Oui, François Weyergans était un pote et la nouvelle de sa
mort, ce soir, me choque forcément. Nous avons passé ensemble des moments
impossibles à raconter en public, nous avons ri (parfois en buvant) jusqu’au
bout de nuits enfumées – ses Gitane maïs, qu’il fallait rallumer tout le temps…
Mais peu importe, après tout, il me restera des souvenirs de
l’homme et les livres les prolongeront. J’étais trop peu curieux de littérature
contemporaine (ça commençait à peine) quand son premier roman, Le pitre, est paru en 1973. Je l’ai lu
plus tard, j’ai été impressionné. J’avais entre-temps pris en route son œuvre
hilarante et déchirée, celle d’un fantaisiste doublé d’un clown triste, d’un
illusionniste qui écrivait comme il rêvait le cinéma – un art qu’il avait pratiqué
aussi, cela se voit dans les romans. Il désespérait ses éditeurs qui
attendaient des textes souvent bien moins avancés que ce qu’il disait, et
c’était alors le temps des promesses non tenues. Ou plus tard, mais alors,
quels cadeaux !
Tu me manques déjà, cher François. Où que tu sois, continue
à raconter des histoires invraisemblables pareilles à d’éphémères bulles de
savon – elles en ont les couleurs et la légèreté, la fragilité aussi, mais
elles marquent sur les vitres, les murs, les esprits où elles explosent.
J’ai retrouvé ceci, que j’ai écrit sur toi, j’espère que tu
me pardonneras. Il manque des textes plus anciens, j’espère que tu en
éprouveras du soulagement. Même s’il aurait été pas mal de retrouver ce que tu
me disais à la sortie de La vie d’un bébé,
à propos de son montage « cut » très cinématographique… Quant à ton
habit d’académicien, il m’a toujours fait bien rigoler, je peux te le dire
maintenant.
1989
La grâce insolite de
François Weyergans
Longtemps attendu, le nouveau roman de François Weyergans
est enfin arrivé. On ne regrette pas d’avoir pris patience : Je suis écrivain – titre provocateur sur
lequel il s’explique par ailleurs – est une construction d’une rare perfection
dont la lecture procure, pour des raisons diverses, un plaisir constant.
Le roman est placé, dans le premier chapitre, sous l’emblème
des mots et du goût qu’on peut avoir en jouant avec eux : adolescent, le
futur écrivain invente l’expression « se mastiquer le mastodonte », signe
d’une irrésistible vocation qui n’aurait pu être contrariée que par celle de
coureur cycliste, s’il n’y avait pas eu d’ennuyeuses étapes sur terrain plat.
Ni le terrain plat ni l’ennui ne sont des caractéristiques
de Je suis écrivain, dont l’humour
habite les trois niveaux de narration imbriqués les uns dans les autres.
L’écrivain, bien entendu, tente d’écrire. Avec difficulté, et
sans cesser de chercher de nouvelles solutions pour faire avancer ce livre qu’il
a décidé de consacrer au Japon. L’écrivain s’appelle Éric Wein, et les lecteurs
du Pitre, le premier roman de François Weyergans, se souviendront de ce nom qui
était déjà celui de ce personnage initial.
Le roman japonais existe, à l’état embryonnaire, à l’intérieur
de ce livre. Il raconte l’agonie de Toyotomi Hideyoshi, un chef de guerre
abattu par la maladie.
Mais comme un seul chapitre ne peut suffire, il faut trouver
une autre manière de parler du Japon. Eric Wein y envoie donc un double
imaginaire, choix logique pour un romancier. Ce double, Marc Strauss, est lui
aussi écrivain et se met à vivre sa propre vie dans un pays qu’il découvre en y
errant, comme s’il avait l’intention d’écrire, non un roman, mais un
matatabimono, c’est-à-dire un récit d’errance et de vagabondage.
Les images qui nous viennent de ce voyage sont une
formidable collection de cartes postales insolites. Où toujours les mots
gardent leur importance, peut-être davantage encore lorsqu’on ne les comprend
pas. Car le Japon est aussi, pour un Français, un pays à la langue opaque, à l’alphabet
incompréhensible. Il faut trouver d’autres moyens de percer le sens des
situations. Marc Strauss se moque de ne pas comprendre les mots, et il refuse l’intermédiaire
des spécialistes. Il préfère se fondre dans la foule, s’arrêter devant une
cascade, s’imprégner du Japon au lieu de l’expliquer. Au risque de se laisser
envahir par lui au point d’abandonner le roman et d’obliger Eric Wein à trouver
une fin imprévue.
François Weyergans donne ici l’impression d’être un gymnaste
particulièrement habile, qui inventerait des figures inédites avec une facilité
déconcertante – on sait bien que cette facilité de la représentation est le
fruit du travail à l’entraînement. A chaque instant, on pense qu’il va manquer
sa réception, se briser le cou. Et il rebondit avec plus de souplesse encore…
La foule, un instant médusée, applaudit bien fort à la fin
de ce numéro époustouflant.
RENCONTRE
Pourquoi avoir choisi
un titre aussi provocateur ?
Il est provocateur
dans la mesure où il est simple, et toutes les choses simples deviennent
provocatrices de nos jours, sans qu’on le fasse exprès.
Au départ, je voulais
raconter l’histoire d’un type qui se promène dans le Japon. Au lieu de me
casser la cervelle à lui trouver je ne sais quel métier, il valait mieux en
faire un écrivain. Il y a de plus en plus d’écrivains dans les romans et ce n’est
pas une mauvaise chose : ça permet d’évacuer la fausse reconstitution d’un
métier. En voyageant, on est amené à dire ce qu’on fait. Et dire : « Je
suis écrivain », c’est souvent un peu gênant. Sauf au Japon, parce que c’est
très facile à retenir comme mot et que cela provoquait des réactions de grand
respect. Non pas pour ma personne, bien sûr, mais pour la profession. C’est, bien
plus que chez nous, une civilisation de l’écrit. J’étais frappé de voir que cet
écrit si menacé en Europe était tellement respecté au Japon, qu’on nous
présente comme l’exemple de la modernité – qu’il est aussi, d’ailleurs.
En outre, je trouvais
bien d’utiliser l’affirmation du titre avec le mot « roman ». Ce n’est
pas un essai, ce ne sont pas des mémoires. Et il n’était pas sans intérêt d’affirmer
ça aujourd’hui où la littérature disparaît.
