Bien sûr, je savais qu'il n'allait pas bien. Même ses livres, en particulier le dernier, Brouillard, le laissaient entendre. Mais je fréquentais son oeuvre depuis si longtemps que je m'attendais à recevoir encore pendant des années une de ces enveloppes contenant un autre ouvrage de Jean-Claude Pirotte et portant sa signature: une aquarelle, qui permettait de savoir, avant même d'ouvrir, de qui venait l'envoi.
Donc, voilà, dans le combat entre le cancer et Jean-Claude Pirotte, qui était né en 1939, c'est le cancer qui a gagné. Salaud de cancer.
Je ne me sens pas le cœur de retracer, ce soir, sa vie et sa carrière. Voici, simplement, les trois derniers articles que j'ai écrits sur lui, ou plutôt sur ses publications les plus récentes. Vous trouverez de précédentes notes de blog (l'une d'elle recoupant partiellement celle-ci) en suivant ce lien.
Poète migrateur plutôt que voyageur, Jean-Claude Pirotte se pose là où l’appelle le souffle du vers. Cette fois, saint Fromont l’a requis sur le plateau de l’Ajoie, dans le Jura suisse. Ne cherchez pas Fromont dans le calendrier : il n’existe que dans la tradition populaire et dans un livre de Pierre-Olivier Walzer, pas dans la liste officielle de l’Eglise. Voilà qui plaît à un écrivain peu soucieux de respecter les normes et dont le pas marque les territoires successifs. Ceux-ci ont néanmoins tous en commun d’être traversés par une poésie d’apparence familière dans laquelle l’ironie douce fait merveille quand il fait rimer, par exemple, « milan » et « mille ans », bien que ce soit davantage : « mais il fallait une rime / et rimer n’est pas un crime / ça fait partie du décor ».
Le décor, vivant et scruté par un œil attentif, habite les pages. Les époques se superposent avec le passage des peuples qui, au fil du temps, se sont succédé au pays de l’Ajoie. Dont Jean-Claude Pirotte précise rapidement, afin que le doute ne soit pas permis, que le nom n’est pas construit avec un alpha privatif (ce qui signifierait « absence de joie ») mais qu’il est « l’Ajoie comme la joie ». Teintée parfois, cependant, d’une réflexion sur l’âge, entre mélancolie et soulagement : « l’heure vient d’échanger contre un corps volatil / cet encombrant fardeau d’os d’humeur et de chair ».
Les poèmes de Jean-Claude Pirotte suivent le fil des jours. Ils se disent le résultat de ce qui reste d’une année et qui « tient en ces pages griffonnées ». Le titre trouve sa signification dans un Projet de code rural de 1868, cité en fin de volume : « Les vaines pâtures sont les grands chemins, les prés après la fauchaison, les guérets ou terres en friche, et généralement tous les héritages où il n’y a ni semence ni fruit, et qui, par la loi ou l’usage du pays, ne sont pas en défends. » Même sans tout comprendre de ce langage administratif, on voit comment les mots de l’écrivain s’octroient des espaces de liberté où seule la beauté des images est la règle.
Avec, quand même, les balises, à moins qu’il s’agisse au contraire des encouragements à aller plus loin, grâce à des auteurs appartenant depuis longtemps à la galaxie dans laquelle Jean-Claude Pirotte trace sa route. Prudent, il écrit, sans citer de noms : « je citerai parmi mes contemporains si proches / un tel un tel autre et puis lui / et lui aussi j’en oublie j’en oublie ». Mais les noms sont dans les marges d’une page « avec » André Frénaud, T.S. Eliot, ou André Dhôtel, dans une citation d’Henri Thomas, d’Armen Lubin, de Pierre Morhange… Pirotte lit encore plus qu’il n’écrit, et ses lectures éveillent sans cesse des échos d’une œuvre à une autre, courant en surface d’un territoire qu’ils irriguent aussi en profondeur.
Poète des villes et des champs, Jean-Claude Pirotte dessine au ciel les vols de corbeaux autant que sur terre les chemins des campagnols, aperçoit la rencontre fugitive d’un merle et d’une pomme, voit les toits blanchir ou bleuir, retrouve en tout une âme d’enfant qui connaît l’art de vieillir. Il y a de la pensée magique dans Vaine pâture, mais elle se tient à hauteur d’homme, avec les doutes qui l’accompagnent : « si je suis un poète / (ce qui n’est pas démontré) »…
Vent et poussière, paroles qui ne font que passer mais déposent, en petits tas, des suppléments de vie que seul connaît le poème.
Truquer les livres, écrit Jean-Claude Pirotte dans les premières lignes de Brouillard, ce n’est pas difficile : « il suffit d’antidater, de postdater, de ne pas dater, de n’inscrire que ce que l’on veut, de brouiller les chiffres, de dénaturer le réel. » Cela va d’ailleurs de soi : « Le seul fait d’écrire dénature, on ne le sait que trop. » Nous sommes prévenus, pas question de prendre au pied de la lettre les carnets d’autrefois retrouvés et aujourd’hui commentés, prolongés, pour leur donner un semblant de cohérence. Un semblant seulement. La maladie gagne, et il n’est plus temps de jouer à être autre chose qu’un poète qui, en prose, tisse de légères toiles d’araignées sensibles au moindre souffle d’air. A l’animal qui réalise ces miracles d’équilibre, le narrateur rend un hommage appuyé : il sait combien le patient travail de l’écrivain ressemble à celui de l’araignée, et tant mieux si le résultat en possède quelques qualités.
Pour le dire simplement, il en possède beaucoup, de ces qualités. La moindre n’est pas de se fixer sur les supports les plus improbables – des carnets, ou ce qu’il en reste, car beaucoup ont été détruits lors d’épisodes qui sont rapportés – et de bâtir néanmoins ce récit qui traverse l’air comme une évidence. Il y a la trame principale et les détails qui la renforcent. Un étrange mariage, assez en accord avec une existence toute de révolte et dans les marges, pourrait être la structure du roman, avec des zones d’ombre creusées, pour échapper aux lourds secrets de famille, à proximité de la pègre et des pans de lumière apportés par le sourire d’une petite fille.
L’ancrage est aussi géographique et les lecteurs de Jean-Claude Pirotte retrouveront des lieux qui leur sont familiers à partir desquels l’écrivain fait le grand écart : la Hollande (en vélo) et la Bourgogne (dans les verres). D’une vie qu’il dit « dérisoire » mais aussi « tout simplement belle », le narrateur retrouve les vestiges et leur donne une forme à travers la fiction. De nombreux fantômes habitent cette fiction peuplée d’ombres, à commencer par l’ombre de celui qui l’écrit, posée sur d’autres textes familiers qui constituent eux aussi une géographie intime plus vraie peut-être que la vie elle-même : un viatique formé d’une constellation littéraire que Pirotte et le narrateur qui est son double ne cessent d’arpenter.
Jean-Claude Pirotte est un aquarelliste dont les traits de couleur ne cachent jamais tout à fait ceux qui ont déjà été posés par-dessous. La lumière et la transparence créent un léger effet de flou à travers lequel le réel ne cesse d’apparaître et de disparaître – ce mot, hors une citation d’Evariste de Parny qui en prolonge l’écho, est le dernier du livre.