La fédération Wallonie-Bruxelles attribue un certain nombre de prix littéraires – et l’a fait ce mardi en visioconférence, comme c’est devenu la règle en ces temps de pandémie. Le plus significatif d’entre eux est le Prix quinquennal, décerné tous les cinq ans comme son nom l’indique, et qui couronne un auteur ou une autrice pour l’ensemble de son œuvre.
Caroline Lamarche succède, au palmarès, à Jean-Marie Piemme.
Et voici quelques points de repère.
Le jour du chien (1996) – Prix Rossel
Le jour du chien est un roman en six parties qui sont comme autant de nouvelles consacrées à un personnage. Mais elles sont reliées entre elles par l’événement qui provoque, chez chacun, l’envie de raconter une histoire : le fait d’être tombé, sur l’autoroute, devant cette image furtive mais forte d’un chien abandonné en quête de quelque havre où il serait en sécurité. Ce ne serait évidemment pas l’autoroute elle-même où tous les dangers sont très présents, ce dont se rendent bien compte les six personnages qui s’arrêtent, sans doute perturbés dans un premier temps par les risques réels d’accident grave provoqués par l’animal errant.
Un seul instant suffit pour leur donner en commun une
inquiétude qui, très vite, se transforme en authentique questionnement sur l’existence.
Ils vont au fond de problèmes dont ils ne soupçonnaient même pas l’importance
auparavant et connaissent, le temps d’écrire quelques pages, d’imprévisibles
mouvements de l’âme à travers lesquels ils se révèlent.
De brefs regards les relient les uns aux autres. Certes, ils
ont comme même point de fuite ce chien fuyant, mais ils savent, ou ils sentent,
que d’autres personnes découvrent en même temps qu’eux des sensations aussi
bouleversantes. Et tout cela finit par constituer un kaléidoscope d’émotions à
travers lequel le lecteur partage des destinées fragiles, en devenir d’on ne
sait trop quoi : un camionneur, un prêtre, une femme, un cycliste
homosexuel (sur l’autoroute !), une mère et sa fille, nous offrent autant
de regards sur l’abandon et la reconnaissance…
Quand, tout à la fin du roman, le sixième personnage s’identifie
au chien, on se dit qu’une implacable logique émotionnelle a traversé des pages
dont chacune décrit au plus près comment une anecdote apparemment anodine peut
bouleverser en profondeur des êtres humains.
Et ceux-ci, brièvement croisés au cours d’une lecture, accompagneront
longtemps ceux qui auront pris la peine de partager avec eux cette qualité de
cœur qui ne ressemble à aucune autre, qui n’est pas donnée à tous, et qui rend
les blessures sensibles, essentielles. Il n’est pas de vies – de vraies vies – sans
fractures.
Caroline Lamarche, qui a donné de manière très surprenante
ses trois premiers livres de prose en moins de douze mois, et qui se voit donc
couronnée pour sa première participation au prix Rossel, est de toute évidence
un écrivain de race, dont on devine que toute l’énergie est désormais déployée
vers l’invention d’autres mondes, d’autres histoires. Un roman érotique, un
recueil de nouvelles et ce qu’elle appelle un « roman par nouvelles »
proposent déjà des facettes complémentaires d’un univers fictionnel dont la
richesse est évidente.
La biographie de la
lauréate
Caroline Lamarche est née le 3 mars 1955 à Liège où
elle a fait ses études de philologie romane, terminées en 1975.
Elle a d’abord enseigné au Lycée Saint-Jacques à Liège puis,
après son mariage en 1979, elle a passé un an au Nigeria où elle donnait, en
anglais élémentaire, des cours de français dans la brousse.
De retour en Belgique, elle a travaillé comme secrétaire jusqu’à
la naissance de sa seconde fille, en 1983 – la première était née en 1981.
Ensuite, elle s’est essentiellement occupée de sa famille, tout
en animant des ateliers sur le rêve et en travaillant comme rédactrice
indépendante, comme dactylo. Pendant dix ans, elle a aussi effectué beaucoup de
bénévolat associatif, dans l’Association de lutte contre la mucoviscidose.
Elle s’est mise à écrire assez tard : en 1988, quand
des poèmes lui sont venus pendant ses insomnies. Un recueil inédit, L’arbre rouge, a obtenu en 1990, le prix
Goffin en Belgique et le prix Brocéliande en France, avant d’être publié chez
Caractères l’année suivante.
