Impressionnante Marie Ndiaye. Depuis ses débuts en 1985 (Quant au riche avenir, Minuit), elle ne cesse de faire des pas de côté tout en construisant ce qu’il faut appeler une œuvre, comme l’a reconnu le jury du Prix Marguerite Yourcenar, de la Scam, en plaçant son nom au palmarès. Elle n’a pas fini de surprendre, imagine-t-on volontiers. Après une pièce de théâtre qui vient de paraître (Royan, Gallimard), elle sortira son nouveau roman en janvier : La vengeance m’appartient (Gallimard). Je suis impatient.
En attendant, coup de projecteur dans le rétro…
La femme changée en bûche (1989)
Une fois encore – c’est la troisième –, Marie Ndiaye a écrit un curieux petit roman, dont il est difficile de parler parce qu’on ne sait trop par quel bout le prendre. Comme si l’auteur, à tant faire danser son écriture, finissait par rendre son sujet si flou qu’il en devienne insaisissable. C’était, de manière exemplaire, ce qui était arrivé à son précédent livre, Comédie classique, où la technique de la phrase unique coulant du début à la fin avait masqué le contenu. C’est encore le cas, mais plus discrètement, dans La femme changée en bûche, construit en trois parties curieusement détachées les unes des autres, chacun de ces longs chapitres pouvant, s’il a frappé davantage que les autres, modifier la perception que l’on a de l’ensemble.
La narratrice, trompée par son mari, brûle son bébé et part
se réfugier chez le Diable qui lui a promis, autrefois, son aide en cas de
problèmes. Arrivée là, elle tombe sur l’étrange spectacle d’une file d’attente
qu’elle parvient cependant à franchir pour entrer. Mais à l’intérieur, plus
rien n’est pareil. Le Diable semble avoir perdu de sa superbe…
L’errance de cette jeune femme reprend ensuite, et on ne
sait quand elle s’arrêtera puisque, le titre l’indique, elle se laisse porter
par les courants qu’elle rencontre.
« Valérie est
ordinaire mais son goût de l’existence la transfigure », conclut le
personnage principal à propos de son amie. Affirmation à transposer pour
conclure à propos de ce livre, pas ordinaire et transfiguré par un
extraordinaire sens de l’écriture qui console du flou du récit.
En famille (1991)
Marie Ndiaye doit avoir appris que la valeur n’attend pas le nombre des années. Elle a publié son premier livre alors qu’elle n’avait pas dix-huit ans et, menant sans bruit excessif une carrière littéraire qui s’annonce brillante, simplement en alignant l’un derrière l’autre des livres qui, à chaque fois, séduisent un peu plus, elle vient de frapper un grand coup avec En famille, un roman qui ne ressemble à rien de connu. Ce roman non identifiable fait un bien fou, parce qu’il n’est pas de chose plus insupportable, comme le dit Nabokov, que la monotonie de la vie quotidienne. Et que, pour élargir ce propos à la littérature, il est agréable de sortir d’une production banale pour rencontrer l’inattendu.
L’inattendu, il est surtout pour Fanny, le personnage
principal du roman. Ce n’est pas son véritable prénom, mais on l’appelle ainsi
le jour où elle vient à la fête d’anniversaire de l’aïeule. Tante Colette
venait de lire un roman où elle avait rencontré ce prénom, et elle en a affublé
sa nièce. Celle-ci s’en accommode d’autant mieux qu’elle avait envie de changer
d’étiquette. Le lecteur s’en trouve bien aussi, puisque cela donne résolument à
Fanny le statut de personnage romanesque par excellence. Chaque fois, désormais,
qu’elle entendra son ancien prénom – nous ne le connaîtrons jamais, nous n’en
saurons qu’une chose : il est constitué de trois syllabes et beaucoup d’autres
jeunes filles de son village le portent aussi –, elle n’aimera pas l’entendre.
Mais qu’elle s’appelle désormais Fanny signifie autre chose :
elle n’appartient plus à sa famille. Celle-ci la renie, pour une raison presque
inconnue. Quelques détails seront donnés à Fanny par sa tante Colette : elle
est orgueilleuse, elle réussissait trop bien à l’école, elle était d’une beauté
trop piquante… Quoi d’autre ? Le soupçon la prend, un instant, qu’elle n’est
pas la fille de sa mère mais celle de cette tante Léda qui était, avant elle, une
proscrite : elle n’a pas été invitée lors de la naissance de Fanny et
celle-ci ressent son absence comme le signe d’une malédiction qui pèse sur elle.