Avec le « je »
du titre s’installe aussi un début de confusion entre la personnalité de l’auteur
et celle des personnages, écrivains eux aussi…
Ce sont des
réminiscences de l’adolescence. D’abord, il y a ce film qui s’appelle Je
suis une caméra, que j’ai toujours trouvé
très bien – comme titre. Et d’autre part, il y avait, dans les années cinquante,
une collection que j’ai possédée : « Leur Métier ». C’était :
Je suis comédien, par Pierre Fresnay,
Je suis architecte, par je ne sais
plus qui, etc. J’étais fasciné par ça et je m’en suis rappelé après avoir
choisi mon titre. Quand on est adolescent, on est étudiant, on n’a pas de
métier, et peut-être ai-je rêvé, à quinze ans, de pouvoir à mon tour écrire
dans cette collection. Et puis je l’écris, après des détours compliqués, en
passant par la fiction.
Et en passant par le
Japon, ce qui est aussi un détour.
Il est important d’en
parler aujourd’hui autrement qu’avec à l’esprit la suprématie occidentale. La
seule chose que l’Occident admire au Japon, c’est la réussite sociale, celle
des grandes entreprises ! Mon rôle de romancier est de présenter un Japon
plus insolite, plus attendrissant.
Encore fallait-il
vouloir y aller, au Japon. C’était pour écrire un livre ?
Non. J’ai voulu y
aller pour me rendre compte de ce que c’était. J’étais en train d’écrire un
autre roman, sur un autre thème. J’ai eu de l’argent et je suis parti au Japon.
J’avais été très influencé par le cinéma japonais, et j’avais lu des livres sur
le bouddhisme zen. Si j’étais un homme d’affaires, je m’intéresserais davantage
au bouddhisme qu’à la Bourse de Tokyo, pour comprendre les mécanismes mentaux.
Le roman a été
annoncé plusieurs fois, et retardé. A-t-il été particulièrement difficile à
écrire ?
Oui. Mais il faut bien
dire qu’on a du mal à écrire. On voit de plus en plus à la télévision des gens
qui ne sont pas des écrivains, qui n’ont pas écrit leurs livres eux-mêmes. La
littérature, c’est difficile à faire. Et je trouve bien, au fond, que ce livre
ait été annoncé, parce que ça m’a obligé à le terminer…
1990
Entre le rien et le
presque rien
François Weyergans a terminé son nouveau roman comme Balzac :
en passant quelques jours à l’imprimerie, relisant les épreuves au fur et à
mesure qu’elles étaient composées – et s’apercevant trop tard de deux coquilles
qu’il a corrigées sur quelques exemplaires du livre déjà broché.
Anecdote sans intérêt ? Peut-être pas. À force de
travailler sous pression, François Weyergans finira bien par donner un chef-d’œuvre
absolu ou un ouvrage complètement raté. Disons-le d’emblée, Rire et pleurer n’est ni l’un ni l’autre.
Sur un chemin étroit entre le rien et le presque rien, François Weyergans y
tire le fil d’une vie, pendant quelques jours, auscultant au plus près les
états d’âme du biologiste Michel Zednik après le départ de Sophie, sa femme. C’est
un art de la miniature, parce que les événements ne sont pas de ceux qui
bouleversent le lecteur, emportent l’enthousiasme, mais ils sont plutôt les
petits frémissements qui permettent de constater, auprès d’un corps allongé, qu’il
respire encore…
Donc, Michel Zednik survit au départ de sa femme. Mais il
est totalement désorienté. Il imagine les raisons pour lesquelles elle aurait
pu le quitter, et comme il ne peut pas les vérifier, puisqu’elle n’a pas laissé
d’adresse, toutes les suppositions sont permises. Il ne va pas très bien, il
remue « des idées inutiles sur le
charme de la présence dans l’absence. »
La seule chose plutôt comique dans ce qui lui arrive – mais
lui ne peut y voir un trait d’humour, tandis que le lecteur sourit –, c’est une
des raisons pour lesquelles sa femme n’arrive plus à vivre avec lui : « Entre autres, je ne supporte plus de
voir défiler toutes les saintes du Paradis dans mon lit. » Michel
Zednik, en effet, a l’habitude, originale mais fâcheuse en l’occurrence, d’invoquer
les noms de saintes qui lui passent par la tête pendant qu’il fait l’amour. Pour
retrouver son équilibre, il devrait peut-être rencontrer une femme qui trouve
cela excitant plus longtemps que Sophie. Patience…
Le travail étant, comme chacun sait, un excellent dérivatif
aux peines de cœur, Michel Zednik part donc au congrès de Barcelone auquel il
avait prévu de participer. Mais pendant sa communication, ses pensées
vagabondent. Pour se remettre de ses émotions, il embarque sur un bateau vers l’Italie
où, pense-t-il, il pourra retrouver sa fille aînée, enfant d’un premier mariage.
L’autre dérivatif aux peines de cœur étant un nouvel amour, celui-ci lui tombe
dessus sous l’aspect extérieur d’une jolie jeune femme, Ursule, navigatrice
chevronnée qui lui propose rapidement de prolonger le voyage en sa compagnie. Ursule
est, elle aussi, une originale. L’air d’une fille facile, mais en réalité tout
le contraire. D’ailleurs, Michel ne sait même pas vraiment s’il a envie d’une
aventure amoureuse avec elle. Cependant, quand elle n’est pas là, elle lui
manque très vite. En outre, le mystère de ce personnage reste entier : une
part importante de sa vie lui est étrangère, comme le passé de Michel Zednik n’appartient
pas à Ursule – dont ce n’est peut-être même pas le vrai prénom.
Peu importe : d’une certaine manière, la fantaisie d’Ursule
repose Michel, sans malheureusement lui faire oublier Sophie.
Au terme du roman, Michel Zednik n’est pas plus avancé qu’au
début. Tout juste s’il commence à entrevoir le moyen de s’en tirer. Quant au
lecteur, il referme le livre avec le sentiment d’avoir été mené en bateau, au
propre comme au figuré, dans une circumnavigation autour d’un individu – un
voyage qu’on abandonne à la fois satisfait de rentrer au port et déçu qu’il se
termine déjà. Restent quelques images, comme des photos de vacances destinées à
fixer le souvenir de ce qui s’estompe déjà. Est-ce suffisant ? Il n’est
pas de réponse générale à cette question.
1992
Le rire de Weyergans
François Weyergans est quelqu’un qui rit beaucoup, mais d’un
rire contenu, peu expansif, comme chargé d’une certaine ironie envers lui-même.
