un bord de rivière, marcher, pêcher, accepter son âge. Un hymne à la nature et à l’humanité, dans certaines limites pour celle-ci.


Philippe Djian, le travesti et le tyran domestique

La tentation est grande de lire, ou plutôt de décoder Chéri-Chéri, l’avant-dernier roman de Philippe Djian, avec les clés fournies par la biographie de David Desvérité, parue presque simultanément avec l’édition originale. L’importance de la première phrase, d’où découlera tout le reste. Elle est très brève : « Le jour, on m’appelait Denis. » Une structure familiale dans laquelle Denis est dominé par son beau-père, similaire à la situation d’André Djian, le père de Philippe. Une soudaine surdité de l’oreille droite – mais, dans le roman, elle ira en diminuant. Un personnage d’écrivain revendiquant l’importance de chaque phrase, qui « doit refléter mon engagement à être juste ».
Mais les romans de Philippe Djian ne sortent pas d’un moule unique et les singularités de Chéri-Chéri sont nombreuses. Denis, la nuit, devient Denise à L’Ulysse, cabaret du genre transgenre. Le travestissement y règne, les artistes hommes devenant, sur scène, de superbes femmes. Denis n’a guère d’efforts à fournir : enfant, déjà, il enfilait les habits de sa mère. Et Hannah, son épouse, ne voit pas où est le mal. Elle ne voit ou ne veut voir le mal nulle part, ni dans la posture de tyran domestique de Paul, son père, qui habite le rez-de-chaussée de l’immeuble, ni dans la violence qu’utilise celui-ci pour recouvrer des dettes. Denis tente, non sans mal, de lui montrer à quel point Paul est malfaisant. Mais Denis finit par déraper lui-même en consolant sa belle-mère, tandis qu’il est censé être en compagnie du chauffeur et homme de main de son beau-père.
Chéri-Chéri est, par certains aspects, presque clownesque. Les déguisements de Denis, adaptés à la nuit, deviennent ridicules au petit matin, en particulier quand il s’est fait tabasser par une bande de voyous. Mais la brutalité avec laquelle Paul règle ses problèmes, chez lui comme à l’extérieur, contamine les personnages à la manière d’un virus mortel. Si bien qu’on est moins dans la comédie que dans la tragédie.
Déchiré entre le roman qu’il est en train d’écrire et la nécessité de gagner sa vie, ne serait-ce que pour payer son loyer, Denis est pris dans une tourmente que tout semble alimenter autour de lui. Même la douce et amoureuse Hannah, qui l’appelle Chéri-Chéri, ne peut s’empêcher de provoquer la catastrophe finale, conclusion abrupte d’une succession d’événements dans lesquels un tuyau a joué un rôle décisif. Conclusion, aussi, d’un roman qu’on lit en apnée.

vendredi 25 mars 2016

La réalité augmentée de Marc Dugain

On nous cache tout, on ne nous dit rien… Bienvenue aux intoxiqués des théories du complot, refusant les versions officielles et de la presse complice, forcément complice. Grâce à des fouineurs moins soucieux de lisser l’information, la vérité éclate à leurs yeux rivés sur des écrans dénonçant les responsables. Au choix, et selon les cas, les Illuminati, les Francs-Maçons, les Juifs, les Américains, tel ou tel service de renseignements…
Oui, on se moque un peu. Mais un peu seulement. Car, manipulation contre manipulation, la réécriture des faits est une source intarissable pour les romanciers capables d’aller plus loin que le noir et blanc. Marc Dugain est un maître en matière de démystification. Parce qu’il nous mystifie…
Il ne fait pas l’économie du réel. Et il l’envisage sous des angles inédits. On n’en a pas fini, d’ailleurs, avec L’emprise, trilogie dont l’ouverture portait ce titre et le volume central, qui ressort au format de poche, Quinquennat. Le dernier volet vient de paraître : Ultime partie. dans la perspective globale d'un semblant de conclusion. C’est en tissant très serré que le romancier fait le nid d’une fiction censée révéler les dessous de la vie politique française.
On cherchait, dans le volet initial, le centre du pouvoir. On ne le trouvait pas, puisque de nombreux pans de la société exerçaient des pressions en sens divers pour en acquérir une partie, au mieux de leurs intérêts. La sphère économique étant, dans les faits, une des plus actives sur le terrain de l’influence. Launay, favori de l’élection présidentielle et élu pour un Quinquennat, a promis à son principal adversaire, Lubiak, de lui laisser la place après un mandat. Si les électeurs le veulent bien, évidemment. Encore les électeurs ne sont-ils ici que des acteurs secondaires.
Car les services secrets américains possèdent une force qui échappe au peuple et grâce à laquelle ils sont capables de peser sur le nouveau président. A moins que celui-ci parvienne à se débarrasser de leur « emprise », ce qui suppose de répondre à des coups tordus par d’autres encore plus tordus…
Marc Dugain utilise les théories du complot en romancier plutôt qu’en agitateur de peurs stériles.