Peut-être, si Fanny retrouve la tante Léda, pourra-t-elle
comprendre ce qui lui arrive, les motivations de cet ostracisme dont elle est
victime. Alors, elle part, au village voisin, dit-elle – mais on comprend, au
fil de ses aventures, que chaque « village » représente en réalité
une entité plus importante, un pays, voire même un continent, et qu’il suffit
de prendre l’autobus pour être considérée comme une étrangère. La situation s’aggrave
quand les pérégrinations de Fanny la ramènent jusque dans son village d’origine,
où plus personne ne considère qu’elle appartient à la communauté.
En famille est un
roman empli d’anecdotes savoureuses, parfois drôles, parfois tragiques, mais le
plus souvent incompréhensibles pour Fanny qui ignore dans quel monde elle vit. Rejetée
par tous, elle est la parfaite étrangère, le symbole de toutes les différences.
Sans doute ne faut-il pas trop chercher à interpréter en ce sens le roman de
Marie Ndiaye. Il n’empêche qu’en filigrane s’y dessine une fable qui dit bien
la difficulté d’être autre, surtout quand personne ne vous dit pourquoi on vous
considère ainsi, rejetée à la périphérie du monde.
L’essentiel est, plus probablement, dans la manière dont
Marie Ndiaye conduit son livre et ses personnages : avec un culot qui se
permet tout et ne l’empêche jamais de tenir fermes les rênes du récit.
La sorcière (1996)
Depuis ses débuts en 1985 avec Quant au riche avenir, Marie NDiaye fait figure de surdouée. Elle n’avait, il est vrai, que 22 ans et la sûreté de son écriture avait séduit autant que la singularité de son univers. Depuis onze ans et cinq livres plus tard, il est devenu plus difficile de confirmer. Mais on aurait bien tort de faire la fine bouche, et il faut se laisser aller à lire La sorcière sans chercher à l’installer dans une quelconque hiérarchie. C’est un roman qui s’ouvre sur une phrase mystérieuse (« Quand mes filles eurent atteint l’âge de douze ans, je les initiai aux mystérieux pouvoirs ») et se clôt sur d’hypothétiques projets de vacances. Entre-temps, il s’est passé pas mal de choses, certaines assez banales, d’autres moins habituelles.
Il faut bien commencer par l’extraordinaire, au sens premier
du mot, puisque c’est sur cette voie que Marie NDiaye nous entraîne d’emblée. Lucie
est une sorcière. Voilà, c’est dit, et il ne faut pas croire pour autant que
nous allons baigner dans une atmosphère baroque où le paranormal donnerait une
coloration particulière au récit. Rien de plus naturel que ce surnaturel-là.
D’ailleurs, Lucie est une sorcière aux pouvoirs limités. Sa
mère était beaucoup plus douée qu’elle, même si elle n’a jamais voulu utiliser
ses pouvoirs comme elle l’aurait pu, et ses filles, très vite, se révéleront
des élèves modèles, capables d’emblée de surpasser leur initiatrice. Il ne
suffit pas de pleurer des larmes de sang, il faut encore être capable de voir dans
l’avenir, de se transformer en oiseau, de quelques autres métamorphoses qui
prennent ici un tour parfaitement normal…
On ne sait trop. « Avec
force douleur je mettais en branle ma technique de divination, ou de vision
rétrospective, mais, aussi grave que pût être le sujet, je n’apercevais que des
détails sans importance, révélateurs de rien du tout : la couleur d’un
habit, l’aspect du ciel, une tasse de café fumant délicatement tenue par la
personne sur qui je fixais mon regard extralucide… »
A côté de cela, les pouvoirs des deux filles de Lucie
paraissent quasi illimités, et leur mère prend presque peur tant tout devient
possible.
Mais cette histoire de sorcières s’inscrit dans un contexte
familial complexe, et c’est l’aspect banal du roman : le mari de Lucie
finit par s’enfuir et par vivre avec une autre femme. On sent bien qu’il n’est
pas à sa place dans cet univers et qu’il vaut mieux, pour lui, trouver ailleurs
un équilibre moins précaire, moins menacé par l’inattendu.