Si Melchior, le personnage de La démence du boxeur, devait le décrire, peut-être le ferait-il ainsi : « Quand Melchior pensait à ses amis, c’était
de leur rire qu’il se souvenait le mieux »…
Le souvenir est un des thèmes essentiels de ce livre puisque
Melchior, à quatre-vingt-deux ans, a sa vie plutôt derrière lui. Mais, bien que
s’étant consacré au cinéma – il a été un grand producteur –, c’est récemment qu’il
s’est décidé à tourner lui-même un film. Un désir d’enfant qui veut connaître
ce plaisir avant de mourir…
Livre beau, grave et triste à la fois, La démence du boxeur est peut-être ce que François Weyergans, auteur
cependant déjà de quelques ouvrages qui ont fait date, a écrit de mieux.
RENCONTRE
Vous aviez déjà, dans
« Le Radeau de la Méduse », parlé de la façon de faire un film, mais
c’est la première fois que vous parlez du cinéma…
Dans Le Radeau de la
Méduse, je parlais de télévision ! Il y a une frontière nette entre la
télévision et le cinéma.
Ici, il y a d’une part
le plaisir de mettre le cinéma dans un roman – il faut bien abriter ce pauvre
cinéma quelque part, il n’a plus trop d’endroits où aller, donc on peut
peut-être le recueillir dans la littérature – et, d’autre part, il y a aussi, très
enfoui, mon désir d’écrire une histoire du cinéma, que je sais très bien que je
n’écrirai jamais.
Il s’agit, pour
Melchior, de retrouver un cinéma « à l’ancienne », en quelque sorte…
Ces mots, « cinéma
à l’ancienne » me hérissent un peu, mais on est d’accord sur les choses. C’est
un peu ambigu. Avant tout, je voulais faire le portrait d’un personnage âgé. Et,
comme toile de fond, j’ai pris le cinéma. Il y a au départ un désir très naïf. Je
me suis dit : ce serait bien que je fasse un livre dans lequel on parle de
cinéma parce que ça me permettrait, pendant que je l’écris, de regarder plein
de films sur mon magnétoscope. Mais je n’ai pas de magnétoscope et, au lieu de
mener une vie de pacha en regardant des films et en écrivant de temps en temps
trois lignes, je me suis retrouvé à mener une vie de forçat, à n’écrire que des
lignes qui ne conviennent pas, qu’il faut raturer et refaire, pendant presque
deux ans, sans même avoir le temps d’aller au cinéma !
Ce Melchior saisi à
la fin de sa vie, est-ce qu’il pourrait être vous-même, plus tard ?
Je ne crois pas. Je n’aurais
jamais été producteur ou distributeur. Je lui ai fait avoir quelques attitudes
de base que j’admire dans la vie, que j’essaie d’atteindre moi-même sans y
parvenir toujours…
Une des choses qui
frappent dans son caractère, c’est le goût presque joyeux qu’il éprouve pour l’échec.
Est-ce ainsi que vous pouvez vivre l’échec ?
Je n’ai pas de goût
pour l’échec. Je pense qu’il faut arriver à construire une certaine sorte de
vision du monde, ou une sorte d’armure qui fait qu’on souffre le moins possible.
Ça se paie assez cher parce que, en contrepartie, si on souffre le moins
possible, les joies sont peut-être ressenties moins fortement, parce qu’on
apprend à avoir du recul, à avoir un regard un peu ironique ou cynique. C’est
assez lacanien, pour employer un adjectif qui était à la mode il y a quinze ans,
mais c’est vrai. La psychanalyse, telle qu’elle m’intéresse, je ne pense pas qu’elle
guérisse mieux qu’un médicament, ni moins bien, mais elle peut donner une sorte
de philosophie.
Ce roman n’est-il pas,
d’une certaine manière, et bien que différent, cousin de « Macaire le
Copte » ?
Oui, Melchior a un
côté Macaire, j’en étais un peu conscient. Je voulais faire un Macaire laïc, comme
pour répondre à toutes sortes de gens qui me disent que ce qu’ils préfèrent
dans mon œuvre c’est Macaire. Moi pas,
par exemple. Je vois bien d’où ça vient : d’une grande vague mystique, un
mysticisme qui n’est pas trop vaseux.
Le côté ascétique de
ces personnages semble aussi bien vous correspondre…
Peut-être. Mais il y a
aussi le fait que, dans ce livre, la mort prend la place qui était celle de
Dieu dans Macaire. C’est pour ça que
je le dis plus laïc.
La mort serait donc
le vrai sujet de La démence du boxeur ?
Disons-le. C’est un
vieux monsieur sympathique, plein d’ardeur, plein de vie, mais qui vit
tragiquement parce qu’il va mourir tout seul. J’aimais bien montrer la jeunesse
d’un type vieux, aussi. J’ai inventé plein de jeux d’enfants. Quand on écrit, on
peut inventer des enfances qui ne sont pas vraiment les nôtres – rien de tout
cela ne m’est arrivé. Mais les mêmes souvenirs d’enfance à quarante-trois ans, ce
ne serait pas bien…
L’essentiel n’est-il
pas la perspective, le point de vue ?
Oui. Et là, le
narrateur est vraiment très loin, mais on peut croire que c’est Melchior qui
parle. C’est technique. Il ne faut pas qu’il y ait de verbes clinquants. Quelques
personnes me reprochent ça et disent qu’il y a trop d’auxiliaires. Mais moi, dès
que je peux remplacer n’importe quel verbe par « être » ou « avoir »,
je n’hésite pas, c’est mieux !
Les prix Goncourt et
Renaudot à Chamoiseau et Weyergans
On a cru jusqu’à 13 heures, hier, qu’une maison d’édition
n’appartenant pas au cercle restreint des habituelles écuries gagnantes lors des
courses littéraires d’automne, pouvait l’emporter. Mais Albin Michel, avec le
roman de Patrick Besson (Julius et Isaac),
n’a récolté que trois voix au Goncourt, contre sept à Gallimard pour le roman
de Patrick Chamoiseau (Texaco), lauréat.
Celui-ci, qui était un des deux favoris du Renaudot, a donc été logiquement
écarté au profit de François Weyergans (La
démence du boxeur, chez Grasset), cinq voix contre trois à Bernard Chambaz
(L’arbre de vies, chez Bourin).
