mercredi 28 décembre 2016

Michel Déon, disparu à 97 ans

La période est décidément faste pour les nécrologues. On s'en désole, bien sûr, et de compter quelques écrivains dans l'embouteillage de cortèges funèbres qui traverse le monde artistique ces dernières semaines. Michel Déon, né en 1919, écrivain depuis 1944, a produit le genre d'oeuvre qu'on n'embrasse pas en 2000 signes (c'est pourtant ce que je viens de faire, les pages papier d'un quotidien n'étant pas extensibles à l'infini - mais je suis certain qu'ils vont y arriver au Figaro, on vérifiera cela demain matin.
J'ai le vague souvenir d'une agréable rencontre avec Michel Déon, à une époque où les articles n'étaient cependant pas archivés électroniquement. Et aussi d'avoir, avant 1995, écrit d'autres choses sur lui - en particulier à propos d'Un taxi mauve lors d'un voyage en Irlande. Tout cela est perdu, ou au moins ne m'est plus accessible. Ce n'est peut-être pas si grave, après tout. Il reste ceci, que je vous confie. Ne les égarez pas.



Même ceux qui le connaissent peu savent combien la Grèce lui est familière, et qu’il est installé en Irlande. On sait moins, sans doute, qu’il a beaucoup voyagé – ou plutôt, comme il le précise lui-même : « je crois m’être beaucoup promené en flâneur sur cette terre et dans les livres d’écrivains que j’aimais. »
Un ouvrage qu’il intitule Je me suis beaucoup promené… rassemble des textes jusqu’à présent éparpillés dans différents lieux de publication, comme des revues, ou même oubliés dans un tiroir. Certains remontent aux années cinquante, d’autres sont beaucoup plus frais. Tous ont en commun de nous faire voyager en sa compagnie, ou en compagnie de ces écrivains qu’il aime. Tant il est vrai qu’il vaut parfois mieux rêver sur des textes anciens que de se trouver embarqué dans un tourisme de masse auquel les lieux ne peuvent de toute manière plus offrir des décors aujourd’hui détruits. Le mot « voyage » ne recouvre plus l’idée d’un beau privilège et s’avère de plus en plus décourageant, se lamente Michel Déon. Se déplacer en avion ressemble surtout à une corvée : « Ce qui était encore un plaisir il y a vingt ou trente ans est devenu une torture raffinée, aussi raffinée que le parcours d’une autoroute un dimanche soir de retour à Paris. »
Ah ! Parlez-nous d’un temps où, sur la brève durée d’un parcours aérien entre Dresde et Francfort, on pouvait faire la rencontre magique d’une blonde toujours en retard, toujours remarquée. Ou racontez-nous encore les pérégrinations d’Ulysse, voire Flaubert en Égypte, ou Chateaubriand en Grèce… Si cela ne suffit pas, passons quelques nuits affolantes en Espagne, parcourons quelques centaines de kilomètres en automobile (on n’ose pas dire : « en voiture »), rêvons sur les hasards qui font se recouper les chemins…
C’est tout cela qu’offre généreusement Michel Déon, poussant vers le Portugal, traversant l’Italie, se posant quand même plus longuement en Grèce et en Irlande – il ne songe pas à renier ses amours, et s’explique même sur son choix irlandais : « Et maintenant, si vous me demandez ce que je suis allé faire en Irlande, je vous répondrai que je n’en sais rien au juste, et que, de toute façon, il faut bien vivre quelque part. Au fond, il s’agissait peut-être d’une envie, mûrie depuis longtemps, un obscur besoin de pluie, de vent, de prairies vertes, l’attrait que peuvent exercer une terre mouillée, de vastes paysages, la présence de l’Océan et le bruit sourd, continu de la houle se brisant sur les falaises de Moher. L’Europe s’achève ici, plus loin c’est l’aventure. »

Le flâneur de Londres (1996)