Il faut parler aussi de la voisine qui s’incruste et surgit
aux moments les plus inattendus, jusqu’à proposer à Lucie un emploi de
professeur de Connaissance objective du passé et de l’avenir pour soi-même et
les autres. Malheureusement, Lucie sera rattrapée par la logique sociale et accusée
de charlatanisme. Comment pourrait-elle se défendre ? « Je suis une espèce de sorcière, malgré tout. Là-dessus, je n’ai
abusé personne. » C’est tout ce qu’elle trouve à dire et on devine qu’un
argument de ce genre n’a aucune chance de convaincre un conseiller municipal…
La sorcière est
donc une histoire triste. Mais c’est aussi une histoire gaie, dans laquelle on
s’amuse d’un rien, au fur et à mesure que l’imagination de Marie NDiaye offre à
ses personnages le loisir d’agir comme bon leur semble. Roman fantaisiste, mais
qui contrôle la fantaisie dans le cadre très strict d’un parfait réalisme,
« La sorcière » installe un doux malaise dans le confort des
habitudes et des préjugés.
C’est pour cela qu’on aime lire Marie NDiaye. Parce qu’elle
ne fait rien comme les autres, prend des chemins obscurs et peu fréquentés, bouscule
les conventions avec une rare audace et réussit tout ce qu’elle ose, comme si
rien ne pouvait lui résister, même pas les hypothèses les plus improbables.
Rosie Carpe (2001)
Le roman qui a révélé Marie Ndiaye au grand public, grâce notamment à un prix Femina. Rosie Carpe est une jeune femme que la vie a déchirée. Elle débarque en Guadeloupe pour y retrouver son frère. Mais Lazare ne l’attend pas à l’aéroport. Et rien d’ailleurs ne sera comme elle l’avait imaginé. Dans un foisonnement d’intrigues qui se croisent en une chronologie disloquée, l’écrivaine impose des images, des lieux et des personnages. Le retour vers ce livre s’impose aujourd’hui.
Trois femmes puissantes (2009)
Elles sont magnifiques, les Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye. Elles tiennent debout par leurs propres qualités, bien sûr. Mais aussi et surtout par la grâce d’une écriture enchanteresse, lovée dans un roman qui se pare de poésie et abrite des merveilles d’expression. La description ne pouvant rendre qu’un hommage trop faible à ce style ample, il est nécessaire de citer. Et tant pis, ou tant mieux, si le premier paragraphe, une seule phrase parfaite d’équilibre et de beauté, est un peu long.
« Et celui qui
l’accueillit ou qui parut comme fortuitement sur le seuil de sa grande maison
de béton, dans une intensité de lumière soudain si forte que son corps vêtu de
clair paraissait la produire et la répandre lui-même, cet homme qui se tenait
là, petit, alourdi, diffusant un éclat blanc comme une ampoule au néon, cet
homme surgi au seuil de sa maison démesurée n’avait plus rien, se dit aussitôt Norah,
de sa superbe, de sa stature, de sa jeunesse auparavant si mystérieusement
constante qu’elle semblait impérissable. »
Norah est face à son père. Elle ne sait pas pourquoi il lui
a demandé de venir le voir en Afrique. Elle se sent peu d’affinités avec lui,
qui a quitté son épouse française, a eu d’autres femmes, d’autres enfants. Elle
aimerait probablement le dominer pour renverser leurs rapports d’autrefois.
Mais la situation imprévue qu’elle découvre la conduit sur un tout autre
chemin.
Dans la deuxième partie de cet ouvrage composé comme des
récits presque, mais pas tout à fait, détachés les uns des autres, Fanta se
trouve face à un homme qui est en train de perdre son travail et ses illusions.
Et qui entraîne sa femme dans sa chute. Celle-ci a, en réalité, commencé bien
des années auparavant, comme on le découvre en même temps qu’un Rudy jusque-là
aveugle devant ses propres comportements.
Khady, dernière héroïne de ce triptyque, part vers l’Europe
pour y immigrer clandestinement. Mais le chemin est fait de tous les dangers
qu’elle rencontre et son destin s’écrit en lettres tremblantes, gravées sur un
corps malade.