Le bonheur du lecteur se double cette année, pour nous
particulièrement, d’une importante récompense attribuée à notre compatriote
François Weyergans, né en 1941, qui était souvent, jusqu’à présent, passé à
côté des prix littéraires d’automne – sauf en Belgique puisque Macaire le Copte lui avait valu déjà la prix
Rossel en 1981. On nous pardonnera donc, pour une fois, et malgré l’admiration
qu’a fait naître, à la lecture, le roman de Patrick Chamoiseau, de donner la
priorité au prix Renaudot, d’autant que c’est la deuxième fois, dans l’histoire
récente, qu’un lauréat du prix Rossel se voit confirmé par un jury parisien – le
précédent était Pierre Mertens, prix Rossel 1970 et prix Médicis 1987. Affirmera-t-on
encore que nos écrivains ne sont pas prophètes en leur pays ?
Toujours est-il que La
démence du boxeur a beaucoup à voir avec Macaire le Copte. Certes, il ne s’agit plus d’un ermite dans le
désert mais d’un producteur de cinéma. N’est-ce pas, d’une certaine manière, la
même chose, la même solitude qui fait naître des désirs contradictoires ? Melchior
Marmont, quatre-vingt-deux ans, sait ne plus avoir de prise sur le temps. Celui-ci
s’est passé, il ne reviendra plus. Alors, il tente, avec les moyens qui sont
les siens, et en particulier l’argent, de récupérer un peu de son enfance. Il
achète la maison où il a passé toutes ses années de jeunesse, et, surtout, puisque
le cinéma est son univers, il tourne un film comme on en faisait autrefois.
Il faut se souvenir que François Weyergans n’est pas
seulement écrivain. Le cinéma l’a requis très jeune, sans doute en partie parce
que son père, Franz Weyergans, lui aussi romancier, était aussi critique
cinématographique, mais aussi parce que le langage de l’image lui convenait
particulièrement bien. « Écrivain
heureux et cinéaste maudit », comme il se définissait lui-même lors de
la remise du prix Rossel – gageons que, même si cette déclaration date d’il y a
onze ans, son avis n’a guère dû se modifier –, François Weyergans a vu la
diffusion de ses films souvent bloquée par des problèmes financiers et a connu,
en revanche, une carrière littéraire suivie de près à la fois par la critique
et le public : Le pitre (1973), Berlin mercredi (1978), Les figurants (1980, revu et réédité
plus tard sous le titre Françaises, Français),
Macaire le Copte (1981), Le Radeau de la Méduse (1983), La vie d’un bébé (1986), Je suis écrivain (1989), Rire et pleurer (1990) et maintenant La démence du boxeur. Il n’empêche que
le roman a fini par rattraper le cinéma, à moins que ce soit le contraire. En
tout cas, les deux se confondent autour d’un seul et même personnage dans le
livre que François Weyergans a publié lors de cette rentrée littéraire.
L’âge donne à Melchior le recul nécessaire pour comprendre
sa propre vie et, à l’intérieur de celle-ci, une sorte de fixation sur l’échec
qui le fascine. Il ne ressemble pas vraiment à François Weyergans mais celui-ci
nous disait quand même, il y a moins d’un mois : « Je lui ai fait avoir quelques attitudes de base que j’admire
dans la vie, que j’essaie d’atteindre moi-même sans y parvenir toujours. »
Comme presque toujours, François Weyergans parvient à tenir
son sujet à la fois à distance et à proximité du lecteur. Une légère ironie
teintée de drôlerie ce qui pourrait n’être que grave et, au bout du compte, même
si la mort est au bout du chemin, on en arrive à ne pas la craindre. La démence du boxeur est un des
meilleurs romans de François Weyergans, à la hauteur de Macaire le Copte – et il est donc logique que le Renaudot aille à
ce livre-ci après que le Rossel soit allé à l’autre.
1993
Entre la parole et l’écriture
(sur un portrait télévisé)
Un nouveau roman de François Weyergans était annoncé pour la
rentrée littéraire. L’éditeur avait même donné un titre (Le rendez-vous de septembre) et un résumé (« Les tribulations d’un écrivain qui vient de publier un livre qu’il
accompagne partout et jusqu’au bout ») à une revue professionnelle. De
sorte qu’on l’a attendu, et qu’on l’attend encore – en principe, jusqu’en
janvier. Il n’est pas toujours prudent de se fier à un homme qui travaille
jusqu’au bout de ses possibilités, qui monte et remonte une scène à la manière
d’un cinéaste pour lequel le temps et l’argent ne seraient pas comptés par des
producteurs impatients. L’émission de Marianne Sluszny et Guy Lejeune, Portrait de François Weyergans : du
pitre au fakir, vient à point pour nous faire patienter, ou au contraire
pour accroître l’impatience. Du moins nous apprend-elle deux ou trois choses
sur le livre à venir, et notamment son nouveau titre : Le fakir.
C’est anecdotique. Il est plus important qu’elle nous
présente un homme, écrivain et cinéaste, dans le cheminement de sa pensée et de
son travail, puisque le tournage s’est effectué au moment même où François
Weyergans tentait de terminer son livre. Dans une situation, par conséquent, contradictoire :
s’il consacre du temps à répondre aux questions de Marianne Sluszny, il
travaille moins à ce qui est l’essentiel à ce moment…
Mais la dispersion est, depuis longtemps – un document d’archive
des années soixante en fait foi –, une des caractéristiques fondamentales de
François Weyergans. Elle ne l’empêche pas, les rappels du passé sont aussi là
pour en faire la preuve, de manifester une grande cohérence, comme si, depuis
ses débuts, son travail, qu’il soit cinématographique ou littéraire, n’avait eu
de cesse de creuser un seul sillon, même avec quelques interruptions.
La grande qualité de cette émission est de nous faire
rencontrer un homme tel qu’en lui-même. Avec un côté farceur (Le pitre est le titre de son premier
roman), quand il présente des photos de famille, parmi lesquelles se trouve son
grand-père… c’est Hitchcock ! Avec aussi un côté fakir, qui accepte et
même revendique l’ascétisme du travail d’écrivain.
Parfois, cela dit, on se demande s’il se moque de lui-même
ou, gentiment, de la personne qui lui pose des questions. Mais, de toute
manière, sa pensée rebondit dans une autre direction, comme si tout, sérieux ou
pas, était un moyen de faire avancer la réflexion.
Dans la bibliothèque de François Weyergans, on aperçoit, vers
la fin du film, trois volumes du « Littré », dictionnaire incomplet
et rangé, en outre, dans le désordre. C’est peut-être un symbole de ce qu’il
est : encore incomplet, puisqu’il manque les livres à venir, peut-être
aussi un film qu’il aimerait réaliser, et pourtant déjà balisé par les lettres
qui marquent les volumes, même si elles ne suivent pas une progression logique.
