En publiant leur Histoire de l’édition en Belgique : XVe - XXIe siècle, Pascal Durand et Tanguy Habrand comblent un manque criant. Il n’existait pas d’ouvrage comparable, susceptible de retracer, depuis les débuts de l’imprimerie et jusqu’à nos jours, l’évolution d’un secteur où culture et économie sont non seulement liées avec force mais aussi dépendantes l’une de l’autre.
Le survol ne reste pas à distance du sujet : chaque
grande période est analysée dans le détail comme dans les grandes mutations
qu’elle entraîne. L’articulation en sept chapitres (dont le dernier constitue
un épilogue très contemporain) semble logique. Aux premiers imprimeurs, dont
Plantin est le plus connu mais on découvrira Thierry Martens, succèdent les
contrefacteurs. Puis, de 1850 à 1914, l’édition religieuse prend son envol en
même temps que s’impose une démarche artistique. L’entre-deux-guerres est
revisitée de manière inédite, l’édition industrielle prend des galons après la
Seconde Guerre mondiale mais laisse une place à des initiatives plus
littéraires. Les deux dernières décennies du XXe siècle dessinent un paysage
nouveau, dont les auteurs nous fournissent les principaux traits dans
l’entretien qu’ils nous ont accordé. Et l’épilogue se prolonge d’une postface
où Yves Winkin ouvre des perspectives.
Il ne suffit pas de combler un manque, il vaut mieux le
faire avec une érudition sans faille et une élégance d’écriture qui aide à
transmettre l’information. Le pari est réussi, c’est passionnant !
Entretien
Quand avez-vous pensé
à vous lancer dans cet énorme travail ?
Pascal Durand. J’ai commencé à travailler à ce projet de
reconstruction approfondie du système éditorial belge du XVe siècle à nos jours
dans la seconde moitié des années 1990, dans la foulée d’une enquête
approfondie sur l’édition littéraire et les trajectoires éditoriales des
auteurs belges menée en collaboration avec Yves Winkin. Sociologue, celui-ci
avait fait œuvre de pionnier dès 1975 avec un mémoire sur l’édition belge
d’expression française superbement intitulé L’or et le plomb. Le projet a pris tournure plus déterminée
au cours des années 2000, puis Tanguy Habrand m’a rejoint et nous l’avons mené
à bien en étroite coopération.
L’ambition, au point
de départ, était-elle de faire ce livre-ci, ou bien est-ce que cela a bougé en
cours de travail ?
P.D. Cela a bougé en cours de route, dans une
perspective plus historienne. Dans un premier temps, c’était une sociologie des
pratiques d’édition qui était en ligne de mire. Chemin faisant, la direction
historique est devenue plus déterminante, mais une histoire entrecroisant
histoire du livre, histoire de la littérature, histoire des idées et histoire
des politiques du livre et des institutions de la vie intellectuelle.
Le livre publié
aujourd’hui correspond-il à ce que vous aviez envisagé ?
P.D. Oui, absolument. Très vite, lorsque le livre
a pris tournure, les sept grandes parties ont été définies, correspondant
chacune à un des temps forts de l’histoire de la production du livre en
Belgique, depuis les premiers imprimeurs jusqu’aux processus de concentration
de la fin du XXe siècle, et même au-delà puisque le dernier chapitre décrit les
grandes lignes de force et les perspectives du système éditorial actuel. La
dernière information retenue est tombée en janvier 2018.
Le découpage en
périodes était-il une forme d’évidence, ou bien aurait-il pu être différent ?
P.D. D’autres découpages sont toujours possibles :
aucun n’est spontanément imposé par l’objet étudié. Faire l’histoire de quelque
domaine que ce soit, c’est construire un récit. Et un récit suppose des
acteurs, des personnages, des séquences d’actions. D’autres séquences auraient
sans doute pu être retenues. Mais je crois que celles qui l’ont été, après mûre
réflexion, sont éclairantes sur les métamorphoses que la production imprimée en
Belgique a connues de ses origines à nos jours.
Avez-vous travaillé
ensemble sur toutes les périodes ou vous êtes-vous partagé la tâche ?
P.D. Nous nous sommes assez bien réparti la
tâche. Dès qu’il s’est agi d’envisager l’histoire à partir du XVe siècle, nous
nous sommes distribué les secteurs, les domaines, parce que, évidemment, la
matière est énorme. Mais tout un travail de construction globale et d’écriture
a été nécessaire, tout du long, pour conférer à l’ensemble son style et son
unité. Pour caractériser le partage, qui n’a rien eu d’étanche, je dirais que
la dimension la plus littéraire a été essentiellement prise en charge par moi
et la partie touchant notamment à la bande dessinée par exemple ou à l’édition
scolaire a été prise en charge par Tanguy Habrand.