jeudi 24 mars 2016

14-18, Albert Londres : «On mange là, mais on est ailleurs»


Le gouvernement serbe à Corfou

À l’heure où Paris témoigne à l’héroïque prince héritier de Serbie son admiration et sa chaleureuse sympathie pour sa personne et pour le peuple malheureux qu’il représente si dignement, nous avons reçu de notre envoyé spécial à Corfou, M. Albert Londres, la lettre suivante. Elle raconte l’exil de ces chefs de la Serbie qui vont, avec l’aide de la France et des Alliés, conduire leurs drapeaux et leurs troupes réformées à la conquête du sol national dont une lâche agression les a dépossédés.


Corfou, mars.
J’ai retrouvé tout l’État serbe dans un hôtel, cet hôtel, nouvelle arche de Noé, qui porte dans le déluge tout ce qui doit surnager du royaume.
Comme hier au soir j’étais assis dans son vestibule et serrais avec effusions les mains de deux diplomates serbes parce que, pendant la retraite, ils m’avaient donné du poisson fumé, je les vis à un moment se tourner et faire un salut à un monsieur qui descendait l’escalier. « C’est le ministre de l’Intérieur », me dirent-ils. Ils avaient à peine eu le temps de me demander si j’avais conservé le goût de ce don providentiel qu’ils se tournèrent une nouvelle fois et firent un salut à un monsieur qui descendait. « C’est le ministre de l’Instruction Publique », me dirent-ils. Comme toujours joyeux d’une rencontre qui me rappelle de durs souvenirs, ils me questionnaient sur mon voyage et comme j’allais leur répondre que j’étais arrivé à temps à Monastir, je les vis se tourner une troisième fois et faire un salut à un monsieur qui descendait. « C’est le ministre des Finances », me dirent-ils. Et une minute après ce fut le ministre des Travaux Publics, puis ce fut le ministre de la Guerre, puis à son tour ce fut Passitch.
Il était huit heures, la Serbie descendait dîner. Le ministère des Affaires étrangères est au premier étage, chambre 16. C’est là que travaille Passitch, devant une armoire à glace de station balnéaire qui, avant qu’on eût trouvé une clef pour la fermer, s’ouvrait toutes les cinq minutes en grinçant. Et le bureau ministre n’est plus qu’un guéridon boiteux.

Les drapeaux déchirés

Le ministère de la Guerre est aux numéros 2 et 3. Au numéro 2, des tables de toilette sont transformées en tables à travail. Les papiers, les encriers et les porte-plume ont simplement sur le marbre remplacé la cuvette. C’est bien un peu froid pour les mains et les poignets mais quand on a traversé l’Albanie !… Le numéro 3 est le cabinet du ministre. Là on ne voit qu’une chose devant qui tout le reste disparaît. Cette chose vous prend vos regards et les retient et arrête instantanément et vos pas et vos paroles. C’est dans un coin tous les drapeaux des régiments qui n’existent plus. Voilà quatre ans qu’au milieu des troupes ils flottaient à tous les vents glacés des montagnes et à tous les soleils d’Orient. Ils avaient fait danser leurs franges de la Brégalnitza à la Morava, de Roudnik à Kossovo.
Ils avaient vu les Turcs, les Bulgares, les Autrichiens, les Allemands. Ils n’avaient été pris nulle part et s’ils sont déchirés comme au couteau c’est qu’à la tête des bataillons, les entraînant à leur suite, ils avaient été balancés d’une main trop virile à contre-sens du vent des obus. Ils avaient vu des victoires, puis à force de victoires, ils avaient vu fondre leur régiment et ils avaient vu des défaites.
Ils échappèrent aux griffes qui de trois côtés s’avançaient vers eux, ils connurent l’Albanie et pour la première fois virent la mer. Ils ont claqué à toutes les gloires, et à toutes les misères et les voilà maintenant, la soie abattue le long de la hampe, dans un coin d’une chambre d’hôtel, tristement penchés contre un vieux porte-manteau déverni.
Le ministre de la Guerre est dans cette chambre. Il a les yeux fixés sur les drapeaux et toujours les regardant, rompant un silence de plus d’une minute, il dit en relevant la tête : « Qu’ils n’aient pas peur, ils reverront le Danube ! »
Au numéro 18 se tient le conseil des ministres. C’était le salon. Contre le mur les portraits du roi et de la reine de Grèce. Le gouvernement serbe siège sous les yeux de Constantin qui n’a pas voulu le défendre.
Les autres ministères sont au second étage.
À la porte de Passitch on peut lire : « Pédicure dans l’hôtel ! » et à la porte de Terzitch : « Coiffeur pour dame à volonté ».
Dans les bureaux des ministres au lieu d’affiches administratives ou de proclamations nationales, on aperçoit des petits cartons qui énoncent : « Sonnez une fois pour le sommelier d’étage et deux fois pour la femme de chambre ». Dans le vestibule, on épèle tous les noms des ministres, des préfets, des directeurs sur un tableau qui porte en tête en belles lettres dorées : « Noms des voyageurs ».
Serbie, Serbie, te voilà tels ces grands personnages qui, frappés par le sort, venant de perdre tous leurs biens, sont contraints, sans rien abandonner de leur grandeur, à venir l’abriter dans le bazar d’un hôtel meublé.