Mais, si l’on émettait cette idée devant lui, nul doute qu’il
ajouterait : « Oui, vous dites
ça, peut-être, mais c’est pour dire quelque chose, non ? »
1997
Pourquoi cet écrivain
écrit-il ?
Il y a, dans Franz et François, une histoire vraie – il y en
a beaucoup, bien qu’il s’agisse d’un roman – à propos d’un livre qui aurait dû
suivre de près, dans la bibliographie de François Weyergans, La démence du
boxeur. Pris dans le tourbillon qui accompagne la période post-prix littéraires,
il s’était mis en tête de raconter la vie d’un écrivain placé dans cette
situation. Pas tout à fait celle d’une rock star, comme le narrateur du roman, mais
plutôt celle d’un député, qui serre des mains partout et tout le temps. « Le livre issu de cette expérience que
j’avais faite et que je ne voulais pas perdre », comme il le dit en
tirant sur sa Gitane papier maïs, « aurait
été un petit livre, une plaquette. »
Ce que Franz et
François ne raconte pas, mais dont se souviennent peut-être quelques
téléspectateurs belges, c’est que Le fakir,
cet ouvrage potentiel qui n’a jamais existé, avait même fait l’objet d’une
émission. « J’étais persuadé que j’allais
écrire ce livre », continue-t-il à penser aujourd’hui. Quelques années
et beaucoup de travail plus tard, c’est devenu tout autre chose.
« Il n’y a pas de
grandes différences entre un romancier et un scientifique ou un explorateur. On
fait des recherches, qui donnent de petites trouvailles, et celles-ci
débouchent sur des chemins parfois sans issue, parfois non. Assez vite dans le
travail est arrivé le personnage du père. La question était : cet écrivain
qui a reçu le prix Renaudot, pourquoi est-ce qu’il écrit ? Alors, je suis
allé plus loin, et je ne suis pas mécontent d’avoir creusé. Ce livre-ci
ressemble plus à ce que j’ai envie de lire que l’aurait été une sorte de
reportage dans lequel j’aurais donné l’état des rails de la SNCF. »
Le père de François Weyergans était lui aussi écrivain. Franz
Weyergans a même reçu le prix Rossel pour L’opération,
comme son fils l’a reçu plus tard pour Macaire
le Copte. Le roman qui paraît aujourd’hui ne parle pas que de cela, il est
aussi empli de ces digressions savoureuses dont François Weyergans a le secret,
mais quand même : il reproduit la situation d’un fils qui devient écrivain
(mais il faut quand même préciser que je n’ai pas cessé de tourner des films
pour écrire des livres, dit-il), face à la figure d’un père également auteur de
romans et d’ouvrages divers, très ancrés dans une foi catholique inscrite dans
une époque – celle des années 50 et 60. Les prénoms sont les mêmes dans le
roman et dans la réalité. Le nom de famille, lui, est devenu Weyergraf. Puisqu’il
s’agit d’un roman…
Il y a d’ailleurs, à un moment où le narrateur publie son
premier ouvrage et craint les réactions de son père, une réflexion éclairante :
« Tomberait-il dans ce panneau, dans
cette facilité, dans cette paresse : confondre l’auteur du livre avec le
narrateur dans le livre ? »
François Weyergans reconnaît bien volontiers avoir puisé
bien des éléments dans la réalité : « Mon
père ressemble beaucoup à celui qui est dans le livre. J’avais pensé, quand il
est mort, écrire sa biographie. Mais, aujourd’hui, je traite ça en romancier. J’utilise
un certain nombre de choses que je sais, comme tout le monde, et je puise aussi
beaucoup dans l’expérience des autres. La réalité donne une assise plus forte à
la fiction. Les gens aiment mieux le vrai en ce moment, me semble-t-il. A tel
point que des personnes qui ont lu le livre m’en parlent comme s’il était vrai
à 100 %. »
Si c’était le cas, peut-être l’auteur aurait-il écrit Franz et François pour se débarrasser de
l’image du père, comme une thérapie. Il s’en défend : « C’est une image naïve de confondre littérature et psychothérapie.
Le vrai but, quand on écrit, c’est quand même de donner de la lecture aux
autres, rien de plus. »
Voilà pourquoi François Weyergans passe tant de temps à
écrire ses livres : « Il faut
arranger tout ça. Il se pose sans cesse des questions techniques : J’ai
beaucoup appris par le cinéma. C’est un livre fait par quelqu’un qui a monté
des films. J’ai même coupé des choses qui m’intéressaient beaucoup. Par exemple,
j’avais quinze pages que je trouvais aussi bien que le reste, qui représentaient
deux mois de travail, et que j’ai enlevées. J’avais aussi écrit une autre fin, que
je n’ai pas gardée. »
A l’arrivée, cela donne un livre à la fois dense et léger, bien
dans sa manière. Et qui, pour s’attaquer à ce que François Weyergans lui-même
appelle un grand sujet, le rapport fils-père, lui donne l’impression d’être
plus riche que les autres. « C’est
peut-être un excès de narcissisme, mais, pour la première fois, quand j’en
relis quelques pages, ça me fait rire ! »
Franz et François
donne aussi envie de redécouvrir le vrai Franz Weyergans, celui dont François
trouve que les articles sur le cinéma mériteraient bien d’être relus, à la fois
pour leur pertinence et parce qu’ils couvrent une longue période de l’histoire
de cet art. Celui aussi dont le fils se dit que l’un ou l’autre roman serait un
bon point de départ pour un scénario de téléfilm…
2005
Un accouchement
douloureux
C’est l’histoire d’un écrivain qui n’en finit pas de ne pas
finir. Une histoire qui, déjà, appartient à la légende. Jugez-en plutôt. Des
libraires se souviennent peut-être d’avoir assisté à la présentation du roman
par l’auteur en juin 2000. Il est d’ailleurs, chez Chapitre.com, daté de
septembre 2000. On retrouve la trace de Trois
jours chez ma mère dans le bulletin annonçant les nouveautés de Grasset
pour janvier 2001, puis pour août et septembre. Reporté au 7 novembre dans
le calendrier de rentrée des Inrockuptibles.
Sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? La librairie en ligne Amazon.fr y a cru :
son catalogue signale le roman fantôme paru le 12 septembre 2001. Bah !
se disait-on, ce sera pour l’année prochaine. Weyergans est connu pour sa
maniaquerie : il camperait à l’imprimerie afin de retoucher son texte
jusqu’au dernier moment, au risque de gripper les rotatives. Grippées pour
longtemps, les rotatives. En 2002, rebelote : Le Nouvel Observateur l’annonce, en mai, pour septembre. Et Livres Hebdo publie un avant-portrait de
l’auteur. En 2003, Weyergans avoue : « Croyez-moi si vous voulez, mais
ça fait deux ans que je pense que mon livre va être fini la semaine prochaine. »
La rumeur repart : c’est pour la rentrée. Cela doit être vrai puisque
Grasset envoie une plaquette de présentation aux journalistes. Rien n’y fait. L’année
dernière, silence radio. Au point que les journalistes s’inquiètent. Weyergans
a-t-il renoncé ? Pas du tout : la preuve ci-après.
Le roman qu’on n’attendait
pas et celui qu’on n’attendait plus
Entre les deux ouvrages publiés ces jours-ci par François
Weyergans, il n’y a pas que trois décennies et demie. Il y a aussi et peut-être
surtout douze romans, à travers lesquels il s’est forgé un art personnel dans
lequel un travail de construction proche du montage cinématographique aboutit à
une impression de totale liberté. Cette technique grâce à laquelle il peut
jouer avec son propre personnage et ses doubles est, à l’évidence, moins en
place dans Salomé que dans Trois jours chez ma mère. Mais elle est
déjà à l’œuvre et le résultat d’un premier roman écrit en 1968 et 1969
ressemble furieusement au Weyergans d’aujourd’hui. Le début est, de ce point de
vue, saisissant :
« Par où
commencer puisque je ne sais pas où je finirai, ni comment. N’importe : un
de ces jours, il faudra finir. Je me sens comme un vieux colporteur d’images
qui a oublié le début de sa complainte et n’en a jamais su la fin. »
Et, beaucoup plus loin, dans les dernières pages : « ce qui compte n’est pas de finir mon livre – je finirai bien par le
finir un jour. »
Le jeune auteur qui a alors vingt-sept, vingt-huit ans, fait
des choix esthétiques radicaux. Il rejette les descriptions au profit des énumérations.
Cela n’a pas vraiment changé. Il étire parfois les phrases sur plusieurs pages.
Cela lui a passé, encore que le goût d’ouvrir un tiroir après l’autre, dans une
autre structure, lui est resté, comme on le verra.
Surtout, il y a Salomé, figure de femme qui se confond avec
toutes les autres, ou presque, et qui l’entraîne parfois dans des délires dont
il éprouve quelques difficultés à sortir (nous aussi). Le narrateur, qui
raconte à la première personne, est cinéaste et projette de réaliser un film sur
Salomé. Lancé dans une infructueuse quête de producteurs, il se heurte au réel
en même temps qu’il l’avale, le digère, pour en faire la matière de ce livre. Un
livre bordélique et pourtant prégnant grâce à une force qui ne faiblit jamais –
la puissance du sexe par laquelle est mené le narrateur, mais aussi celle d’images
projetées sur le papier à la vitesse d’un film.
Le roman s’achève sur ces mots : « oubliez-moi. » On
aurait été bien en peine d’oublier l’auteur s’il avait publié ce texte avant Le pitre, officiel ouvrage inaugural de
sa bibliographie. En le recevant maintenant, on imagine en effet le choc
déstabilisant qu’aurait provoqué sa lecture. Il aurait été un livre venu de
nulle part, d’un auteur inconnu du moins. Que celui-ci ait entre-temps accédé à
la célébrité n’enlève pas à Salomé
son caractère de génial brouillon.
Et tout aussi brouillon peut sembler Trois jours chez ma mère, puisqu’on y retrouve des éléments puisé à
la même source d’une autobiographie détournée. Qui parle quand on lit : « On croit toujours que c’est moi dans mes livres ». François
Weyergans ? François Weyergraf ? François Graffenberg ? François
Weyerstein ? Il y a de quoi donner le vertige. Car Weyergans pousse l’art
du déguisement à son comble, inventant un personnage qui lui ressemble, celui-ci
en inventant un autre qui lui ressemble tout autant, etc., écrivains gigognes
qui donnent naissance à un roman dans le roman dans le roman…
Ces romans emboîtés ont tous le même titre et le même thème
qui reviennent donc comme une insistante litanie : « Le narrateur de son
roman s’appelle Weyerstein, François Weyerstein. Il en a fait un écrivain comme
lui. Trois jours chez ma
mère racontera les aventures et mésaventures de ce Weyerstein qui, très
désemparé le jour de ses cinquante ans, annule tous ses rendez-vous et décide d’aller
passer quelques jours chez sa mère pour souffler un peu et faire le point. »
Ils procèdent d’un seul mouvement répétitif au terme duquel… quelqu’un
(l’auteur ? un des personnages ?) espère s’en tirer. Ils procèdent
aussi d’un besoin et d’une difficulté à assimiler le monde réel : « François aurait volontiers comparé son cerveau à l’estomac de l’autruche
qui a besoin d’absorber n’importe quoi, des cailloux et du métal, pour mieux
digérer les aliments. Lui, c’était sa mémoire qui réclamait des informations
hétérogènes, déroutantes et périssables, pour réussir à digérer le fort peu
digeste monde actuel. »
Tentons de mettre de l’ordre dans tout cela. Six chapitres
se succèdent normalement, si l’on peut utiliser cet adverbe, racontés par
François Weyergraf. A l’intérieur du sixième chapitre surgissent les trois
chapitres du roman que celui-ci est occupé à écrire, ou à essayer d’écrire. Le
personnage principal s’appelle François Graffenberg. A l’intérieur du troisième
de ces chapitres (donc, toujours dans le sixième, on essaie de suivre) débarque
le narrateur appelé François Weyerstein, dans le roman écrit par le précédent… Et,
vous nous croyez ou non, un autre début de roman est intégré à cette partie, avant
d’en arriver au septième chapitre « normal ». Au cours duquel la mère,
dont il est quand même question, ainsi que du père décédé plut tôt, donne à son
fils (un des François, ou tous les François) la chute de son livre, d’une
manière abrupte et douloureuse.
Vertigineux, en effet. Comme une valse qui s’accélère et au
tournis de laquelle il est de moins en moins facile d’échapper, entraîné qu’on
est par trois jours – ou cinq ans – de tourbillon.
