jeudi 9 novembre 2017

Yannick Haenel, Prix Médicis

Encore un bon prix pour un excellent roman français - l'année est presque exceptionnelle.
Yannick Haenel est le lauréat du Prix Médicis. Une information comme je les aime...
Parfois, c’est assez rare, un roman sort du rang, nous fait un signe qu’on ne comprend pas tout de suite, forcément : il s’agit de se signaler comme différent, hors normes. De se hisser au-dessus de l’art et de la compréhension de la vie. L’ambition ne suffit pas à la réussite, encore faut-il avoir les moyens de mener en solitaire une expérience des limites. Yannick Haenel, avec Tiens ferme ta couronne, manifeste son ambition avec une exigence qui conduit son livre au niveau des monstres convoqués ici : Herman Melville et Michael Cimino, rien de moins. C’est dire qu’on se situe, entre Moby Dick et La porte du paradis, au-delà des recettes du succès, dans la prise de risques maximale. C’est fascinant.
Le scénario auquel travaille le narrateur porte sur un sujet non seulement inhabituel mais aussi peu adéquat pour l’exercice du pitch avec lequel convaincre un producteur : « l’intérieur mystiquement alvéolé de la tête de Melville ». Il le sait, son travail est irrecevable dans l’état actuel du cinéma. Il s’en fout, il poursuit son idée avec l’irrémédiable sentiment d’un échec qui, d’une certaine manière, fait déjà sa fierté.
L’obsession du créateur tourne à la déconfiture. Mais il est grandiose jusque dans ses impasses et pratique la transmutation du vil plomb en or noble avec un art consommé de la pirouette. Son scénario improbable se retrouve malgré tout, par l’intermédiaire d’un producteur français, entre les mains de Cimino lui-même. Leur rencontre à New York, rendez-vous bien sûr manqué devant un tableau de Rembrandt, Le Cavalier polonais, à la Frick Collection de New York, puis sauvé par des retrouvailles devant le musée, est une merveille de littérature épique. Un parcours dans la ville, un restaurant, la statue de la Liberté, tout est mis en relief sous les lumières d’un éclairagiste génial.
Le récit que fera le narrateur de ce moment inoubliable est mis en forme comme un thriller auquel participera, comme elle jouait dans La porte du paradis, Isabelle Huppert, arrivée par hasard dans le restaurant où se sont réunis le scénariste et le producteur français. Elle est une apparition, de la même manière que Lena à d’autres moments, maîtresse du personnage principal, qui conduit celui-ci dans le décor saugrenu du musée de la Chasse et de la Nature. La chasse occupe une place essentielle dans le roman, bien que souvent hors champ : l’image du daim poursuivi par Robert De Niro dans Voyage au bout de l’enfer, un autre film de Cimino, renvoie à « une phrase de Melville qui disait qu’en ce monde de mensonges, la vérité était forcée de fuir dans les bois comme un daim blanc effarouché ».
Les différentes pièces introduites dans le puzzle se mettent en place avec une redoutable efficacité. Il faut dire un mot du chien Sabbat, dont le narrateur a la garde chaque fois que son voisin s’absente, c’est-à-dire souvent, et qui est lui-même un rouage du récit. Tot, le propriétaire du chien, est un chasseur et possède, entre autres armes, une carabine Haenel, dont on rappelle que l’écrivain porte le nom, susceptible d’abattre peut-être un jour un homme qui aurait perdu Sabbat.
Des mystères multiples entourent les personnages, un danger mal défini semble naître des situations les plus incongrues, l’intérieur mystiquement alvéolé d’une tête, celle de Melville ou celle du scénariste, ne se visite pas selon une logique simple. Au contraire, la complexité est à la base de Tiens ferme ta couronne, mais une complexité qui trouve en nous des échos renvoyant à quelque chose de grand, d’impossible même à mesurer vraiment. C’est pourquoi on aime la folie de ce livre.

Le Médicis du roman français va à Paolo Cognetti, double prix Strega en version originale, avec Les huit montagnes (Stock)
Et le Médicis essai à Shulem Deen pour Celui qui va vers elle ne revient pas (Globe).

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