Ensuite, elle est passée à la nouvelle. En 1994, elle a reçu,
ex-aequo, le prix de la Fureur de lire et a été lauréate du prix de Radio
France internationale. Elle a alors obtenu une bourse d’aide à l’écriture du
ministère de la Culture pour terminer un recueil, J’ai cent ans, paru cette année à l’Âge d’Homme.
Le passage au roman s’est fait par le biais de la
littérature érotique et de La nuit l’après-midi,
publié en 1995 chez Spengler.
Enfin, Le jour du
chien, qui lui vaut le prix Victor Rossel 1996, est paru lors de la
dernière rentrée littéraire chez Minuit.
Entretien
Pendant que le jury se réunissait dans les locaux du Soir, Caroline Lamarche cirait ses
meubles. Une activité à laquelle elle ne se livre pas très fréquemment, mais
elle avait besoin de s’occuper en attendant le coup de téléphone libérateur. Elle
cherchait surtout à ne pas y penser, à faire comme si de rien n’était, mais son
activité presque fébrile devait quand même lui faire mesurer une réelle anxiété.
Quand elle est arrivée rue Royale, applaudie par le jury qui venait de la
choisir, l’anxiété était bien oubliée : elle était rayonnante, autant qu’émue.
Vous venez de
connaître une aventure étonnante, avant même ce prix Rossel. Vous avez en effet
publié, après un premier et unique recueil de poèmes, trois livres de prose en
moins de douze mois. Comment avez-vous vécu cette coïncidence ?
Stratégiquement, je
crains que ce soit désastreux…
Pensez-vous beaucoup
à la stratégie ?
Non, mais quelqu’un de
la Promotion des Lettres belges m’a dit que ce n’était pas très bon. En fait, c’est
un concours de circonstances et je ne le regrette pas. Je crois que cela a créé
un effet de surprise. Je n’ai pas beaucoup écrit cette année, parce que j’ai dû
m’occuper de la promotion de mes livres, mais ce fut quand même une année
heureuse.
Ce sont trois livres
très différents, qui paraissent chez des éditeurs différents. Avantage ou
inconvénient ?
J’ai beaucoup appris :
ce sont des contacts différents, des réalités éditoriales différentes. À vrai
dire, le monde de l’édition restait très abstrait pour moi, mais je ne l’imaginais
pas aussi fraternel. C’était une bonne surprise. Chaque livre a été reçu
différemment aussi. L’épreuve, c’était La nuit l’après-midi, un livre assez spécifique qui a surpris
beaucoup de membres de ma famille et des amis. C’était un peu l’épreuve du feu.
Après, dans la foulée, j’ai pu défendre les deux autres livres avec plus d’aisance
parce que j’étais passée sous les fourches caudines de la publication d’un
livre dit érotique, alors qu’il s’agit surtout d’un roman.
« Le jour du
chien » se présente en six parties, avec six personnages principaux, et
ressemble donc beaucoup à un recueil de nouvelles. Quand on vous dit cela, comment
le recevez-vous ?
C’est ce qu’on appelle
un roman par nouvelles. C’est une structure littéraire assez à la mode pour l’instant
et qui, cependant, n’est pas neuve. On trouve la même chose au cinéma. Ce qui m’intéressait
dans la rédaction de ce livre, c’était d’abord l’émotion de départ, qui était
très forte. J’ai vu ce chien sur l’autoroute.
Tout part donc d’un
moment vécu ?
Oui. J’étais au volant
de ma voiture, j’ai vu ce chien sur l’autoroute et son attitude m’a bouleversée.
J’ai essayé de le récupérer, et je n’ai pas pu. C’est un constat d’impuissance.
Je me suis dit : qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui fait que je sois si
bouleversée ?
D’autres personnes s’étaient-elles
arrêtées en même temps ?
Oui, il y a eu trois
ou quatre personnes, dont je me souviens très fugitivement et qui ne m’ont en
aucun cas inspirée pour mes personnages.
Vos propres réactions
vous ont-elle, alors, inspirée pour un personnage en particulier ?
Je ne peux pas
vraiment répondre, parce que je suis dans tous les personnages. La deuxième
partie du travail était une recherche consciente sur la fiction. Dans mes
nouvelles, j’utilisais en général des voix de femmes. Ici, j’ai vraiment
travaillé sur des personnages qui, au départ, étaient loin de moi. Il y a une
mère et sa fille, je suis moi-même mère et fille, mais ces personnages ont une
autonomie : il ne s’agit ni de ma mère, ni de ma fille, ni de moi-même. Il
y avait ce défi-là, mais au départ d’une émotion qui a porté tout le livre.