Les liens entre ces trois textes sont ténus. Ils sont
surtout à voir avec un lieu. Plus largement cependant, les trois femmes sont
quelque part entre l’Afrique et l’Europe, face à elles-mêmes et à leurs
proches, face aux malheurs et aux moyens de les enrayer. C’est saisissant de
vérité. Une vérité qui n’est pas celle des sociologues mais qui emprunte à une
sorte de connaissance intime de l’être humain. Les détours des phrases sont
aussi ceux d’une pensée qui chemine sans hâte vers l’élucidation d’un mystère
profond. Marie Ndiaye avait déjà écrit quelques livres qui comptent. Elle vient
probablement de faire mieux encore avec celui-ci.
Un portrait
Marie Ndiaye a souvent déménagé. La dernière fois, c’était
en 2007, après l’élection de Nicolas Sarkozy. Elle ne cache pas que les deux
événements sont liés. « Nous
n’avions plus du tout envie d’être là, dans cette France qui venait d’élire
Sarkozy », expliquait-elle à Télérama.
« Nous », c’est-à-dire Jean-Yves Cendrey, son mari romancier, elle et
leurs trois enfants. Une famille, avant d’être une famille d’écrivains. Le
couple s’est rencontré par la littérature : Jean-Yves a écrit à Marie
après avoir lu son premier livre. Et plus si affinités, comme on dit. Cela dure
toujours aujourd’hui. Ils ont habité l’Espagne, l’Italie, Berlin une première
fois, la Normandie et la Gironde.
Mais Marie Ndiaye revendique surtout une jeunesse française
ordinaire, un esprit modelé par la campagne beauceronne. Et n’allez pas lui
dire, au prétexte que sa peau est noire, qu’elle est une écrivaine
« francophone », comme appelle les anciens colonisés – ou les Belges
– qui écrivent en français. Son père, Sénégalais, est rentré en Afrique quand
elle avait un an. De ce côté-là de ses origines, elle n’a connu aucune
influence culturelle. Il lui arrive d’ailleurs de le regretter. Son frère aîné,
Pap Ndiaye, est devenu un grand spécialiste de la question noire en France.
Marie, en ce qui la concerne, dit : « Je
n’ai pas de réflexion politique très personnelle ou originale, je ne suis pas
une penseuse. »
Elle est surtout une raconteuse d’histoires qui ont beaucoup
puisé dans le répertoire du fantastique. Par le roman, pour les enfants aussi,
et plus récemment par le théâtre, parfois avec son mari. Puisque tous deux
mènent en parallèle une vie d’écriture qui les rapproche en certaines
occasions. Chacun est le premier lecteur de l’autre. Et ils ont écrit ensemble
pour le théâtre. Mais ils gardent leur personnalité, comme le prouvent leurs
romans parus simultanément, mais chez différents éditeurs, lors de la récente
rentrée littéraire : Honecker 21
pour Jean-Yves, Trois femmes puissantes
pour Marie.
Elle vit en tout cas une très belle saison. Elle avait déjà
reçu en septembre la bourse Jean Gattégno du Centre national du livre, 50.000
euros pour son œuvre de création littéraire. Auxquels elle peut ajouter aujourd’hui
les 10 euros du prix Goncourt – un chèque qui, habituellement, s’encadre plutôt
qu’il ne s’encaisse – et, surtout, les droits d’auteur que lui verseront les
Editions Gallimard quand on fera les comptes de ce qui devrait être un joli
succès de librairie.
Un succès tout à fait mérité, et pas seulement à force
d’opiniâtreté. Marie Ndiaye est un talent très sûr, dont la vingtaine de livres
publiés ne sont, à 42 ans, qu’un début dont on se souviendra quand, plus tard,
revenant sur son œuvre, il faudra dire d’elle qu’elle a marqué son époque sans
pour autant faire d’émules. Elle représente un cas trop singulier pour qu’il
soit possible de l’imaginer en chef de file d’une nouvelle tendance, et encore
moins d’une école. Elle se contente d’être elle-même, de creuser un sillon
unique. C’est déjà beaucoup.