Tanguy Habrand. Certaines transitions correspondent à des
événements historiques majeurs, comme la Première et la Seconde guerre mondiale
qui redistribuent les cartes de l’édition. Pour la fin du XXe siècle, il nous a
semblé important d’introduire une rupture en 1980, pour des raisons à la fois
politiques et culturelles : le paysage éditorial se reconfigure en
profondeur lors de la naissance de la Communauté française de Belgique.
Peut-on s’arrêter sur
la charnière de 1980 ? Il y a eu le dossier « Une autre
Belgique » dirigé par Pierre Mertens dans « Les Nouvelles
littéraires » en 1976, le volume conçu par Jacques Sojcher en 1980,
« La Belgique malgré tout », Europalia Belgique la même année. Est-ce
cette convergence, augmentée du volontarisme de Marc Quaghebeur, qui a modifié
le paysage ?
T.H. Ces prises de position à caractère
identitaire et la mise en place d’une politique culturelle forte, à travers la
Promotion des Lettres, ont fait entrer l’édition littéraire dans un nouveau
paradigme. Cela correspond en gros à la reconnaissance d’une édition
« d’art et d’essai », encadrée par des aides et subventions comme les
contrats-programmes. Le fossé se creuse au même moment entre ces éditeurs et
l’édition industrielle. Marabout et les grands noms de la bande dessinée
(Casterman, Dupuis, Le Lombard) se heurtent quant à eux aux mutations de
l’édition internationale. On observe d’importants mouvements de concentration,
et des maisons d’édition belges rejoignent des groupes français.
Avec, comme cas les
plus flagrants, Casterman et Marabout ?
P.D. Nous réservons en effet toute une section à
l’extraordinaire aventure, très pilotée, des collections Marabout. Elle est
partie intégrante de la mémoire collective. Quant à Casterman, la date de
novembre 1999, moment où l’éditeur de Tournai est racheté par Flammarion, a
servi de date pivot et de date butoir. Elle marque le sommet d’une période,
allant des années 1980 aux années 2000, caractérisée par un tiraillement entre des
logiques de marché et des logiques publiques, avec un développement éditorial,
dans le domaine littéraire, stimulé par l’Etat avec l’intermédiaire de la
Promotion des Lettres.
Si on vous suit bien,
l’édition belge a surtout réussi dans des niches, parfois de grosses niches
d’ailleurs. C’est là où elle est à son meilleur ?
P.D. Oui. C’est le produit d’une histoire très
longue qui est celle du rapport déséquilibré entre le marché culturel belge et
la très puissante institution littéraire et éditoriale parisienne. Ce
déséquilibre en fait de force et de pouvoir symbolique a conduit un certain nombre
de nos éditeurs les plus aventureux à investir ou à inventer des créneaux extérieurs
à la littérature dans sa définition lettrée, fortement soumise à l’attraction
parisienne, tels que la bande dessinée, le livre jeunesse ou encore le livre
pratique. C’était, si l’on veut, faire de nécessité vertu. C’était aussi le
produit d’une conversion d’aptitudes techniques et commerciales mais aussi
d’attitudes à l’égard du médium du livre héritées de l’époque de la contrefaçon
qui a pris fin au milieu du XIXe siècle mais s’est prolongée sous diverses
formes. Tout cela, mélangé, articulé avec d’autres facteurs, a permis à
Casterman et à Dupuis, au Lombard et à Marabout de dégager de fortes ressources
de créativité et de proximité avec les lecteurs.
T.H. Parmi ces niches, on retrouve des domaines
dont le traitement est spécifique à la Belgique. Je pense par exemple à
l’édition scolaire ou à l’édition juridique qui, par la force des choses,
répondent à des nécessités locales et échappent au marché français. De la même
manière, des sujets à caractère local ou régionaliste sont préservés par
rapport à l’édition française. Mais ce ne sont pas ici des créneaux du
même ordre que le cinéma et la photographie chez Yellow Now ou l’architecture
chez Mardaga.
Peut-on dire qu’il y
a, dans l’édition belge, un peu d’expérimentation, un peu plus d’idéologie par
moments et surtout beaucoup de commerce ?
