De la Tcherna à Salonique – Les émotions de la retraite
(De notre envoyé spécial.)
Salonique,
14 décembre,
arrivée le 15.
Dans l’espoir des
journées rayonnantes
Ils étaient arrivés à Grasko. C’était pour accrocher les
Serbes, c’était pour marcher sur Velès, c’était dans l’espoir de journées
rayonnantes. Les troupes qui pénétraient en Macédoine ne venaient pas toutes
directement de la Patrie, beaucoup d’elles sortaient du charnier des
Dardanelles. Depuis des mois, sous quarante degrés de feu solaire, dans des
tranchées taillées en pleins cadavres contre des positions imprenables, elles
travaillaient ; il n’en paraissait rien.
La jeunesse, le renouveau, le changement de pays, comme on
voyage en 1915, avaient fait tout oublier. Ils étaient partis pour prendre
Constantinople par Gallipoli, on leur disait, à présent, que c’était par la
Thrace qu’il fallait passer ; ils passeraient par la Thrace. Ils étaient
arrivés à Grasko. Il y avait là des munitions en quantité, de la nourriture en
quantité, la flèche qui s’avançait en Macédoine allait bientôt être lancée.
Vive la guerre à la française avec rien devant sur la poitrine !
Le 1er décembre, un communiqué ennemi
annonçait que nous nous retirions. Le communiqué était en retard de dix
jours ; notre repliement caché avait commencé le 20 novembre.
Le 20 novembre, à 5 heures du soir, sur la
Tcherna, une de nos compagnies vers Arkangel reçut l’ordre de revenir sur le
pont de Vozarci. Ces centaines de mètres abandonnés étaient le premier
mouvement de notre recul. Qui l’eût cru ? Est-ce que deux jours plus tard
nous ne partions pas en avant sur Ichtip ?
L’évacuation par
17 degrés au-dessous de zéro
Le général Sarrail, dans une feinte d’offensive, enveloppait
les premiers pas de sa retraite.
Nous sommes le 2 décembre. La nuit précédente, il avait
fait 17 degrés au-dessous de zéro et un vent à vous taillader les joues.
Le sang ne descendait plus dans les pieds, il allait falloir les remuer. Quand
allait-on battre la semelle dans le derrière des Bulgares ? L’ordre,
clairement cette fois, arriva d’évacuer.
Quoi ? Étaient-ils battus les poilus ? Ne
savaient-ils plus tenir leur fusil ? Est-ce qu’on les avait sortis des
Dardanelles pour venir les faire reculer ici ? Est-ce qu’on se payait leur
figure ?
L’ordre arriva d’évacuer. Ce n’était ni une défaite, ni un
mouvement précipité, ni un acte d’obéissance à la pression ennemie. C’était un
recul volontaire, ordonné par le chef, par celui qui sait calculer et qui, dans
les batailles, avant la route qui s’ouvre à ses armées, voit surtout le but où
elle les conduira, et comme cela ce fut encore plus empoignant.
Alors les canons qui une première fois avaient traversé les
mers, qui étaient allés d’abord tonner dans la presqu’île infernale, qui
avaient ensuite repris le large pour être roulés cent vingt kilomètres le long
du Vardar dans des défilés dont les montagnes leur renvoyaient l’écho de leur
fureur, les canons, bâillonnés, hissés sur un pauvre petit chemin de fer,
lentement, dans une vallée étroite, sous la neige, redescendirent. Et après les
canons ce furent les pains, les viandes, les tonneaux ; et après les
fourreaux, les croix-rouges, les caissons, les toiles de tentes.
Les hommes qui n’avaient pas encore bougé, qui résistaient
là, sur cette pointe avancée, aux attaques des Bulgares qui avaient tant frappé
pour se tailler cet angle dans la chair ennemie, les hommes regardaient s’en
aller les instruments de la victoire. Leur tour arriva de les suivre. Ils
déboulonnèrent les rails, incendièrent la gare et partirent devant ces flammes
qui ne brûlaient pas seulement de pauvres murs mais leurs espoirs apportés
jusqu’ici. Le long de la route, à cet endroit, il y avait une route. Le long de
la voie, à pied, les fourgons protégés par une tête de pont, ils commencèrent à
retraiter.
Le coup d’œil de
Sarrail
Casque bleu sur le crâne, capote bleue sur l’échine, ils
marchaient dans ce paysage inconnu, la neige blanchissait tout à l’horizon.
Ils descendirent sur Demir-Kapou. Le général Sarrail savait
ce qu’il voulait. Le chef avait tout réglé d’un coup d’œil, tout allait
s’opérer sans que l’on eût besoin de se presser d’un quart d’heure.
Mais eux, les soldats, que savaient-ils ? C’est sans
doute à Demir-Kapou qu’ils allaient s’arrêter.