Le Goncourt
Marie Ndiaye est une femme à qui rien ni personne ne
résiste. Jérôme Lindon, le patron de Minuit, a craqué le premier en recevant le
manuscrit de Quant au riche avenir :
il est allée l’attendre, contrat à la main, à la sortie du lycée – elle n’avait
pas dix-huit ans. Pour son deuxième livre, écrit en une seule phrase, Paul
Otchakowsky-Laurens, de POL, a suivi. Elle est arrivée chez Gallimard quand
elle l’a voulu. Sa pièce Papa doit manger
est entrée au répertoire de la Comédie-Française en 2003. Deux ans auparavant,
elle avait été couronnée par le prix Femina dès le premier tour de scrutin. Et
l’académie Goncourt a fait de même en la choisissant sans longues
discussions : cinq voix au premier tour, contre deux à Jean-Philippe
Toussaint et une à Delphine de Vigan, Laurent Mauvignier ayant été tout à fait
oublié dans cette absence de débat.
Il y avait du beau monde dans le dernier carré du Goncourt.
Il n’y avait même que du beau monde, contrairement à bien des années
précédentes où les jeux d’influence avaient parfois, selon les apparences,
dominé les questions littéraires. Certes, il y aura des mauvaises langues pour
expliquer le prix Goncourt de Trois
femmes puissantes par de mauvaises raisons. Marie Ndiaye est publiée chez
Gallimard. Elle est une femme. Elle est… noire (oui, oui, on va le
dire !). Mais il suffit de le lire pour reconnaître combien, à l’évidence,
son roman méritait ces lauriers.
Nous l’avions d’ailleurs souligné dès l’ouverture de la
rentrée littéraire : « Elles
sont magnifiques, les Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye. Elles tiennent debout par leurs propres qualités,
bien sûr. Mais aussi et surtout par la grâce d’une écriture enchanteresse,
lovée dans un roman qui se pare de poésie et abrite des merveilles
d’expression. »
Curieusement, mais somme toute assez logiquement puisque la
qualité d’une écriture est une notion très subjective, un autre critique avait
cité les mêmes lignes que nous – celles qui ouvrent le livre – pour démontrer à
quel point le style était pesant.
Les lecteurs, merci pour eux, semblent nous avoir donné
raison : Trois femmes puissantes
était, de tous les romans en course pour les prix littéraires, celui qui se
vendait le mieux avant même son Goncourt.
S’il y a une chose sur laquelle il faut insister, c’est bien
que la littérature, au sens le meilleur du mot, sort aussi gagnante de ce
palmarès parfois dérisoire. Marie Ndiaye est d’abord et avant tout quelqu’un
qui écrit. Même si elle dit
aujourd’hui que ses premiers livres étaient bourrés à l’excès d’influences
diverses – elle cite souvent Marcel Proust et Henry James –, il y a presque
vingt-cinq ans qu’elle impressionne par un style qui lui est propre. Style en
évolution permanente de livre en livre, bien entendu, et dont la fluidité est
probablement plus grande aujourd’hui qu’en 1985. Mais toujours elle s’autorise
des audaces calculées, des décalages par rapport au langage habituel, avec par
exemple cette première phrase de Trois
femmes puissantes, que nous avons plaisir à citer de nouveau :
« Et celui qui
l’accueillit ou qui parut comme fortuitement sur le seuil de sa grande maison
de béton, dans une intensité de lumière soudain si forte que son corps vêtu de
clair paraissait la produire et la répandre lui-même, cet homme qui se tenait
là, petit, alourdi, diffusant un éclat blanc comme une ampoule au néon, cet
homme surgi au seuil de sa maison démesurée n’avait plus rien, se dit aussitôt
Norah, de sa superbe, de sa stature, de sa jeunesse auparavant si
mystérieusement constante qu’elle semblait impérissable. »
Norah est la première des trois femmes du roman. Nous
rencontrerons ensuite Fanta et Khady. Elles sont toutes liées par des anecdotes
ténues et des lieux précis. Elles font un pont entre l’Europe et l’Afrique.
Khady, la troisième, tente d’émigrer en Europe. Un cas exemplaire à travers
lequel Marie Ndiaye apporte sa pierre à une interprétation moins unilatérale de
cette tentation : « L’histoire des migrants est une histoire déjà
souvent relatée, mais si le sort de ces gens peut être encore mieux su et
compris, j’en serai très contente », disait-elle hier.