Les six personnages
vous sont-ils venus facilement ?
Ils se sont imposés au
départ de faits divers, des petites choses lues dans les journaux. Mais je me
suis inquiétée pour chaque personnage, y compris pour ceux de la mère et de la
fille. On écrit toujours à partir d’expériences personnelles et les relations
avec les parents proches sont très importantes pour moi. Je craignais donc que,
dans mon entourage, on prenne certains textes au premier degré. Cela n’a pas
été du tout le cas. Je me suis donc dit que le travail sur la fiction était
réussi, qu’il avait mis une distance entre mes proches et mes personnages.
En fait, si le chien
est au centre du livre, il est surtout le révélateur de chacun des six
personnages…
Oui. Le camionneur dit
à un certain moment : « Il y a une manière de regarder qui fait que
je me vois ». Moi, Caroline Lamarche, quand j’ai vu ce chien, mon regard a
fait que je me suis vue dans ce chien.
Ce qui fait que le
dernier personnage s’identifie au chien ?
Elle s’identifie au
chien au point d’imaginer mourir sur cette autoroute. Comme c’est une jeune
fille très complexée et peu reconnue par son entourage, elle imagine qu’elle
pourrait créer un accident mortel et qu’enfin on s’intéresserait à elle. Je
suis dans chaque personnage, et ce sont des choses que j’ai rêvées à certains
moments : créer un grand accident pour que tout le monde s’occupe de moi.
L’écriture de ce
livre vous a-t-elle changée ?
Je crois, oui. On m’a
toujours confié beaucoup de choses et j’imaginais toujours que je pouvais aider.
En voyant ce chien, j’ai eu un terrible sentiment d’impuissance et j’en ai pris
conscience en écrivant le livre. Quand la mère dit : « Il n’y a rien
à faire », c’est une chose que je pensais. Mystérieusement, dans cet aveu
d’impuissance, il y a une porte qui s’ouvre, une lumière, je ne sais quoi. C’est
comme si, en faisant l’aveu d’une impuissance, j’étais passée en un autre lieu,
où je suis puissante, où j’ai un pouvoir. C’est lié aux mots, à l’écriture. Aussi
au fait que c’est avec ce livre qu’on me connaît, qu’on me reconnaît.
C’est important, pour
vous, d’être connue, reconnue ?
C’est terriblement
important. L’écriture est un travail très solitaire, c’est beaucoup de travail,
c’est ma chair et mon sang. Mais j’ai toujours été reconnue, ne serait-ce que
par une seule personne. Sinon je pense que j’aurais désespéré. Il y a toujours
eu, dans mon entourage, une ou deux personnes, pas nécessairement des écrivains
– en général pas –, qui m’ont dit : vas-y, continue. Et puis j’ai eu des
encouragements… J’ai toujours recherché les encouragements par manque de
confiance en moi. Donc ces histoires de prix, de bourses, etc., sont très
importantes pour moi. Maintenant, ça va le devenir moins, parce que je ne
pouvais pas espérer mieux que le prix Rossel. Après un an, c’est formidable. C’est
le bonheur.
Carnets d’une soumise de province (2005 pour la réédition en poche)
Fétichistes et autres spécialistes de la soumission, surtout
ne pas s’abstenir ! Caroline Lamarche nous met dans la peau de la Renarde,
comme l’appelle son maître. Comme toutes les sortes de l’amour sont dans la
nature humaine, cette relation-ci ne devrait pas prêter à sourire. Certes,
l’accumulation des figures obligées paraît parfois excessive. Le lecteur qui ne
partage pas ces fantasmes hésite entre la curiosité et le rejet. Qu’il aille
quand même jusqu’au bout : après tout, qui sait, il peut découvrir quelque
chose. Au pire, il se sera ennuyé quelque temps. Et l’exercice de l’écrivain
est assez impressionnant. On s’y croirait. S’abaisser devant l’homme qu’on aime
pour se sentir aimée à son tour, le programme est curieux. Mais il est tenu
jusqu’au bout.
