samedi 2 mai 2015

Ruth Rendell, romancière d'énigmes, mais pas que

Ruth Rendell n'allait pas bien, on le savait depuis quelques mois, et d'apprendre sa disparition aujourd'hui n'est donc pas une véritable surprise. Sa bibliographie est impressionnante et la lire reste une belle expérience, comme je vais tenter de le prouver à travers trois de ses romans.

Dans l’œuvre abondante de Ruth Rendell, une des « reines du suspense » britannique, pour reprendre l’expression consacrée, Jeux de mains fera figure d’apogée littéraire, et pas seulement à cause de son sujet. Celui-ci, certes, aide à percevoir l’ambition de l’auteur : il s’agit d’une enquête sur un écrivain mort. On est en plein dans la littérature, on y restera pendant plus de quatre cents pages, pour le meilleur aux yeux du lecteur, pour le pire parfois aux yeux des protagonistes.
Gerald Candless, quand il meurt à soixante et onze ans, est un auteur à succès qui, bien qu’ayant manqué de peu le Booker Prize lors d’un tournant important de sa carrière, a réussi à se concilier un lectorat fidèle et même la critique, avec certains moments plus difficiles. Son éditeur, qui a entre les mains son dernier manuscrit terminé, envisage de faire écrire la biographie de l’écrivain par une de ses deux filles chéries. Hope refuse, Sarah accepte.
Très vite, c’est l’horreur. Non, Gerald Candless n’était pas du tout celui qu’on pensait puisque l’enquête de Sarah la conduit à apprendre que son père a emprunté le nom de quelqu’un d’autre, un enfant mort. Qui était-il donc ?
Les rapports entre Gerald Candless et ses filles étaient aussi forts qu’étaient formels ceux qu’il entretenait avec son épouse Ursula. Celle-ci avait compris en effet, après quelques années de mariage, qu’elle avait été choisie pour porter ses enfants plus que pour l’accompagner dans sa vie. Elle s’en était fait une raison, se contentant de supporter les humeurs du génie tandis que Hope et Sarah recevaient toute l’affection.
Les bouleversements dus à la mort de l’écrivain avaient donc été moindres pour l’épouse que pour les filles. Et les découvertes de Sarah sont, de la même manière, plus choquantes pour celles-ci que pour celle-là. Tout commence avec un papillon dont le dessin est devenu, avec le temps, la marque de ses livres. Son nom commun est « le fils du ramoneur », et c’est aussi une première clef pour éclaircir l’énigme de la biographie.
Mais Ruth Rendell, comme à l’accoutumée, se révèle d’une habileté diabolique pour faire tenir le suspense jusqu’au bout de son roman, avec d’ailleurs un autre roman imbriqué dans le sien, qui finira par donner encore une autre perspective à ce qu’on avait cru comprendre. Tel est pris qui avait cru comprendre…

Au cœur de ce roman de Ruth Rendell, un peu reluisant personnage qui faisait souvent cette blague idiote : Pince-mi et Pince-moi sont dans un bateau. Pince-mi tombe à l’eau. Qu’est-ce qui reste ? Il était ainsi Jerry – ou Jock, ou Jeff, au gré de ses partenaires féminines – qui aimait l’humour répétitif. Comme Minty, qu’il appelait toujours Polo, du nom de ses bonbons à la menthe préférés.
Plus inquiétant : il a emprunté de l’argent – jamais remboursé – à toutes les femmes de sa vie. Puis, il a envoyé à quelques-unes une fausse information annonçant sa mort dans un accident, ce qui lui permet de chercher une autre pigeonne. Cela permet aussi à Zillah, la seule qu’il avait épousée, de se remarier, avec un ami d’enfance - un homosexuel dont la respectabilité de parlementaire conservateur se trouve renforcée par l’image du couple.
Malheureusement pour le fragile ordre des choses qui pourrait se mettre en place, Minty est à moitié folle, si l’on peut étiqueter ainsi son obsession maniaque de la propreté alliée à la certitude d’être entourée de fantômes effrayants. Dont celui de Jock, à l’air si vivant que Minty s’arme d’un couteau pour s’en défendre.
Le jour où elle fait disparaître le fantôme dans un cinéma, un certain Jeffrey est retrouvé mort au même endroit. Et l’enquête piétine. Mais à force de fouiner, policiers et journalistes découvrent des faits troublants : Zillah a été bigame, et son parlementaire de mari a une vie moins transparente qu’il n’y paraît...
L’enchaînement pourrait faire virer le roman au vaudeville. Mais sous l’anecdote, c’est le drame qui surgit dans l’angoisse, obligeant les personnages à se poser force questions sur eux-mêmes. Plusieurs destins basculent. Qui restera dans le bateau ?

D’abord, il y a la pluie. A l’exception du prologue, il ne fait pas un temps à mettre le nez dehors, malgré le titre de Promenons-nous dans les bois. L’inspecteur Wexford scrute avec inquiétude le fond de son jardin, où l’eau monte sans discontinuer, où il faudra élever un barrage en sacs de sable, non sans avoir évacué, par précaution, la plupart des objets du rez-de-chaussée vers l’étage. Quand il ne surveille pas le fond de son jardin, l’inspecteur Wexford regarde le ciel en espérant, comme tout le monde dans cette partie du Sussex, une éclaircie qui tarde à se manifester. Plus tard, quand les eaux auront baissé, on pourra vérifier ce dont l’inspecteur est déjà certain : Giles et Sophie, les enfants du couple Dade ne se sont pas noyés pendant l’inondation en compagnie de Joanna, la jeune femme qui leur tenait compagnie au cours du week-end où tous trois ont disparu…
Ruth Rendell, qui déploie ses fictions sur trois registres, est ici dans le pur roman policier, avec une énigme à résoudre par le personnage récurrent de ce volet de son œuvre.
Le mécanisme de l’enquête est maîtrisé à la perfection, avec autant de fausses pistes que l’on peut en espérer, avec des personnages secondaires dont la place dans le récit n’est pas toujours celle qui leur avait été assignée au point de départ, avec aussi et surtout ce qui caractérise la romancière dans tous ses livres : un sens psychologique très fin grâce auquel elle s’autorise des incursions profondes dans les réactions des protagonistes.
Elle décrit d’emblée une scène qui fait froid dans le dos, bien que sans violence physique : les membres d’une secte réunis dans une clairière pratiquent une purification sur un nouvel adepte. La pression est forte et celle-ci jouera un grand rôle par la suite. Longtemps, cependant, cela semble n’avoir qu’une importance mineure. Mais la progression est parfaitement gérée.
Et puis, il y a Wexford. Héros fragile, nourri d’intuitions qui lui sont autant de certitudes douteuses, pas toujours compatissant pour les victimes. Le père des deux ados disparus l’horripile franchement. Il y a de quoi, c’est vrai : l’homme est suffisant et agressif.
Les qualités exceptionnelles déployées par Ruth Rendell lui ont permis de conquérir depuis longtemps un public peu friand d’énigmes policières (pour autant que cela existe). On passe, sous sa signature ou sous celle de Barbara Vine, pseudonyme qu’elle utilise pour une partie de sa production, d’un livre à l’autre presque sans s’apercevoir qu’ils appartiennent à des genres différents. Elle place en effet toujours l’homme au premier plan.
Un homme (ou une femme) que ses faiblesses et les circonstances conduisent à déraper par rapport à la vie « normale ». Comment ? Pourquoi ? C’est toute la question, à laquelle l’écrivain répond avec talent.

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