Ladivine (2013)
Ladivine, Malinka/Clarisse et Ladivine encore : trois générations de femmes, comme en écho aux Trois femmes puissantes de son précédent roman qui, prix Goncourt oblige, a modifié le statut de Marie Ndiaye. Seulement le statut, car rien d’autre n’a changé chez elle. Ni la manière qu’elle a de répondre aux questions avec précision mais sans assurance excessive. Ni son écriture singulière. Ni son ambition romanesque. Sur les deux premiers points, l’entretien ci-après est éclairant. A propos du troisième, plongeons dans un livre qui, disons-le de suite, confirme l’étendue de son talent.
La proposition de départ donne une (petite) idée d’une
complexité qui ne cessera, par la suite, de s’approfondir, développant des
rhizomes qui éveillent des échos entre les vies des trois personnages
principaux. Clarisse Larivière, dont le prénom était Malinka quand elle vivait
avec Ladivine, sa mère, retrouve celle-ci, en même temps que son ancienne
identité, le premier mardi de chaque mois, pour une visite clandestine.
Richard, le mari de Clarisse, ignore tout de l’existence de cette mère souvent
appelée « la servante », ainsi que du passé de son épouse. Leur
fille, Ladivine, porte donc le prénom d’une grand-mère dont elle ne sait rien.
Entre les silences et les secrets s’écrit une histoire de
culpabilités multiples. La ligne de fuite sera parfois la seule sortie vers un
hypothétique salut. Ladivine, la seconde, est hantée, malgré elle, par des
fantômes dont elle ne connaît pas les pouvoirs. Ni s’ils sont bénéfiques ou
maléfiques, quand bien même ils semblent s’incarner dans les yeux d’un chien,
lors de vacances lointaines chargées de signes contradictoires.
Ladivine n’est en
rien le fouillis inextricable qu’évoque peut-être cet article trop bref pour
rendre compte des mécanismes subtils à l’œuvre dans le roman. On s’installe
dans le livre, on se laisse porter par une écriture naturelle et savante à la
fois, et les relations ambiguës entre les personnages se mettent en place avec
évidence. Marie Ndiaye passe haut la main l’épreuve, difficile pour certains
écrivains, du roman post-Goncourt.
Entretien
Vous vivez à Berlin.
Cette distance par rapport à un pays où l’on parle français est-elle une aide
pour l’écriture ?
Je crois que ça ne
fait rien du tout, ni dans un sens, ni dans un autre. Ce n’est pas une aide,
parce que je n’ai jamais été gênée par le fait de vivre en France pour écrire
en français. Ce n’est pas non plus un inconvénient.
Il y a quand même une
curieuse coïncidence. Trois des quatre derniers lauréats du prix Goncourt
vivent à l’étranger, ou au moins y vivaient. Vous-même en 2009, Michel Houellebecq
en 2010 et Jérôme Ferrari l’année dernière. C’est curieux, non ?
C’est vrai, oui. Il
faudrait considérer que le fait d’être loin vous donne un regard plus acéré sur
les choses, et je ne le crois pas du tout. J’ai l’impression d’écrire
maintenant exactement dans le même esprit, avec le même regard que quand
j’habitais, avant de venir à Berlin, un village reculé de Gironde. Du reste, le
livre précédent, qui a eu le prix Goncourt, a été écrit en grande partie en
France.
Votre écriture est
singulière. En avez-vous conscience ?
Oui. Non seulement je
le sais, mais j’y travaille.
Si on tente de la
décrire, ce qui n’est pas facile, on pourrait dire qu’elle est déhanchée.
Est-ce que cela vous convient ?
Oui, je trouve ça très
joli, en plus.
En même temps elle
est enveloppante…
Alors, c’est
parfait : déhanchée et enveloppante, ça me va parfaitement.
Cette écriture-là
vous vient-elle naturellement, ou après beaucoup de travail ?
Elle est vraiment
naturelle. Après, dans le cadre de cette évidence, si j’ose dire, il y a quand
même un travail très précis sur le choix des mots, surtout des adjectifs.
Un travail sur les
répétitions, sur la manière de faire tourner les phrases ?
Oui, c’est très
conscient, très intentionnel.