À table d’hôte

Les « voyageurs » sont entrés dans un petit salon où se trouvent déjà, projetés eux aussi par la catastrophe, les autres principaux membres épars de la Serbie : préfets, juges, archimandrites.
Ils se regardent, se sourient sans éclat et tous ensemble, traversant le couloir, pénètrent dans la salle à manger.
Ce n’est pas tragique comme la traversée de l’Albanie alors que le roi était traîné sur un affût de canon, que Putnick était transporté dans une chaise à porteurs, de sapin, que Passitch entouré de tout son personnel, deux pardessus ficelés sur les épaules, montrait le chemin dans la neige ; ce n’est pas effroyable comme l’entrée à Scutari, alors que toutes les autorités, au lieu de trouver leurs soldats faisant la haie sur leur passage, les rencontraient sous leurs pas, mourant, la face contre terre. Ce n’est pas désespérant comme l’arrivée sur la mer où pas un bateau n’était en vue, mais c’est poignant comme une chose simple et inattendue que la vision de cet État assis à table d’hôte !
Passitch est au bout, puis, suivent tous les ministres, puis voici le président de la Chambre dont tous les membres sont à Nice, puis le préfet de Belgrade, puis le chef de la police qui n’a plus le droit d’arrêter personne, puis le grand trésorier qui n’a plus de trésor, puis le directeur des chemins de fer qui est dans une île qui n’a même pas de tramway, puis voici les ambassadeurs sans ambassade, celui qui était à Vienne, celui qui était à Berlin, celui qui était à Sofia, puis voici les prélats sans autel, les juges sans tribunaux et le directeur de la presse sans lecteurs.
On ne parle pas dans cette salle où j’ai ce soir l’honneur de dîner, mais on regarde beaucoup dans le vague.
Quelques-uns commencent des gestes que sans s’en apercevoir ils ne finissent pas : ils portent la main à leur verre, oubliant ensuite de porter le verre à leur bouche. On mange là, mais on est ailleurs.

Albert Londres.
Le Petit Journal, 24 mars 1916


La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 15 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