Le Goncourt à
François Weyergans
L’attribution d’un Goncourt suscite inévitablement nombre de
questions et d’assertions. Du style pourquoi Weyergans et pas Houellebecq ou
Toussaint ? Ou : de toute façon, tout ça, c’est des arrangements
entre éditeurs.
François Weyergans restera dans le palmarès, comme 102e
lauréat du Goncourt pour Trois jours chez
ma mère (Grasset). Mais comment a-t-il battu La possibilité d’une île de Michel Houellebecq (Fayard), Fuir de Jean-Philippe Toussaint, l’autre
Belge (Minuit), et Falaises d’Olivier
Adam (L’Olivier) ?
Des dix jurés, quatre poussaient Houellebecq, officiellement
ou officieusement : François Nourrissier, Edmonde Charles-Roux, Bernard
Pivot et Robert Sabatier. Pas un de plus. Dans l’autre camp, trois jurés
étaient farouchement opposés à Houellebecq : Michel Tournier, Jorge
Semprun et Françoise Mallet-Joris.
Houellebecq ne pouvait pas gagner. Mais les quatre
irréductibles sont restés sur leur position : au tour final, Houellebecq a
obtenu quatre voix contre six à Weyergans.
Finalement, il n’aura été question que de « teasing »
cette année sur la route du Goncourt. D’un côté, un livre (de Michel
Houellebecq) longtemps tenu sous embargo. De l’autre, un auteur qui annonçait Trois jours chez ma mère depuis cinq ans,
et dont on désespérait de lire un jour le nouveau roman. A tel point que
François Weyergans, au cas où il ne l’aurait pas (encore) terminé, avait confié
à un autre éditeur le manuscrit de son premier roman inédit écrit il y a 35 ans,
Salomé (Léo Scheer).
L’académie Goncourt n’a pas poussé la plaisanterie jusqu’à
attribuer le prix à ce roman-là. Mais a dû estimer qu’une douzaine de romans, parmi
lesquels un prix Rossel et un prix Renaudot, soutenus par une démarche d’une
rare cohérence, valaient bien de couronner Trois
jours chez ma mère. Un livre où l’auteur transforme ses faiblesses en
lignes de force et dont il tire, sur un ton qui n’appartient qu’à lui, une
musique râpeuse et envoûtante.
Jouant sans cesse à être celui qu’il dit qu’il n’est pas, à
moins que ce soit à ne pas être celui qu’il dit qu’il est, François Weyergans
pratique le trompe-l’œil avec le savoir-faire d’un faussaire éblouissant par
lequel on se laisse manipuler. Le jeu subtil entre des personnages qui lui
ressemblent tous et qui s’emboîtent les uns dans les autres est digne d’une
publicité pour La Vache qui rit : la boîte de fromage en pendentif, sur
laquelle est reproduite la vache qui porte le même pendentif, sur lequel… etc. L’effet,
sur le lecteur inattentif, vaut celui de deux bouteilles de vodka : après
un certain temps, plus personne ne sait où il en est. Sauf l’auteur, qui agite
les discrètes ficelles de sa fiction avec l’art consommé d’un illusionniste.
On voit d’ici les reproches : M. François
Weyergans, quand serez-vous mature ? Quand aurez-vous la politesse de nous
construire une histoire avec un début, une fin et un milieu ?
On en est loin avec Trois
jours chez ma mère, qui s’ouvre pourtant sur une phrase définitive : « “Tu
fais peur à tout le monde”, m’a dit Delphine hier soir, en guise de point final
à un dialogue qui risquait de s’envenimer. Ma conduite la pousse parfois à des
déclarations de ce genre, de vraies sentences condamnatoires. » Et qui
se termine sur une chute plutôt que sur une véritable fin : « Ce soir, j’aurais aimé lui envoyer un fax, j’aurais aimé lui écrire que
je viens de mettre le point final à un livre que j’ai décidé de terminer quand,
après sa chute, j’ai passé trois jours chez ma mère. »
Entre-temps, l’écrivain (celui du roman comme le signataire
du texte) est passé par tous les stades de l’impossibilité d’écrire. Le dire n’est
rien, mais cela fait avancer les choses et les pages s’accumulent malgré tout. Le
blé ne manque pas au moulin de Weyergans. Et qu’importe si, parfois, ce n’est
pas du blé ? Puisqu’il en tire quand même de la farine.
On s’amuserait volontiers à comparer Weyergans et
Houellebecq : celui-ci éprouve le besoin compulsif de tester des théories
scientifiques, ou pseudo-scientifiques, sur des communautés imaginaires ; celui-là
se laisse emporter par un mouvement brownien qu’il n’a nul besoin de traduire
en théories. Et devinez lequel des deux épouse le mieux les soubresauts de la
vie…
Tous les personnages de Trois
jours chez ma mère, tous les François qui se ressemblent et se renvoient
une balle virtuelle d’un roman à l’autre, d’une histoire à une autre histoire
née de la précédente, sont les échos d’une grande peur de ne pas exister assez.
Sommes-nous bien placés pour rassurer François Weyergans ? Il existe. La
preuve par le Goncourt !
Du Rossel au Goncourt,
François Weyergans sort vainqueur d’une bataille… avec lui-même
Les cheveux en bataille, l’œil vindicatif, un article
manuscrit à la main, François Weyergans est parfois passé à la rédaction du Soir en demandant si l’on pouvait lui
faxer d’urgence sa contribution hebdomadaire à un magazine français. Ensuite, il
filait à toute allure avant qu’on ait eu le temps d’appeler de Paris pour lui
parler, s’il l’avait fallu. L’image est restée d’autant plus aisément dans les
esprits qu’elle correspond parfaitement à la légende d’un personnage qu’on suit
depuis maintenant plus de trente ans.
Autre flash, quelques années plus tard, chez Gallimard où il
publiait Je suis écrivain, avouant
mi-penaud, mi-amusé : « J’avais
voulu l’écrire en temps réel pendant les deux mois de mon voyage au Japon, et
finalement cela m’a pris deux ans. » La vraie question étant de savoir
si son retard sur le programme le troublait vraiment ou non…
Et pourquoi voudriez-vous qu’on nous le change, cet
écrivain-cinéaste qui monte ses textes comme on monte un film ? Prenons Le radeau de la méduse (le roman d’un
film) ou La vie d’un bébé, ou à peu
près n’importe lequel de ses romans : les séquences s’y articulent avec
une rudesse qui produit une succession de chocs, au terme desquels le lecteur
sort lessivé – et heureux.
