vendredi 14 août 2020

La farce macabre du siècle dernier

On peine à y croire, pourtant Chris Kraus semble de bonne foi quand il affirme que La fabrique des salauds, son épais roman traduit par Rose Labourie, n’était au point de départ que la présentation de son prochain film. Le manuscrit arrivé « par hasard » entre les mains d’une éditrice, celle-ci l’a convaincu d’en faire un roman.

C’était une excellente idée : le livre est formidable et son épaisseur, bien qu’impressionnante, ne doit pas faire reculer. On ne s’ennuie pas un instant en suivant l’histoire terrible en forme de farce macabre que nous raconte Konstantin Solm, dit Koja, un destin allemand comme peu d’autres à travers le vingtième siècle. En fait, il raconte sa vie à son compagnon de chambre, un hippie mal en point mais qui a gardé ses principes de paix et d’amour. Il va être, pour son plus grand déplaisir, confronté au mal absolu. Du coup, nous aussi.

Le mal est celui d’une époque qui se prolonge au-delà de sa fin annoncée : l’idéologie nazie, à travers ceux qui en avaient été les bras souvent armés, s’est fondue, après la guerre, dans un Etat redevenu fréquentable. D’où l’interrogation de Chris Kraus : « comment la société de la République fédérale allemande a-t-elle réussi à trouver le chemin de la démocratie en dépit de l’intégration des anciens nazis ? C’est cette question qui m’a poussé à écrire le présent récit. »

Si la question semble grave, la réponse sous forme de fiction est fournie avec un humour dévastateur jusque dans les moments les plus tendus. Même la balle dans la tête avec laquelle vit Koja y est arrivée lors d’un événement qui relève autant du gag que de la malheureuse coïncidence. Mais on ne le saura qu’à la fin du roman, après avoir traversé des épisodes sanglants auxquels le narrateur a participé, parfois malgré lui.

Il reste qu’il y a participé en véritable SS entraîné par son frère Hubert (Hub) dans le déchaînement meurtrier que nous connaissons. Avec Hub, il a aussi vécu une troublante compétition amoureuse où la femme, Eva (Ev), est leur presque sœur – bien que juive, de quoi rendre hasardeux tout jugement sur les actes commis par Koja.

Celui-ci manifeste, devant le hippie qui l’écoute – et souvent préférerait ne plus rien entendre –, une honnêteté absolue. Jamais il ne tente de minimiser ses crimes. « Ça me débecte », commente son auditoire réduit à une personne. « Comment tu peux dire que tu étais nazi ? Et un bon nazi, en plus ? Ça me débecte complètement », insiste-t-il. Pour s’attirer cette réponse : « C’est la vérité. Et elle va devenir bien plus débectante encore. »

Nous sommes dans le cerveau démoli, pas seulement par la balle, de Koja, dans le souvenir des drames vécus, et auxquels il a survécu grâce à une étonnante plasticité d’esprit. Pendant la guerre, son travail, pour l’essentiel, était le renseignement. Avec un peu de chance et une grande facilité à séduire des femmes par lesquelles il trouvait ce qu’il cherchait, il a plusieurs fois été considéré comme un élément doué. Assez doué, en tout cas, pour poursuivre ses activités au profit, cette fois, de la CIA.

Il pratique parfois l’effet d’annonce : « ce récit que je suis en train de vous faire va bientôt se transformer en ballade populaire de la folle époque de la guerre froide. En œuvre didactique, si vous voulez, sur les constantes de l’histoire contemporaine internationale. » Il ne nous décevra jamais…

Il met en évidence son absence de courage qui l’a toujours empêché d’être un héros – au contraire d’Ev et Hub, en qui il voit des personnages hors normes. Il a cependant manifesté quelques accès de témérité et ne se croit pas amoral. Il a d’ailleurs tout fait pour sauver une espionne russe menacée de mort. En s’enfonçant dans les contradictions : « en sacrifier d’autres à cet effet, et qui plus est de la manière dont je le faisais, c’était l’expédition en enfer peinte par Pieter Brueghel dans des tons noirs, rouges, jaunes et bruns, montrant Margot la folle rosser des démons et des hordes de créatures fantastiques pour marcher tout droit dans une gueule ouverte. »

L’enfer, on y entre en ouvrant ce livre. On y reste après l’avoir fermé.

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