Mira (2013)
Caroline Lamarche ouvre son nouveau roman en douceur. Mira dégage, dans les premières lignes,
une impression de calme d’autant plus saisissante que « la ville est proche de la zone des combats ». Les
combats auront la délicatesse de rester à l’écart. Pas leurs
conséquences : Mira y perd son frère dont elle cherchera longtemps à
retrouver les restes – quelques os, comme la trace d’une vie depuis longtemps
évanouie. La ville n’est pas pour autant un havre de paix puisque, chez la
barbière qui donne son titre à la première partie, les hommes viennent moins se
faire raser qu’offrir un œil, qu’elle extrait promptement, à Ob, mystérieuse
entité résidant dans le télescope géant érigé sur une colline. Mira récolte les
yeux chez la barbière et les porte à l’observatoire où se déroule un rituel
singulier, dont nous vous laissons le plaisir de la découverte.
Ce n’est pas le seul rituel d’une ville où l’on vit
décidément trop tranquille pour que cela ne masque pas des pratiques étranges
auxquelles Mira participe activement. Jusqu’au moment où, un cycle se
terminant, elle part pour l’île où la fixent bientôt deux hommes auxquels elle
s’attache de manière différente : le boulanger féru d’expérimentations
prolongées par Mira dans d’audacieuses innovations, et le marchand de cycles
qui a loué un vélo à la jeune femme et prend d’elle des photos que le boulanger
ne supportera pas.
Mira traverse ainsi des épisodes qui pourraient être
douloureux et qui semblent ne laisser que des traces ténues dans son esprit.
Elle est, d’une certaine manière, intouchable, trop pure pour être abîmée par
les jeux auxquels elle se prête, plus forte que les cruautés diverses qu’elle
croise. Peut-être parce que l’absence de son frère lui suffit pour sa part de
douleur et que rien n’est assez violent pour y ajouter.
La troisième et dernière partie boucle le roman qui prend
alors tout son sens, dans sa géographie et dans le dévoilement d’indices
jusqu’alors discrètement placés au fil des pages. Caroline Lamarche pratique
une écriture toute en retenue – parfois pour dire, sur un ton d’une parfaite
modération, des horreurs. Cette écriture, mieux probablement que le feraient de
grands flamboiements, s’insinue en nous comme un poison dont très vite il n’est
plus question de se passer. Quitte à prendre, au passage, quelques grandes
claques salutaires.
La mémoire de l’air (2014)
La violence n’est pas consubstantielle à l’amour, mais il
arrive qu’elle s’y installe et enfonce son coin jusqu’à ce que ça craque. Et
qu’il reste, dans les rêves récurrents de la femme qui parle à la première
personne, l’image d’un cadavre au fond d’un ravin, ni tout à fait elle, ni tout
à fait une autre. Une pelote piquée d’aiguilles qu’il faut ôter une à une
jusqu’à comprendre pourquoi on a préféré oublier telle ou telle chose, en
sachant que c’est inutile : « La
mémoire de l’air conserve tous nos gestes, tous nos mots et même les gestes et
les mots auxquels nous finissons par renoncer. »
La mémoire de l’air,
de Caroline Lamarche, est un monologue qui revendique sa forme dès l’exergue
d’Unica Zürn : « Seul le
monologue peut traduire la vérité – qui oserait découvrir son secret à
l’autre ? » C’est aussi un inventaire des moments les plus
pénibles par lesquels est passée l’existence. Une série d’épreuves à surmonter
dans l’improvisation constante, en essayant de faire au mieux sans certitude de
ne pas choisir le pire.
Certains « épisodes
adorables » seront passés sous silence ici, ce n’est pas le propos du
récit. Dans la relation avec « l’homme
d’avant », qui devient vite et plus simplement Davant, il y a pourtant
eu de ces moments plaisants que les couples aiment à se remémorer. Mais il est
surtout, et presque exclusivement, question d’écarts qui se creusent, de jeux
où la narratrice est l’éternelle perdante, d’une chambre où deux petits miroirs
inquiètent là où ils sont placés. L’irritation se transforme en violence, rien
de vraiment tragique mais c’est un début qui ne présage rien de bon pour la
suite, d’autant que les images de mort sont de plus en plus présentes. Elle lui
envoie un livre à la figure, il lui donne un coup de poing – et elle fait
constater l’ecchymose par un médecin.