lundi 21 mars 2016

Trois destins entre deux élections présidentielles

Après que Barrett a vu une lumière fantastique, un soir, au-dessus de Central Park, il veut croire à un signe annonciateur de bonnes choses. Pas seulement des événements positifs mais bien des retournements de situation extraordinaires, des miracles du genre auquel il ne croit pas, mais la pensée magique présente quelques avantages sur la pensée rationnelle. Car nous sommes, au début de Snow Queen, en novembre 2004 et un deuxième mandat présidentiel de George Bush semble probable, même si tout le monde, dans l’entourage de Barrett, l’envisage comme une catastrophe.
Dans le domaine des catastrophes, Barrett est un spécialiste : il vient, une fois de plus, de se faire larguer – mais c’est la première fois qu’il l’apprend par un texto de cinq lignes – et, surtout, Beth, la compagne de son frère Tyler chez qui il vit, souffre d’un cancer annonciateur d’une mort prochaine. S’agissant de la seule femme qu’il peut considérer, autant par amitié qu’en raison de la cohabitation, comme une épouse approximative, lui qui n’envisage aucune relation avec une personne du sexe opposé, la perspective est sinistre.
Mais voici l’effet bénéfique de la pensée magique : sans explication, le corps de Beth se régénère et sa maladie recule. Guérison ou rémission provisoire ? La suite le dira, puisque le nouveau roman de Michael Cunningham se termine quatre ans plus tard, au moment où Barack Obama a de bonnes chances de l’emporter malgré la présence de l’effrayant « ticket » John McCain-Sarah Palin.
L’anecdote, chez l’auteur des Heures, est le prétexte à une exploration en profondeur des émotions et des variations psychologiques qui affectent ses personnages et leurs relations. Le lien entre les deux frères, Barrett et Tyler, se voile de quelques omissions. En effet, s’ils prétendent tout se dire, ils gardent quand même, chacun de son côté, quelques secrets inavouables. Barrett ne parle pas à Tyler de sa vision nocturne, peut-être parce qu’il craint d’être moqué, peut-être aussi parce qu’il se demande parfois s’il ne l’a pas rêvée. Tyler, de son côté, cache soigneusement à Barrett qu’il continue à se droguer, parce qu’il veut paraître sorti de cette période de sa vie.
Leurs ambitions sont très éloignées : Barrett n’est jamais aussi heureux qu’en pliant des t-shirts dans la boutique de Beth et son amie Liz, où il est un vendeur discret et efficace, Tyler rêve de composer des chansons aussi bonnes qu’il le voudrait, et d’en vivre. Peut-être cela arrivera-t-il, s’il ne se jette pas par la fenêtre lors d’un mauvais trip…
Les possibilités sont ouvertes pour la plupart des protagonistes : la vie ou la mort pour Beth, l’amour ou la solitude pour Barrett, le succès ou l’indifférence pour Tyler. Il en va de même avec les personnages secondaires, dont certains, on pense en particulier à Liz, occupent une place importante dans le réseau affectif ainsi bâti sur des bases solides mais qui n’échappent pas aux fêlures.
A travers ces fêlures se glissent des flocons de neige, composés comme on sait de fragiles cristaux tous différents, qui arrivent, au début du roman, jusque dans la chambre de Beth et Tyler. La fenêtre est ouverte, ils « tombent en tourbillonnant sur le plancher et au pied du lit. » Est-ce un de ces cristaux qui se glisse sous la paupière de Tyler et lui irrite l’œil ? La scène aura son écho tout à la fin quand Tyler, éprouvant une gêne qui ressemble à celle d’il y a quatre ans, retrouve le moment passé : « Un souvenir inattendu lui traverse la mémoire (et il ne date pas d’hier !) : ce cristal de glace qui était entré dans la chambre – il y a combien de temps ? Quand Beth était mourante […] ; quand Tyler était sorti du lit et avait refermé la fenêtre ; quand il était tellement sûr de pouvoir tout prendre en charge, tout le monde… »
Ainsi, Michael Cunningham tire des fils discrets qui traversent les époques : 2004, 2006, 2008, trois moments pendant lesquels s’écrivent les destins croisés de quelques hommes et femmes dont nous nous sentons proches pour les avoir connus aussi bien, mieux peut-être, qu’ils se connaissaient eux-mêmes.

dimanche 20 mars 2016

Olivier Bourdeaut manque un prix littéraire

Quatre voix seulement pour En attendant Bojangles, et six pour le premier roman d'Emmanuelle Pirotte, Today we live. Le nom de famille est connu, le prénom l'était moins mais le Prix Edmée de La Rochefoucauld le met en lumière. C'est bien, parce que le livre le mérite. C'est bien aussi, parce que ça change un peu.
Le curé a cru sauver Renée, dont la courte vie a déjà couru bien des dangers, en la confiant à deux Américains, qui l’ont emmenée dans leur jeep. Sinon que ces présumés sauveurs, infiltrés entre des lignes qui bougent encore dans les Ardennes belges en décembre 1944, n’ont d’américain que l’apparence. Et que le curé vient d’offrir à deux authentiques SS l’occasion d’exécuter une petite Juive de six ou sept ans. Sinon, encore, que l’un des deux, saisi d’un accès de pitié qu’il serait bien en peine d’expliquer, tue son compagnon et laisse en vie leur victime désignée.
Mathias s’est d’un coup fermé toutes les issues. Aux yeux des siens, les Allemands, il est coupable de meurtre en temps de guerre et d’avoir renié une doctrine inébranlable. Aux yeux des Américains dont l’armée se trouve dans la région, il est coupable d’espionnage, de port d’uniforme interdit, et on pourrait probablement ajouter quelques crimes à ses crimes. Restent les Belges, les civils, parmi lesquels il se rencontre autant de courageux que de lâches, tous ébranlés, quoi qu’il en soit, par le retour d’Allemands plus décidés que jamais à vendre chèrement leurs derniers espoirs de victoire, ou plutôt de retraite retardée…
Au point de départ, Today we live était un scénario de long métrage, écrit par Emmanuelle Pirotte et Sylvestre Sbille. Le sujet se prête en effet à un tournage : le triple jeu de Mathias et ce qu’autour de lui on en devine, ou non, donne au héros une épaisseur intéressante. Et le décor naturel est aussi fascinant que le moment historique. Que le film se fasse un jour ou non, Emmanuelle Pirotte a bien fait de transformer le scénario en premier roman. Elle y fait preuve d’un véritable talent pour insuffler de la vie à travers les mots, pour porter à incandescence des situations tragiques et des ambiguïtés mortelles.
Vérité et mensonge se côtoient de si près que les deux se confondent parfois. Il ne reste, pour comprendre, ou croire comprendre, que les actes.