Pratiquez-vous le
même genre d’écriture dans le théâtre, pour lequel vous travaillez aussi ?
Non. Au théâtre, ce
serait difficile, je pense. L’écriture théâtrale est beaucoup plus directe,
elle est moins ressassante, moins concentrique.
Quel a été le déclic,
le point de départ de « Ladivine » ?
Le point de départ
était l’image d’une famille très contemporaine, un couple et leurs deux jeunes
enfants, qui réalise un rêve de vacances et dont le rêve se transforme en
quelque chose d’infernal. C’était vraiment le point de départ : cette
image de pauvres touristes égarés, désorientés et qui, finalement, après avoir
mis tout ce qu’ils avaient d’économies et d’énergie dans un voyage important et
lointain, se retrouvent profondément désillusionnés.
Cette désillusion
revient à plusieurs reprises, et sur d’autres plans, dans le roman. C’est
devenu un thème récurrent dans « Ladivine » ? Par exemple, vous écrivez, à propos de cette famille :
« elle les aimait tous les trois, mais non sans détresse. » De
l’amour et de la détresse en même temps, cela correspond aussi à de la
désillusion ?
Oui, c’est vrai. Mais
elle aime aussi avec détresse parce qu’elle a peur pour eux. Je crois qu’il est
dit à un autre moment qu’elle a tellement peur pour ses enfants qu’elle
souhaiterait presque les voir vieux très vite. C’est ça aussi, l’amour, c’est
plein de peur, je crois : la peur de ce qu’il peut arriver à ceux qu’on
aime.
Et il en arrive, des
choses : des gens disparaissent, d’autres meurent… C’est un livre
tragique ?
Je ne suis pas sûre,
parce que j’ai l’impression quand même que ça finit sur une note d’espoir…
Apaisée,
plutôt ?
Apaisée, oui.
Malinka, qui change
de prénom pour s’appeler Clarisse, a honte de sa vie d’avant, elle a honte de
Ladivine et elle souffre de cette honte. Vos personnages sont pleins de
souffrances…
Oui, c’est vrai. Elle
a honte de sa honte. Ce serait plus simple pour elle si elle avait simplement
honte, et puis voilà. Mais sa situation est compliquée…
Dans la première
partie du livre, elle semble nommer sa mère plus souvent « la
servante » que « ma mère ». Savez-vous si la fréquence du mot
« servante » est plus élevée ?
Je suis sûre, oui.
Très souvent dans vos
livres, une place est accordée au fantastique. Il fait partie de votre
univers ?
Il ne fait pas partie
de ma vraie vie, je ne suis pas du tout sujette à ces croyances. En fait, il
n’y a rien de surnaturel à quoi je crois. Je ne suis pas croyante, par exemple,
dans le sens traditionnel du terme.
Dans le roman, le
fantastique se manifeste par la présence des chiens…
Oui.
Pourquoi les
chiens ?
Dans la partie « famille
en vacances », avec le chien qui guette les sorties de Ladivine, je me
suis posé la question du choix de l’animal qui devait la surveiller ou la
protéger. Il m’a paru évident que c’était un chien car, d’une certaine manière,
il était impossible que ce soit autre chose. Dans les rues d’une grande ville,
il n’y a qu’un chien qui puisse être là sans que ça semble bizarre.
Les lieux sont
importants : Bordeaux, Langon, Berlin, les vacances allemandes, les
vacances dans un pays qui n’est pas nommé mais qui semble être un pays africain
anglophone… Est-ce que vous avez pensé à ce livre d’une manière
géographique ?
Oui, bien sûr.
Chaque lieu
donne-t-il une tonalité différente ?
Je pense, oui.
Les avez-vous choisis
rapidement ou ont-ils surgi en cours d’écriture ?
Je les ai choisis très
rapidement, parce que j’ai du mal à parler de lieux où je ne suis jamais allée.
Langon, c’est là où je vivais avant. Berlin, j’y vis. Annecy, je connais. Et
l’endroit indéterminé, probablement d’Afrique, ça pourrait être le Ghana, où je
suis allée.
C’est là où vous avez
puisé les images ?
Oui.
Ce livre paraît
relativement longtemps, trois ans et demi, après « Trois femmes puissantes ».
Il est vrai que vous avez aussi écrit pour le théâtre entretemps.