On ne s’attarde sur cette violence-là que pour éviter d’en
venir à une bien plus grande, retenue plus longtemps et dont les mots de Davant
provoquent le retour, avec le besoin d’expliquer les détails qui ont été mal
perçus au commissariat, au moment du dépôt de la plainte. Tout est dans la
nuance : elle a été violée, voilà, c’est dit, mais elle est vivante et
cela aurait pu être pire. « Ai-je
envie de raconter cela ? Je l’ignore. Mais puisqu’un homme m’a dit un jour
que ma violence provenait sans doute du fait que je n’avais pas réglé cette
vieille histoire de viol, je vais donc la raconter. »
Tout ce qui précédait n’était là que pour trouver la force
de décrire ces instants et ce qui s’est enchaîné ensuite. Pour comprendre,
enfin, à la dernière ligne : un rapport de force entre un être sans
défense sur qui quelqu’un d’autre a tous les pouvoirs. Une violence dont
Caroline Lamarche donne une version universelle.
Dans la maison un grand cerf (2017)
Le père de la narratrice fête son anniversaire au lendemain
de la Saint-Hubert. Une librairie baptisée ainsi, dans la galerie bruxelloise
du même nom, permettra à celle qui raconte de sortir du marasme où elle se
trouve après la rupture qui a mis fin à neuf ans d’une relation complexe avec
M. Deux mots ont cristallisé la fin de l’histoire : « toujours »
et « jamais ». Elle a dit, dans une phrase qui dépassait sa
pensée : « Je vais partir pour
toujours ! » Il a répondu, en pleine conscience : « Si tu pars pour toujours, ne reviens
plus jamais. »
L’équilibre est fragile, comme à la chasse, dont
Saint-Hubert est le patron et que pratiquent les cousins, entre l’animal et
celui qui veut l’abattre. Nécessité ancienne devenue un rituel d’hommes, la
battue rassemble autant qu’elle sépare : celles et ceux qui restent à
l’extérieur sont rejetés hors du cercle. Nous allions écrire : pour
toujours, ou : à jamais…
Les événements à consonance négative additionnent leurs
effets. La mort du père est une sorte de chasse qui se termine, de la même
manière que le conflit permanent entre la narratrice, qui est écrivaine, et M,
s’achève avec un goût d’inaccompli. Au fond, il aurait peut-être suffi que
chacun y mette du sien pour conduire l’histoire plus loin.
Sinon que la vie permet de rebondir, grâce à la librairie
déjà évoquée, et davantage encore grâce à son libraire. Bertrand, « libraire par défaut et galeriste par
passion », aime les livres et les écrivains, mais encore davantage les
artistes et leurs œuvres. Ce qui ne fait pas vraiment vivre son homme, malgré
le cœur qu’il met à l’ouvrage sur des jambes en mauvais état près de céder sous
le poids des cartons.
Caroline Lamarche parle-t-elle d’elle-même dans ce qui
serait une autofiction ? Peut-être bien. Ou non. A vrai dire, on s’en
moque un peu. Dans la maison un grand
cerf, roman traversé par la présence récurrente de cet animal envisagé sous
plusieurs angles – une plasticienne, Berlinde, en fait l’usage le plus
singulier –, est un concentré d’émotions contradictoires. Une succession de
chocs où le père joue le rôle du grand cerf, à moins que ce soit le contraire.
Tout se mêle sans se confondre, sur le chemin étroit qui conduit du réel à la
littérature, avec une rare justesse de ton.
Nous sommes à la lisière (2019)
Les titres des neuf nouvelles de Caroline Lamarche dans Nous sommes à la lisière nomment leurs
personnages, le plus souvent des animaux : Frou-Frou, Mensonge, Ulysse,
Elie, Horatio, Tish, Merlin, Rudi. Une cane, un cheval, un hérisson, un
papillon, un rat, un chat, un merle (peut-être), un écureuil. (Si vous avez
compté, vous aurez constaté qu’il en manque une, on y viendra.)
Encore ces noms leurs sont-ils venus par des détours parfois
complexes. Ulysse, par exemple, est d’abord l’Ulysse de Joyce, un roman que la presque compagne de Zoran n’a
jamais réussi à lire alors que ce livre est, ce soir-là, avec le professeur
Meyer, au centre de la conversation. Quant à elle, elle préfère éviter le sujet
« car il me paraît épineux. Epineux,
oui, hérissé de piquants, un peu comme un hérisson qu’on ne sait par quel côté
saisir – cela arrive pour les livres aussi. »
Un hérisson, précisément, elle en a croisé un sur la route
la veille, en venant chez Zoran (le couple n’en est pas tout à fait un, leur
vaisselle est aussi dépareillée que le sont l’homme et la femme). L’animal
gambadait sur le macadam, au mépris du danger, et elle a freiné pour ne pas
l’écraser. Elle est sortie de la voiture, a ramassé le hérisson et a cherché un
endroit où elle pourrait le déposer à l’abri des véhicules.