vendredi 18 mars 2016

L'autre saison des prix littéraires, suite

Olivier Bourdeaut emprunte le chemin suivi, en 2014, par Maylis de Kerangal avec Réparez les vivants. La réédition de ce roman en collection Folio était proposée avec une bande: "Le roman aux 10 prix littéraires". Pas assez de place pour les citer tous, en effet. J'en avais empilé quelques-uns dans une note de blog: les prix du Roman des étudiants, RTL/Lire et Orange. Les deux premiers, pour Olivier Bourdeaut et En attendant Bojangles, c'est fait. Il s'y est ajouté, hier soir, le Prix du Roman France Télévision (côté essai, c'est le Journal d'un vampire en pyjama, de Mathias Malzieu, qui l'a décroché).
"Et de trois!", lâche l'éditeur sur sa page Facebook, en proposant un nouveau bandeau rouge, provisoire probablement, parce qu'il faudra bien l'intégrer au précédent. Voici les deux versions actuelles, celle du site et celle de Facebook.


Problème de riche, bien sûr. Problème aussi d'un coup de projecteur trop appuyé sur un seul livre, quand tant d'autres mériteraient mieux que de récolter des miettes...
Chaque fois qu'un ouvrage monopolise les prix, j'en veux un peu, voire beaucoup, aux différents jurys et je me demande s'ils ne sont pas aussi moutonniers que peut l'être une partie du public - la partie pour laquelle un chiffre de vente est un argument de qualité.
Heureusement, il n'y en a pas tout à fait que pour Olivier Bourdeaut.

Catherine Poulain a reçu le Prix Mac Orlan pour son formidable roman, Le grand marin. Son premier livre, elle aussi.
La pêche à la ligne, cadre favorable à la méditation, n’est pas le genre de Catherine Poulain. Son premier roman, Le grand marin, nous entraîne sur des mers secouées, du côté de l’Alaska, pour des campagnes de pêche à l’ancienne. La fatigue, la douleur, la peur règnent, avec quelques moments d’exaltation. Mais ceux-ci se produisent plus aisément sur terre qu’en bateau, quand par exemple les pêcheurs repeignent la ville en rouge. C’est-à-dire, pour l’exprimer crûment, vont se saouler la gueule.
Dans un contexte très masculin, Lili, femme menue mais aux mains puissantes et à l’esprit libre, fait tache. Elle veut pêcher pour échapper à la routine dans laquelle elle s’engourdissait en France. Elle n’a pas les papiers nécessaires, tout le monde n’est heureusement pas à cheval sur les règlements. Mais elle doit s’imposer parmi les marins-pêcheurs, sur les bateaux comme dans les bars, ce n’est pas gagné.
Catherine Poulain a dû vivre cette existence précaire, les mains blessées, le corps rompu, le sang des poissons giclant jusqu’au visage. L’expérience personnelle ne suffit certes pas pour écrire un roman qui emporte le lecteur dans les mêmes émotions. Il y faut quelque chose en plus, qu’on appellera le talent pour faire vite. Si Le grand marin nous fait vibrer au rythme des vagues et des prises, à celui des bières et du manque de sommeil, c’est parce que l’écrivaine impose, avec son entrée en littérature, un langage aussi âpre et heurté que ce dont elle nous parle. On entend les cris, on les reçoit comme des chuchotements…
Si le titre se rapporte à un homme – le grand marin s’appelle Jude, comme son père, comme son frère –, et non à l’activité qui occupe principalement Lili, c’est bien parce qu’une histoire d’amour fait surface. Mais peut-être va-t-elle se noyer, tant l’attirance réciproque sur laquelle elle se construit est minée par des désirs contradictoires.
Reste la question du pourquoi. Pourquoi s’engager avec autant de volonté dans une activité éreintante et dangereuse ? On trouve plusieurs réponses au fil des pages. Dont celle-ci, qui les résume au mieux : « Je veux m’épuiser encore et encore, que rien ne m’arrête plus, comme… comme une corde tendue, oui, et qui n’a pas le droit de se détendre, tendue au risque de se rompre. » On est très loin, en effet, de la pêche à la ligne, et plus proche de ce qui doit motiver des sportifs de l’extrême. Si étrangères au lecteur que soient ces aspirations, il les partagera volontiers le temps d’un livre.