La digression est, pour François Weyergans, un art majeur. Il
la pratique dans la conversation comme dans l’écriture avec un aplomb
confondant. Parce qu’il a l’air de passer d’un sujet à un autre mais sait très
bien où il va. Et est tout à fait capable d’entraîner les autres jusque-là.
Paradoxalement, si cela veut dire quelque chose dans son cas,
il a reçu le prix Rossel pour un roman quasiment ascétique : Macaire le Copte est une présence, plutôt
qu’un prêche, dans le désert. C’est-à-dire une manière d’être qui, détachée des
contingences, permet de s’affirmer comme personne.
Toujours en bataille avec le monde – relisons La démence du boxeur –, (presque) toujours
à mettre en scène un personnage d’écrivain ou de cinéaste qui lui ressemble, François
Weyergans est un tendre, un fragile qui prend de grands airs pour masquer ses
blessures. Ou pour mieux les exhiber, façon encore de jouer sur les failles en
équilibriste pas trop sûr de lui, et d’autant plus émouvant.
Pendant cinq ans, nous sommes nombreux à nous être demandé s’il
terminerait ce livre qu’il disait pouvoir écrire en deux semaines – à peu près.
Fanfaron refusant de regarder en face sa grande peur de mettre le point final à
un manuscrit.
Récapitulons l’histoire d’un livre longtemps annoncé : en
juin 2000, François Weyergans présentait son roman à des libraires, comme cela
se fait souvent avant la rentrée littéraire. Habituellement, les écrivains ont
à ce moment remis leur texte et il est presque imprimé. C’était loin d’être le
cas. Il en avait le titre et le « pitch », comme on dit. Et, sans
doute, de nombreux brouillons. Mais plusieurs brouillons ne font pas un livre, à
moins de travailler et travailler encore, cinq ans durant, le temps de laisser
son éditeur annoncer plusieurs fois la parution du roman, le temps de lasser
certains, le temps d’en finir, malgré tout – et contre toute attente.
Au tennis, François Weyergans possède son équivalent : le
joueur qu’étreint la peur de gagner. Et qui, au dernier moment, baisse les bras,
laissant l’initiative à son adversaire. Sinon qu’il n’y a pas, en littérature, d’adversaire.
Ni Michel Houellebecq, ni Jean-Philippe Toussaint, ni Olivier Adam, les trois
autres finalistes du prix Goncourt 2005, n’avaient de prise sur les votes. Sinon
qu’en définitive, pour la première fois depuis… très longtemps, un écrivain
belge vient, mine de rien, d’ajouter son nom à la belle liste des lauréats du
Goncourt. Et que, pas tellement parce qu’il est belge mais pour un tas de
meilleures raisons, on ne peut que s’en réjouir.
2012
Un roman au nom de cocktail
Fidèle à sa réputation, François Weyergans s’est fait
attendre. Plus de six ans depuis son précédent roman, Trois jours chez ma mère, prix Goncourt 2005. Avec une date de
parution retardée deux fois, de janvier à mars, le temps aussi de changer le
titre puisque le livre annoncé comme Mémoire
pleine est devenu Royal Romance. Le
titre précédent évoquait, semble-t-il, la saturation d’une mémoire de téléphone.
Celui-ci est le nom d’un cocktail dont raffole Justine : « moitié gin, un quart Grand Marnier, un
quart fruit de la passion, un soupçon de grenadine ».
Daniel Flamm a beaucoup aimé Justine qu’il a rencontrée à
Montréal. Il se souvient d’elle et tente d’écrire pour comprendre ce qui est
arrivé entre eux et à chacun d’eux, pourquoi leur histoire a eu lieu (« une expression qui tombe à pic :
les lieux auront compté dans le récit que je m’apprête à faire »), comment
elle s’est achevée. Et ce qu’il en reste.
Le début du roman nous en dit un peu plus sur Daniel Flamm, écrivain
devenu conseiller artistique d’une papeterie finlandaise dont le patron s’est
entiché de lui. Sur le papier, il semble en savoir presque autant qu’Erik
Orsenna – auteur récent d’un livre sur le papier, avec un goût pour le savoir
encyclopédique pareil à celui de Flamm. Celui-ci a écrit un ouvrage sur le sel
pour lequel il a couru le monde. Avec Weyergans et Orsenna, l’Académie
française ne manque pas de curiosité. Ni, pour eux deux en particulier, de
sujets de conversation.
Flamm ressemble encore bien plus à Weyergans. Il lui est
arrivé de renoncer à écrire un livre à force de retard provoqué par sa
fascination pour les informations qui l’envahissent. « L’actualité est l’ennemie de mon travail », écrit-il. Un
écrivain serait-il donc condamné à vivre en ermite afin d’éviter les
distractions qui le détournent de son travail ? Poser la question n’est
pas y répondre. Car ces distractions, ingérées, digérées, deviennent une part
importante de la matière romanesque, la part qui relie, pour le lecteur, la
fiction au monde.
Repassons par le sel pour revenir à Justine. Celle-ci a
inspiré l’héroïne du roman que Flamm consacre au sel : « la jeune femme qui aimait les films
pornos, la Québécoise sur qui je vais écrire maintenant quelque chose qui
serait à mes romans comme ces bonus qu’on ajoute aux DVD. » Sinon que,
dans ce cas précis, le film original n’existe pas et il faut l’imaginer d’après
ce qu’en dit la sorte de bonus.
Tout l’art de François Weyergans est là, sur une ligne de
fuite qui conduit toujours plus loin en marge du livre qu’il ne fera pas. Le
romancier pratique la procrastination pour réussir à en faire une dynamique
créatrice. On vogue avec lui où il nous mène, qu’importe l’endroit pourvu que
le voyage soit beau, qu’on en rapporte des souvenirs à la pelle.
Donc, parler longuement de Justine ici est peut-être
superflu. Puisqu’elle est le sujet affiché du roman, l’essentiel est
probablement ailleurs et sa présence est le catalyseur autour duquel s’organisent
des éléments disparates. Les lieux, notamment, dont il était question plus haut,
Strasbourg, Paris, Montréal. La littérature, de Sterne à Starobinski. La
musique, le cinéma, le théâtre – disons-le quand même, Justine est comédienne
quand Daniel la rencontre. Sans oublier l’amour, moteur du roman. Et quantité
de détails précis, dont tous ne concernent pas le sel ou le papier, qui créent
massivement un saisissant effet de réel.