Depuis, elle se demande si elle a bien fait ou si, au
contraire, le lieu qu’elle a choisi n’allait pas pousser le hérisson à
reprendre la direction de la route. « Bref,
je pensais à cet animal comme à moi-même : quelqu’un qui se hâte avec
ardeur vers un but (mais lequel ?) et que la vie, sans cesse, contrarie ou
place dans des situations potentiellement périlleuses. » Qu’est-il
advenu de lui ?
Ulysse, le roman,
elle sait : l’exemplaire qu’elle avait acheté en se disant qu’il était
temps de découvrir ce chef-d’œuvre universellement salué comme tel a fini,
projeté par sa lectrice exaspérée de n’y rien comprendre, dans la Méditerranée.
Remplacé désormais, dans l’esprit de la narratrice, par le hérisson auquel elle
continue à penser avec inquiétude : « Je
décide de l’appeler Ulysse. Mon Ulysse. Qui n’a pas sombré, lui, dans une mer
corrosive, mais que j’aime à imaginer, en ce doux soir d’été où je voudrais
être loin d’ici, blotti sous le ventre bienveillant d’une vache. »
La lisière entre le monde animal et les sentiments humains
est aussi le lieu imaginaire dans lequel se développent les autres nouvelles.
Elles installent la confusion dans la manière dont le monde se révèle, parfois
se trouble comme une eau obscurcie par la vase.
C’est vrai aussi pour le texte dont le titre renvoie à des
prénoms de personnes. Lin, Clet, Clément, Sixte, Corneille et Cyprien sont des
saints désormais oubliés dans la liturgie, devenus aussi indifférenciés que les
fourmis dérangées par des enfants en promenade. Et encore : peut-être seul
le grouillement des insectes est-il la cause de notre possible aveuglement
devant une humanisation qui serait présente malgré tout.
Prix Goncourt de la
nouvelle
La vie des bêtes (pas si bêtes), pour Caroline Lamarche,
c’est à peu près comme pour les hommes et les femmes. Ceux-ci ont peut-être
tendance à développer des relations amoureuses plus complexes, comme dans La nuit l’après-midi, son premier roman
paru brièvement en 1995 dans une aventure éditoriale complexe avant de se fixer
chez Minuit en 1998.
A ce moment-là, Caroline Lamarche avait déjà obtenu le Prix
Rossel 1996 pour Le jour du chien
(Minuit). Des chiens, il y en aura d’autres ensuite (La chienne de Naha, Gallimard, 2012). Des cerfs envahissent la
maison (Dans la maison un grand cerf,
Gallimard, 2017). Et toute une ménagerie entre dans Nous sommes à la lisière, qui vient de recevoir le Goncourt de la
nouvelle.
Jamais Caroline Lamarche n’avait poussé si loin que dans ces
neuf nouvelles le rapprochement entre la faune et l’humanité. Les titres de
chaque texte nomment des animaux – leurs noms de baptême leur viennent de
femmes et d’hommes, c’est sous le regard de ceux-ci qu’ils gagnent le droit à l’individualité,
mais rien n’est simple et en réalité peut-être est-ce l’humain qui,
reconnaissant quelque chose de lui dans une cane, un cheval, des fourmis, un
hérisson, un papillon, un rat, un chat, un merle ou un écureuil, se hisse au
niveau d’un être pur, désencombré des obligations sociales qui le réduisaient à
un schéma préétabli…
Chaque nouvelle est un bijou aux reflets presque
insaisissables. Caroline Lamarche sait à chaque fois, sur quel chemin elle veut
nous entraîner – et chacun de ces chemins est aussi différent du précédent que
du suivant – mais elle ne trace pas la route immédiatement. Détours et
contournements sont la règle, à nous de suivre pour trouver le sens du texte et
découvrir le lien qui situe, à la lisière, notre position exacte par rapport à
une espèce du monde animal. Lien rationnel ou sentimental, il touche juste,
éclaire ce que nous sommes, la comparaison est plus implicite que décrite dans
le détail et fournit des clés que nous n’avions pas demandées mais que nous
sommes heureux de trouver.
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