Travaillez-vous tout le temps à un roman ou y a-t-il des périodes de
relâche ?
Après chaque roman, je
laisse passer plus d’un an avant de me remettre à un autre roman. Entretemps,
j’écris des choses plus brèves, mais je ne commence jamais le roman suivant
avant qu’il ne se soit écoulé de nombreux mois.
Pendant ces mois, ça
mûrit sans que vous vous en rendiez compte, ou avez-vous conscience que quelque
chose est en train de naître ?
J’en ai conscience, je
réfléchis presque chaque jour à ce que sera le roman suivant, mais sans écrire.
Comment vivez-vous ce
séjour parisien ? Vous n’êtes là que trois jours et vous devez avoir dix
mille interviews au programme…
Je serai contente de
rentrer tout à l’heure !
La Cheffe, roman d’une cuisinière (2016)
Marie Ndiaye est la romancière des évidences et des contre-évidences. Les évidences, elle les crée et les impose. Ainsi ce féminin peu usité de « Cheffe », dans le titre de son nouveau roman. Il sera si peu question du prénom de Gabrielle, presque toujours appelée « la Cheffe », que cela semble tout naturel. Par ailleurs, comme elle l’avait déjà fait, notamment dans Trois femmes puissantes, qui commençait par un « Et » renvoyant à on ne sait quoi, elle ouvre La Cheffe, histoire d’une cuisinière par une phrase rien moins qu’évidente : « Oh oui, bien sûr, c’est une question qu’on lui a souvent posée. » Quelle question ? Elle ne sera jamais précisée. Même si on devine, à la réponse du narrateur, qu’elle se rapporte à la supposée faible intelligence de la Cheffe. Il dément, bien sûr. Car elle a été la femme de sa vie et elle a manifesté pour lui quelque chose qui s’apparentait à de l’amitié.
La Cheffe est morte et sa biographie ou sa légende reste à
construire. Contre ce que raconte sa fille, le narrateur rétablit sa vérité.
Dans les détails, parce qu’il a lui-même enquêté sur le passé de celle qu’il
aimait, et dans la philosophie dont elle était imprégnée autant qu’elle en
faisait la colonne vertébrale de sa cuisine. Le mot qui la définit le mieux est
sans doute : loyauté. Loyauté envers les autres, envers elle-même, envers son
talent qu’elle ne surestime pas mais qu’elle exploite au mieux, envers les
produits qui n’ont pas besoin de séduire par des artifices quand ils sont bien
choisis. « Elle se méfiait de tout
procédé qui visait à faire joli, à faire bien au détriment, le cas échéant, de
la qualité première du produit. »
Après les années de formation sur le tas, guidée par
l’intuition des merveilles qu’elle peut faire naître de la nourriture, la
Cheffe a ouvert son enseigne, fidèle à ses principes. Ceux-ci se sont révélés
efficaces au-delà de ce qu’elle aurait pu souhaiter. Elle aimait accueillir ses
clients comme des amis, sans cependant leur manifester son amitié autrement que
par les vertus de ses plats, car pour le reste elle est peu démonstrative. Et
puis, le succès appelant la notoriété, elle a reçu une étoile. Ce jour-là, elle
a pleuré. Non de joie : « Si on
me récompense, c’est que j’ai démérité », dit-elle. Elle a eu le
sentiment de s’être compromise…
Sur ce premier malheur paradoxal s’en est greffé un
deuxième : sa fille est rentrée du Canada, a pris les choses en main selon
les lois d’un marketing agressif. Changeant la décoration, augmentant les prix,
imposant de la musique là où il n’y en avait jamais eu. Les conséquences ont
été rapides : perte de l’étoile, fermeture du restaurant. Et on se dit, en
suivant l’histoire de la Cheffe, que sa droiture morale ne pouvait se satisfaire
des apparences de la réussite, qu’elle a donc consciemment laissé sa fille
détruire ce qui, déjà, n’existait plus tout à fait.
Ce destin, rapporté par la voix du plus fidèle d’entre les
fidèles, est fascinant. Et fascine encore davantage à travers l’écriture déhanchée
et enveloppante de Marie Ndiaye, pour reprendre deux mots que nous lui avions
proposés et qu’elle avait validés.
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