Et Astrid Manfredi a été choisie par le jury du premier Prix Régine Deforges, réservé à un premier roman, grâce à La petite barbare.
Avec son « cri de cheyenne sans tribu », l’héroïne du premier roman d’Astrid Manfredi se fait entendre. Tous les moyens sont bons pour rendre supportable et abréger son séjour en prison. Sa voix est pleine de colère, elle gronde comme celle d’un fauve avec, dans un coin de sa tête, quelques modèles, de Nabilla à Marguerite Duras. Et l’espoir de vivre pleinement au rythme de ses 21 ans : boîtes de nuit et shots de vodka. Bientôt libre, elle fait provision d’une énergie qu’elle partage.

jeudi 17 mars 2016

Paris Libé Livre des écrivains

Oui, on s'y mélange un peu, comment voulez-vous qu'il en aille autrement quand on change le nom d'une manifestation à laquelle François Mitterrand - pardon, François Hollande, mais on parle presque plus de Mitterrand ces jours-ci, à l'occasion de l'anniversaire de sa mort - ah! les anniversaires, et comme ils nous encombrent la mémoire qu'on aimerait vive plutôt que morte, il semble que c'est un devoir, mais là, peut-être ne parlons-nous pas de la même chose et faudrait-il, au présent, tenir compte de ce qui, dans le passé, peut représenter fierté de l'homme debout.
Que disais-je? François Hollande, donc, a passé deux heures à la soirée inaugurale de Paris Livre à tâter le cul des romanciers. Non, ça, c'est pour les vaches, à Paris Agriculture. Je recommence: François Hollande aurait, nous disent les envoyés spéciaux porte de Versailles, échangé quelques mots avec Mathias Enard, romancier, mais qu'est-ce qu'un roman pour quelqu'un dont on dit qu'il n'en lit pas? Heureusement, Boussole tire le regard du côté de l'Orient, ça peut faire un sujet de conversation, même entre un président et un romancier. A moins de comparer le tirage d'un Goncourt à celui du livre de Nicolas Sarkozy. Tiens! il n'était pas là, lui? Ben non, ce n'est pas le soir de l'inauguration qu'on signe des livres en retroussant ses manches et en serrant de la main gauche une main de lecteur potentiel.
Mais, du lecteur, s'agit-il de la main gauche ou de la main droite? Christine Angot ne nous le dit pas, dans son "entretien-reportage en campagne" avec Nicolas Sarkozy qui, de la main droite, tient le stylo avec lequel il dédicace à tour de bras (droit). Sarkozy-Ui, pour revenir à une histoire ancienne que rappelle Angot, car elle a le souvenir du temps long, Christine qui fait office de rédactrice en chef du Libé des écrivains traditionnellement publié le jeudi du Salon du Livre et même, car les meilleures traditions sont faites pour être préservées, quand le Salon du Livre devient Paris Livre.
Rédactrice en chef, Christine Angot écrit donc l'édito. Bon. Je vous en parle? Non, lisez, vous verrez par vous-même ce que vous en penserez. Curieusement, dans le "making of" du Libé des écrivains, à 15h50, le titre qui signale aux lecteurs que les journalistes se sont mis en congé est prévu en cyan. Ce n'est pas la couleur qui apparaît sur mon écran (oui, je lis Libé en édition numérique, c'est plus rapide que de le faire venir par avion). Mais, de toute manière, Christine (soyons familier) ne savait pas ce que c'était, "cyan". Un gros mot?
Fâchée avec les dictionnaires, Christine? Dans son dernier livre, Un humour impossible, elle a cette conversation (et l'on connaît la place des conversations dans son oeuvre) avec son éditrice:
J’ai regardé mon éditrice. Quand elle est comme ça, je suis interloquée. Ça se dit interloquée? C’est un mot que je connais pas trop bien. Je lui demande: — Interloquée je peux l’écrire? — Mais oui, c’est pas un gros mot. Ça va même un peu étonner vos lectrices-teurs qui vont croire que vous avez ouvert un dictionnaire par inadvertance mais tant pis. — Par quoi? — Inadvertance. — C’est pas un gros mot non plus? — Non, ça veut dire par mégarde ou par inattention. — Ah mais j’ouvre jamais un dictionnaire par inattention, je l’ouvre jamais par rien, j’en n’ai même pas!
Oups! Vous voyez, à force de changer de nom pour désigner les choses et les gens, voire de main pour leur serrer la pince (aux gens, pas aux choses), je m'y suis complètement perdu. Suis-je bête! Il ne s'agit pas de Christine Angot, dans l'extrait que je viens de citer, mais de Christine Anglot et, j'en suis certain, cela n'a rien à voir.

mardi 15 mars 2016

La mort d'Anita Brookner, romancière majeure en mode mineur

Hôtel du Lac a probablement été le livre phare par lequel de nombreux lecteurs sont entrés dans l'oeuvre d'Anita Brookner, dont on vient d'apprendre la mort, à l'âge de 87 ans. Ce roman avait reçu le Booker Prize en 1984, il avait été précédé de quelques autres et a été suivi, avec régularité dans le temps et constance dans la qualité, de nouveautés qui, sans jamais révolutionner l'art romanesque, lui ont apporté un ton singulier, retrouvé à travers trois titres dont j'avais parlé lors de rééditions au format de poche, sans respect de la chronologie de son écriture. (Mais en me disant aujourd'hui qu'il y a quelque chose d'injuste dans le monde de l'édition française, ces ouvrages étant épuisés.)