Des écrivains français qui, aujourd’hui, ont une certaine importance dans le paysage littéraire, Michel Déon est sans doute un de ceux qui connaissent le mieux Londres, succédant ainsi à Paul Morand. On pourrait peut-être mettre en compétition avec lui un Pierre-Jean Rémy, ou d’autres auteurs moins populaires, mais certainement pas un Patrick Modiano bien qu’il entraîne lui aussi ses lecteurs à Londres dans son nouveau roman, Du plus loin que l’oubli. Michel Déon a passé beaucoup de temps à Londres, entre deux séjours en Grèce ou en Irlande – où il est installé depuis longtemps.
Le flâneur de Londres, qu’il vient de publier, est une agréable balade dans des rues colorées où le changement se marque par-dessus la permanence, comme si la capitale britannique résistait à toutes les invasions, à toutes les révolutions culturelles, gardant les traces de celles-ci sans se modifier en profondeur.
Michel Déon contredit souvent la question/réponse qu’il a placée dans les premières pages de son livre : « Londres est-il encore dans Londres ? Oui pour certains, non pour d’autres qui, comme moi, gardent le souvenir d’une ville enfermée dans ses traditions, jalouse de sa personnalité. » Et on pourrait, pour résumer cette flânerie, lui donner un titre de chapitre à la Jules Verne : Où il apparaît que tout en subissant les assauts du temps, Londres résiste comme une vieille dame respectable.
Mais Michel Déon, tout en reconnaissant implicitement, dans le même temps qu’il la nie, la continuité dans le changement, grogne contre tout ce qu’il ne reconnaît plus. Il n’est pas l’homme des bouleversements – on le savait –, bien qu’il accueille avec sympathie le cosmopolitisme effréné d’une ville capable de tout digérer – tout et son contraire. Des populations venues des horizons les plus lointains et les plus divers trouvent ainsi place dans un cadre qui paraît apte à accueillir les excentricités les plus folles en leur rendant un statut simplement banal.
La promenade de Michel Déon n’est pas seulement géographique. Certes, il arpente les rues de Londres, il pousse les portes des clubs les plus sélects, il vérifie la vétusté des chambres de certains grands hôtels, il fait son shopping dans les boutiques les plus réputées. Mais il découpe aussi, dans les endroits qu’il traverse, les couches successives que l’Histoire a déposées, comme des strates dont la structure reproduit fidèlement les convulsions des siècles passés. C’est à travers elles qu’il lit et retrouve la signification d’événements dont les conséquences marquent encore le présent – pour son plus grand bonheur, et pour notre édification.
Il est plus sombre quand il se projette dans l’avenir, quand il envisage l’évolution future du Londres qu’il aime : « La seule inquiétude – elle est de taille – vient de ce que cette ville, à juste titre si orgueilleuse de son passé, semble mal lutter contre le malaise économique et social, contre la clochardisation des chômeurs. Le spectacle qui déchire le voyageur à Calcutta ou au Caire, les mendiants, les hommes hâves et en guenilles, est maintenant monnaie courante à Londres, à cela près que le climat incite ces malheureux à se protéger dans des emballages en carton. Deux mondes coexistent : l’un n’ayant rien perdu de sa superbe ; l’autre au bord du désespoir. »
Est-ce le dépit qui, chez lui, provoque la distraction ? Il date du 1er novembre la floraison des affiches qui lancent : « Le beaujolais nouveau est arrivé ! » Et, parlant de la disparition des domestiques, il fait référence au film Les vestiges du jour en oubliant de préciser qu’il était tiré d’un admirable roman de Kazuo Ishiguro. S’il y avait pensé, cela lui aurait permis de mesurer aussi combien le cosmopolitisme, dans la foulée d’un empire britannique décomposé, avait investi la littérature, avec des effets aussi surprenants que réconfortants.



Au moment où Michel Déon publie son nouveau roman (La cour des grands, chez Gallimard), on a le plaisir de retrouver au format de poche deux autres fictions antérieures. C’est en effet toujours avec le même bonheur que ce narrateur brillant propose ses inventions où un brin de folie secoue l’apparent carcan d’une langue très classique.
Un déjeuner de soleil (1981) joue avec une fiction qui nourrit la fiction, avec un personnage d’écrivain – Stanislas Beren – qui est loin d’être une créature purement intellectuelle mais dont la personnalité et la vie sont ancrées dans un réel et un imaginaire savamment confondus. Michel Déon maîtrise l’illusion, et nous fait croire à tout.
Le jeune homme vert (1975) est peut-être mieux connu parce qu’il appartient à la grande période de succès de Michel Déon – il paraissait après Les poneys sauvages et Un taxi mauve. C’est un roman picaresque inspiré par la manière de faire de John Fielding, romancier anglais du XVIIIe siècle. Il plonge un jeune homme dans une grande aventure européenne de 1919 à la veille de la Seconde Guerre mondiale.