P.D. Sans doute, mais on peut aussi présenter les
choses autrement. Ce que notre livre met en évidence, c’est que l’édition belge
a connu des périodes d’émergences fortes, en particulier à la fin du XIXe
siècle où l’on voit s’inverser en partie le flux des auteurs entre Paris et la
Belgique. Hugo chez Lacroix, Maupassant chez Kistemaeckers, Mallarmé chez Deman
ont aussi pour contrepartie un essor remarquable de l’édition d’auteurs locaux,
de De Coster à Verhaeren en passant par Lemonnier. Entre 1940 et 1945, en
raison du cadenassage de la production installé par l’occupant et d’un embargo
sur la production française, c’est dans le domaine des paralittératures que
l’édition locale va se déployer, du côté du roman policier avec Stanislas-André
Steeman au « Jury » escorté par une nuée de professionnels du genre
et, du côté du fantastique, avec Jean Ray, l’auteur de Malpertuis se mettant en cheville avec d’autres écrivains tels que Steeman et le
jeune Owen, au sein d’une coopérative d’édition, les Auteurs Associés. Autre
moment phare, celui des années 1970-1980, lorsque Jacques Antoine lance ses
collections de patrimoine et de création littéraires belges, dans la foulée
desquelles se déploieront les Eperonniers, Le Cri, Talus d’approche ou encore
Luce Wilquin. Sans oublier, à Liège, les éditions Mardaga ou à Bruxelles les
éditions Complexe, dans le domaine des sciences humaines
En parlant de Jacques
Antoine et de son épouse, Lysiane D’Haeyere, c’est l’occasion de noter que
votre ouvrage contient un grand nombre de portraits d’éditeurs, et que la place
des femmes y est importante.
P.D. La perspective d’une histoire longue permet
de dessiner des tendances mais nous avons eu à cœur, pour chaque période, de
mettre en relief un certain nombre d’éditeurs. Pas seulement des enseignes ou
des marques, mais aussi des acteurs très singularisés. Parce que, derrière la
façade d’une maison ou d’une couverture, il y a des individus avec leur talent
et leur tempérament, qui contribuent à la vitalité et quelquefois aux embardées
du secteur. Quant à la place des femmes dans l’édition, elle devient en effet de
plus en plus importante à mesure qu’on s’approche de l’époque contemporaine et
pas seulement dans les postes classiques d’attachée de presse ou de
communication. C’est un mouvement général dans lequel on peut inclure Danielle
Vincken chez Complexe, Anne Leloup chez Esperluète, ou Florence Mixhel portée
tout récemment à la rédaction en chef de Spirou… Ce mouvement correspond à un processus de féminisation des
professions culturelles, qui dépasse donc le seul monde du livre et de
l’édition.
T.H. Les femmes jouent depuis des décennies un
rôle prépondérant dans les métiers du livre, mais les postes à responsabilité
sont presque toujours occupés par des hommes. Ce que l’on voit timidement se
modifier à la fin du XXe siècle, et que la trajectoire de Lysiane D’Haeyere,
puis de Luce Wilquin, incarnent parfaitement, c’est la reconnaissance publique
de la figure de l’éditrice. On observe donc une plus grande parité depuis une
trentaine d’années, mais la féminisation de la profession est loin d’être
acquise.
Avez-vous, à titre
personnel, fait des découvertes en cours de travail ?
T.H. Je pense par exemple à l’édition littéraire
de l’entre-deux-guerres, que les archives de La Renaissance du Livre ont aidée
à sortir de l’ombre. On associe généralement cette période aux origines de
l’édition industrielle en bande dessinée, avec Hergé chez Casterman ou les
débuts du Journal de Spirou chez
Dupuis. Or l’ancêtre de La Renaissance du Livre que l’on connaît aujourd’hui y
occupe une place centrale en littérature. Pour compenser l’absence de
rentabilité de son catalogue littéraire, la maison multiplie les ouvrages
scolaires dans le domaine de l’enseignement technique et les beaux livres
vendus par courtage. Elle y excelle à la Libération avec la réédition, en
plusieurs volumes, de l’Histoire de la Belgique d’Henri Pirenne, tandis que le secteur entre dans une phase de grande
prospérité, dont profiteront à leur manière Marabout et Artis-Historia.
P.D. La surprise que je retiens quant à moi, pour
insister une fois encore sur l’importance de l’histoire dans la longue durée,
c’est d’avoir vu se reproduire du XVe siècle à nos jours un même discours des
professionnels du livre au sujet de leur propre statut culturel, du manque
d’intérêt que le public et les pouvoirs publics portent à leur activité. Notre
livre fait l’histoire des pratiques d’édition, mais aussi des représentations
du livre et du travail éditorial. Thierry Martens, pionnier du livre imprimé en
Belgique dès 1473, se plaint amèrement au début du XVIe siècle de ce que les
lecteurs prêtent plus de poids et de prestige aux ouvrages édités hors de
Belgique alors que ceux qui sortent de ses presses, dit-il, valent bien ceux
qui viennent de Bâle ou de Paris. Ce discours, on l’entendra à travers
l’histoire jusqu’à nos jours, de même qu’un discours souvent très sévère des
auteurs au sujet des éditeurs locaux. C’est l’expression d’un classique
complexe d’insécurité propre aux aires périphériques. C’est aussi le reflet
d’une très curieuse tendance des acteurs culturels belges à noircir le tableau
au sein duquel ils figurent. Si notre livre permet de mettre mieux en lumière
ce tableau, sans ignorer ses zones d’ombre ou ses lacunes, et de faire valoir
ce que nos éditeurs de poésie ou nos éditeurs industriels ont de singulier et
de créatif, nous n’aurons pas travaillé en vain.
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