Sofka
Anita Brookner a changé de statut depuis ses débuts de romancière : elle était une critique d’art qui abordait la fiction. Elle est devenue, livre après livre, un auteur dont on attend les nouveaux ouvrages avec la certitude d’y retrouver une finesse d’analyse psychologique sans lourdeur : les éléments qui nous permettent de comprendre qui sont exactement les personnages sont proposés au cours d’une tranche de vie, et ce sont les morceaux d’un puzzle qui finit par devenir une image complète.
Sofka est une femme venue d’Europe centrale. Elle régente son petit monde comme une chef de tribu, investie d’un pouvoir de droit divin qui l’autorise à infléchir la vie des siens dans le sens où elle le juge bon. Elle ne manque pas de fantaisie, ses idées très arrêtées sur ce qu’il convient de faire ou non n’étant pas vraiment conventionnelles. Son portrait est un séduisant morceau de bravoure.

Julia et moi
Il existe un ton « Anita Brookner », que connaissent bien les amateurs de littérature anglo-saxonne depuis Sofka et Regardez-moi, avec près d’une quinzaine d’ouvrages disponibles maintenant en traduction. Une sorte de musique confidentielle à travers laquelle se déploient des personnages féminins aux prises avec leur identité au sein de la société. Les caractéristiques féminines sont cependant souvent moins importantes que les aspects strictement personnels – mais il est vrai qu’il est difficile de séparer ces éléments…
Fay, la narratrice, et Julia sont deux amies liées non seulement par un homme qui a traversé leur vie à toutes deux mais aussi par des inclinations communes et une attirance qui dégage un parfum vaguement homosexuel – c’est souvent le cas chez Anita Brookner, relève la préfacière Floriane Vidal, dont l’analyse est à la hauteur de la finesse des sentiments exprimés dans le roman.

Mésalliance
Dans l’œuvre d’Anita Brookner passent des femmes aux problèmes apparemment mineurs (on pourrait d’ailleurs dire d’Anita Brookner qu’elle écrit en mode mineur) et qui cependant vivent de véritables drames. Mésalliance, qui doit être son quatrième ou cinquième roman, est bien dans sa manière et peut servir, pour les lecteurs qui ne la connaissent pas encore, d’introduction à ses autres livres.
Blanche Vernon vit seule et ne sait que faire de sa vie. Quand elle croit lui trouver un sens, elle découvre que tout cela est un leurre auquel elle s’est laissé prendre avec une certaine complaisance, malgré le regard aigu qu’elle jette sans cesse sur chacun de ses agissements…

lundi 14 mars 2016

Lily Brett d’Auschwitz à Mick Jagger

Aucun livre de Lily Brett n’avait été traduit en français avant Lola Bensky. Ce roman paru en mai, d’inspiration très autobiographique, est une belle découverte que les jurés du Médicis ont saluée avec leur prix du roman étranger.
Il propose une vision inhabituelle des stars du rock à Londres et aux Etats-Unis dans les années soixante. Lola Bensky, qui a vingt ans et travaille pour un magazine australien, les rencontre toutes. De Jimi Hendrix à Mick Jagger, de Jim Morrison à Sonny and Cher, de Janis Joplin à The Mamas & The Papas, des Who à Cat Stevens, elle fréquente une faune en apparence étrange mais facile à apprivoiser. Il lui suffit d’évoquer ses problèmes de poids ou ses origines juives – elle est née en Allemagne après la guerre que ses parents juifs ont passée en partie à Auschwitz. Et la conversation prend un tour inattendu, presque familier, comme si d’évoquer des drames lointains éveillait chanteurs et musiciens à eux-mêmes. Ils oublient leur image, Mick Jagger prépare du thé, Jimi Hendrix explique comment il met ses bigoudis…
Le contraste est brutal entre ce qui hante Lola Bensky, la culpabilité d’avoir été conçue par des survivants, et la frivolité du milieu auquel son travail la mêle. En gardant ses distances : elle ne sera jamais pareille à Linda Eastman, la photographe qui épousera Paul McCartney. Au contraire, elle restera rongée par le passé et ses problèmes de poids. N’a-t-elle pas été appelée la « grosse journaliste australienne » ? Difficile à oublier, même beaucoup plus tard, quand les régimes auront fini par triompher de son tour de taille, qu’elle sera devenue, à New York, une romancière à succès et l’épouse d’un peintre à la mode.
Lola Bensky est une femme remarquable qui manque cruellement de confiance en elle. Le passé de sa famille l’explique en partie, bien sûr, ses rondeurs étant à ses yeux une injure à la maigreur de ses parents à la sortie d’Auschwitz.
La part la plus importante du roman la montre jeune journaliste, vivant un moment clé de la culture de son époque en assistant au festival de Monterey en 1967. Ensuite, les années passent. C’est le retour en Australie et le mariage avec un musicien qui y a eu son heure de gloire, bien oubliée. L’écriture de portraits fouillés et appréciés, puis de romans policiers à la cinquantaine. C’est, tout à la fin, un sourire avec Mick Jagger, qui ne l’a peut-être pas vraiment reconnue et qu’elle apprécie de revoir en pleine forme, plus de quarante ans après.
Un beau, un très beau roman.