Demir-Kapou c’est une des portes de fer de la
Macédoine ; c’est simple à décrire : le Vardar ; deux immenses
montagnes de rochers, un tunnel de trente-huit mètres perçant l’une d’elles et
pas un chemin. Quelle audace de l’avoir forcée ! Mais est-ce jamais
l’audace qui nous a manqué ? Allait-on l’abandonner ? C’est devant
qu’ils s’arrêtèrent. D’ailleurs, il ne faisait presque plus froid, tout allait,
tout allait.
Les soldats atteignirent les durs rochers, la neige avait
gonflé le Vardar qui coulait brutalement. Ils marquèrent le pas quelque temps,
ils virent passer le malheureux petit train qui remontait chercher ce qui
pouvait rester, on entendait des coups de fusil, c’était la tête de pont qui
protégeait. Les Bulgares qui se réjouissaient de nous savoir tant engagés sur
la rive droite et qui avaient fait les morts pour nous laisser supposer qu’ils
ne l’avaient pas remarqué, nous sentant glisser si joliment entre leurs doigts,
nous suivirent avec rage sur Demir-Kapou.
Là, derrière nous, était un étranglement. Si le moindre
désordre, le moindre faux pas se produisait, si un homme tombait en travers,
personne des nôtres ne sortirait. Mais le général Sarrail était calme, il
savait ce qu’il avait fait. Et comme s’il s’était agi de rentrer à la caserne,
par le tunnel, dans l’obscurité, les casques bleus reprirent leur marche.
L’explosion de la
Porte-de-fer
Quand ils furent de l’autre côté des rochers et qu’à son
tour le petit train fut revenu de son dernier voyage on alluma trois cents
kilos de dynamite au pied de la Porte-de-fer ; une explosion retentissante
bouscula l’air, elle avait sauté.
Ce n’était pas encore là qu’ils devaient s’arrêter, et notre
armée arriva dans Gradek.
Au-dessus de ce village, sur ces positions, à la Dent du
Chat, des coups de fusil sifflaient. L’armée ne leva pas la tête, elle
regardait sur la rive droite où d’autres troupes repartaient. Était-ce là
qu’ils allaient se rejoindre et déballer leurs toiles de tentes ?
Ils étaient venus pour libérer la Serbie, s’ils continuaient
en arrière, il n’en resterait plus, ce serait pire que la Belgique. D’ailleurs,
disaient les soldats de Gradek à ceux qui débarquaient : « Il y a
dans ce village une église roulante, sur les murs extérieurs on y voit le
paradis, l’enfer, faut voir ça, les copains ! »
Les copains, il faut encore descendre, ne desserrez pas vos
toiles de tentes. Du courage, il faudra encore reculer. En route pour
Stroumitza !
Le général Bailloud à
Stroumitza
On arrive à Stroumitza. Le général Bailloud est le long de
la voie. En me serrant la main : « À Sofia, me crie-t-il,
parfaitement à Sofia. Cette retraite ne prouve rien. »
À Stroumitza les soldats reconnaissent l’endroit où voilà
cinquante jours ils sautèrent du train pour courir aux Bulgares qui, plus près
qu’on ne le supposait, guettaient pour le déchirer le drapeau français. Ils
reconnaissent ce cimetière de cent vingt-trois croix blanches. Cent vingt-trois
Serbes des trois cent cinquante qui moururent en mars pour faire ce qu’ils ont
fait en octobre. Ils reconnaissent le pont, le grand pont du Vardar. C’est pour
lui qu’ils étaient accourus de Salonique. Leur premier sang avait été donné pour
le protéger, ce n’est tout de même pas eux, maintenant, qui vont le faire
sauter. Ils le passent et ils entendent :
« Faites flamber ! » La gare s’allume et le
pont saute.
Il reste vingt-cinq kilomètres pour arriver à Guevgeli, si
on les franchit on sortira de Serbie. Une main de fer tire toujours en arrière,
il va falloir les franchir.
Patience, Serbie, nous étions venus pour te délivrer et
voilà qu’on détruit ta dernière ligne, qu’on laisse tes tombes aux pas des
Bulgares, on va brûler ta dernière maison-frontière. Patiente ! Quand les
Français reculent, tout n’est pas dit. Souviens-toi !
La dernière
étape !
Nous arrivons à Guevgeli. Des constructions de bois qui
s’élevaient pour les hôpitaux ont disparu. Il n’y avait donc pas que sur le
Vardar, à mesure que nous le descendions, qu’il se passait des choses. Il s’en
passait bien d’autres. Mais je ne suis pas un historien, je ne sais pas ce qui
s’est accompli le long de cette rivière, je ne dis que ce que je vois et voici
ce que je vois à Guevgeli :
Un bataillon serbe en rang attend nos troupes. Elles
passent. Il les regarde quitter sa patrie dont ce soir il ne restera plus rien,
plus une borne kilométrique. Il ne bouge pas pendant trois heures. Puis il
reçoit l’ordre de se joindre à nous, il se joint et part. Alors on crie :
« Flambez la gare ! »
Le bataillon serbe ne se retourna pas.
Le Petit Journal, 16 décembre 1915.