lundi 15 octobre 2018

14-18, Albert Londres : «Ce sont des barbares.»




Cambrai !

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front britannique, 10 octobre.
Ce sont des barbares. Ne cherchons pas d’autres motifs à leurs saletés, il n’y en a pas. Ils ont incendié Cambrai pour rien, uniquement par tradition. Pressés par leur fuite, ils n’ont pu terminer l’ouvrage. Ils ont dû regarder leur montre, compter qu’il ne leur restait que tant de temps et comme ils ne pouvaient pas tout de même manquer à ce point au rythme de leur guerre, comme ils ne pouvaient pas ne pas détruire Cambrai, ils se sont résignés, ils ont choisi un coin, ils ont flambé le centre. La grande place brûle.
J’ai pénétré à Cambrai par les casernes qu’ils avaient baptisées casernes Marwitz. Il n’y a personne à l’entrée de cette ville, personne que des cadavres. Tous les mitrailleurs boches chargés d’en interdire le passage sont flanqués par terre, morts, près des mitrailleuses. Il y en a un qui a gardé la baïonnette anglaise dans l’estomac. Et vous avancez. Les rues sont en désordre, mais existent. Comme en arrivant vous avez aperçu les trois clochers et le beffroi, vous pourriez croire que tout est debout. Vous continuez. Place Thiers, vous constatez, puisque vous n’en voyez plus que le socle, qu’ils ont volé la statue des enfants morts pour la patrie, et soudain alors vous sentez l’incendie. C’est l’odeur qui sera votre guide. Avancez, avancez, venez voir leur signature.

Dans le brasier

La grande place est un brasier déjà essoufflé. Les flammes, comme la dernière nuit, ne s’élèvent plus, c’est que les toits sont consumés et qu’elles en sont au rez-de-chaussée. C’est par la grande rue Saint-Martin que nous nous présentons. L’hôtel de ville, de noble allure, est donc face à nous. Sa carcasse est toute seule à se dresser, autour de ce grand rectangle empli de fumée, de feux bas, de craquements et de ruines chaudes. Vous ne pouvez pas le regarder longtemps, vos yeux piqués par les traînées de l’incendie pleurant et se fermant. Les craquements se multiplient : ce sont toutes les maisons en train de se défaire, puis des bruits plus forts : ce sont les grosses poutres enflammées dégringolant sur les restes. Tout n’est plus que brasier éteint ou en puissance. Mais traversons la place. Qu’a-t-on installé ainsi devant l’hôtel de ville qui porte son énorme enseigne : Kommandantur ? C’est un piano et une chaise placée dans l’attente du joueur.
Par la rue de Noyon, nous avons continué. Le grand foyer en avait allumé de petits. Dans les maisons agissaient de nouveaux feux et elles craquaient. Nous arrivions à la cathédrale. Son clocher ne tient plus que par une arête. Elle est crevée de tout côté. Elle est aussi pillée. Ils ont laissé par terre ce qu’ils n’ont pas voulu ; vous marchez sur des châsses, des ostensoirs, des ciboires, des chasubles dorées pour les jours de fête et des chasubles noires pour les jours des morts, des encensoirs, des nappes d’autel. Ils ont vidé tous les tiroirs.
Nous sortons. Voilà un prêtre. Nous lui disons :
— Ah ! bonjour, monsieur le curé.
Il nous répond :
— Ah ! messieurs, vous n’auriez pas un peu d’alcool ?
Nous en avions. C’était pour deux de ses paroissiennes, les seules qui avaient échappé aux Boches, et pour lui. Il était pâle, en effet, M. le curé. Ce prêtre est l’abbé Thuliez, de la paroisse de Saint-Druon, faubourg de Cambrai.

Un qui a vu !

C’est un brave. Je n’ai rien entendu de plus saisissant que ses déclarations. Il nous a dit :
— Hier, dans la nuit, à minuit exactement, j’ai entendu passer devant ma cave, où j’étais caché, le dernier gros canon allemand. J’étais resté ici parce que je suis de Cambrai et que monseigneur l’archevêque, quand les Allemands l’ont pris, m’a dit : « Thuliez, je vous confie tous les intérêts. » Monseigneur l’archevêque s’appelle Chaulot.
— Il n’avait pas peur, continua l’abbé. Il écrivit une lettre à Guillaume pour protester contre tous les méfaits des autorités. Guillaume trouva cette lettre insolente parce que trop longue. Il envoya deux officiers allemands pour le dire à monseigneur. Monseigneur répondit aux deux officiers : « Est-ce que l’empereur se placerait au-dessus de notre plus grand monarque, de Louis XIV ? Lorsque Louis XIV erra dans sa conduite, Fénelon, mon prédécesseur, n’a pas craint de le lui reprocher et plus longuement encore. »
Le prêtre nous conduisit chez lui, où souffraient ses deux paroissiennes. Il nous dit :
— J’ai été pillé par un prêtre allemand, qui m’a enlevé mes vieux bronzes et mon vin de messe. Je lui ai dit : « Je rougis, mon cher confrère, de votre sacerdoce. » C’était un franciscain de Munich, il avait amené dix gendarmes avec lui pour faire son coup. Il m’a volé également un tableau, prétendant que ce n’était pas un objet religieux. « Comment, lui ai-je crié, un prêtre catholique ne reconnaît plus l’enfant Jésus sur les genoux de sa mère ? »
Le prêtre continua :
— Le 8 septembre, ils ont commencé à évacuer, puis le 12 ; ils n’avaient pas de voitures, les petits enfants de cinq ans, de l’œuvre d’assistance, sont partis à pied. Ils n’avaient pas de voiture, parce qu’ils n’ont plus rien, ils nourrissent leurs chevaux avec des pommes de terre. Ils en ont assez. Ils sont à bout.
Nous sommes arrivés chez le prêtre, c’était dans une cave. Les deux vieilles paroissiennes se plaignaient sous la douleur. Il y avait des milliers de mouches. Frappant sur une table de bois blanc, qui en était noire :
— Voilà mon autel, dit-il, c’est là que je dis la messe, et, messieurs, termina le prêtre, je n’ai plus d’hostie pour demain ; ce matin, j’ai employé ma dernière. Faites-moi la joie de m’en envoyer.
Le Petit Journal, 11 octobre 1918.




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