dimanche 13 mars 2016

14-18, Albert Londres interviewe le président du Conseil serbe




L’armée serbe se reconstitue – Interview de M. Pachitch

(De notre envoyé spécial.)
Corfou, … mars.
Les opérations prochaines qui vont avoir lieu dans les Balkans seront certainement un des principaux événements militaires de 1916. Du succès de cette campagne peut dépendre plus qu’on ne croit. Nous n’irons pas jusqu’à préciser les espérances de ceux qui savent et dirigent, mais elles sont telles et chacun les verra bientôt si clairement, qu’avant peu les yeux du monde seront de nouveau fixés sur Salonique.
Dans combien de temps ? Cela dépendant pour une partie de la nouvelle armée serbe, j’ai demandé à M. Pachitch, président du Conseil, si ses troupes seront bientôt prêtes à rejoindre l’armée Sarrail ?
M. Pachitch m’a répondu :
— La date où la réorganisation de l’armée serbe sera un fait accompli n’est pas éloignée. Tout le monde travaille de toutes ses forces et ce qui est déjà fait, je vous le dis avec joie, est simplement admirable. On ne peut pas aujourd’hui, dans le tourbillon des événements, juger à sa juste valeur l’immense effort qui fut accompli pour évacuer notre armée d’Albanie, et qui s’accomplit encore pour la réorganiser. Dans l’histoire de la guerre actuelle cet effort prendra une place considérable. Et cet effort-là n’aura pas été perdu.
— Vous avez alors toute confiance dans la prochaine campagne des Balkans ?
— Toute confiance. Quand nos soldats reverront la Macédoine et qu’on leur dira : « Là, derrière sont vos maisons, vos familles, vos champs ». Ah ! monsieur, de quel élan et sous n’importe quel feu partiront nos soldats. Pourquoi penser alors que cet élan sera vain ? Surtout, nous ne serons plus une petite troupe sans moyens et sans alliés, nous serons une aile de l’armée franco-anglaise qui de jour en jour devient plus forte.
— Ne serons-nous que Serbes, Français et Anglais, monsieur le président ? Ne pensez-vous pas que la Grèce, enfin convaincue pourrait aussi à ce moment se joindre à nous ?
— La guerre européenne actuelle touche de si près les intérêts grecs que j’ai le ferme espoir que la Grèce tôt ou tard interviendra.
Ses intérêts tels que je les conçois ne peuvent lui désigner sa place ailleurs qu’à côté de l’Entente. Je sais que l’on fait déjà et qu’on fera beaucoup encore pour l’en empêcher, mais l’instinct grec a toujours été un très sûr guide pour les hommes politiques de l’Hellade et il ne peut les mener qu’à côté de la Serbie.

« L’ennemi travaille dans du roc »

— Que pensez-vous, monsieur le président, des efforts que font les Autrichiens pour se concilier la population serbe ?
— Les Autrichiens, les Hongrois et les Bulgares font en effet tous leurs efforts pour se concilier notre peuple. Ils n’y réussiront jamais. Il y a quelque chose d’irréconciliable entre ces peuples et nous. N’avons-nous pas, dans le temps, essayé de tout pour être bien avec la monarchie des Habsbourg et même avec la Bulgarie ? Nous nous sommes toujours butés à des difficultés insurmontables. L’esprit de liberté et l’indépendance des Serbes étaient toujours un obstacle. L’Autriche-Hongrie voulait une Serbie économiquement et par là politiquement subjuguée à elle et la Bulgarie voulait l’hégémonie dans les Balkans. Notre peuple ne l’a pas oublié. Aussi nos ennemis travaillent dans du roc.
— Une chose encore et qui doit sûrement retenir vos préoccupations, monsieur le président. Que pensez-vous du mouvement de descente que les Autrichiens tentent d’effectuer en Albanie ?
— Je pense que les Alliés doivent trop bien comprendre l’importance qu’aurait une avance des troupes ennemies en Albanie et la valeur stratégique du front albanais dans les futures opérations des Balkans pour qu’ils ne prennent pas toutes les mesures en conséquence.
Albert Londres.
Le Petit Journal, 13 mars 1916


La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 15 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).