Les élans du cœur, Michel Déon connaît. Et en particulier ceux qui font naître l’émoi pour la première fois chez un jeune homme à qui la vie paraît tout promettre. L’âge de l’écrivain ne fait rien à l’affaire : La cour des grands est un roman sur ce registre. Encore, mais on ne le regrette pas un instant. D’autant que, quand même, l’auteur a assez vécu pour avoir les moyens de mettre ses histoires d’amour (celles qu’il invente, au moins) en perspective, dans un regard porté, des années après, sur ce qui est arrivé. « De cette chose impalpable, peut-être inexistante qu’est le passé, que gardons-nous ? A peine quelques mots dont nous ne savons plus s’ils ont été réellement prononcés ou si c’est nous qui les inventons dans le naïf désir de nous justifier, de croire que nous avons vraiment existé tel jour, telle heure cruciale dont le souvenir nous poursuit. »
Revenons en arrière, au début chronologique d’une histoire qui commence comme un rêve. En automne 1955, le jeune Arthur embarque à Cherbourg sur le Queen Mary pour poursuivre des études de droit des affaires aux Etats-Unis. Par la grâce d’un homme qui s’est penché sur son cas – par quel hasard ? –, il a obtenu une bourse qui lui autorise cette aventure. Mais l’aventure commence sur le paquebot, dans un no man’s land qui dure six jours. Les personnages principaux sont rassemblés là et se rencontrent pour la première fois : Arthur Morgan, donc, vingt-deux ans ; un trio étrange de jeunes gens composé de Getulio et de sa sœur Augusta, Brésiliens, et d’Elizabeth, Américaine née dans une famille d’émigrés irlandais ; Concannon, professeur dans l’université où Arthur suivra ses cours, brillant mais alcoolique ; et Allan Dwight Porter, conseiller spécial du président Eisenhower, le bienfaiteur à qui Arthur doit sa bourse.
Augusta et Elizabeth sont séduisantes, Arthur tombe sous leur charme sans effort, mais aussi sans être capable de faire un choix entre les deux. Elles semblent jouer devant lui une parade amoureuse qui ne les engage à rien, tandis que le jeune homme, pour sa part, se trouve pris dans un engrenage plus dangereux. Si détaché qu’il veuille être, il y laisse des morceaux de lui-même, son cœur ne résistant pas complètement aux propositions non dites qui lui sont faites.
Il ne s’agit donc pas seulement, pour Arthur, de quitter provisoirement un pays le temps d’en découvrir un autre. Il s’agit aussi de passer à l’âge adulte dans sa vie sentimentale, même si ce n’est pas facile. Et il s’agira, un peu plus tard, d’entrer dans la vie professionnelle par le biais d’un stage, toujours grâce à Allan Dwight Porter qui porte au jeune homme une confiance reposant sur une intuition. Celle-ci ne l’a pas trompé : Arthur se montrera digne des espoirs placés en lui.
Mais ses aventures le troublent sans cesse, partagé qu’il est entre Elizabeth et Augusta. Elles se donnent et se refusent, se font complices et concurrentes, changeant d’attitude à son égard en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire.
Tout cela, à la fin des années cinquante, se déroule dans un monde où tout semble permis, les pires outrances comme les projets les plus fous. Getulio, en particulier, incarne avec son tempérament de joueur et de flambeur une certaine idée de l’Amérique à laquelle Arthur devra bien, d’une manière ou d’une autre, s’habituer. Un soupçon de cynisme cohabite donc avec, malgré tout, de la fraîcheur d’âme. Et que l’un n’empêche pas l’autre ne devrait pas nous surprendre puisque Michel Déon est de ceux qui ouvrent, dans les personnalités, des abîmes effrayants.
D’abîme, il en est encore question lorsque, tout à la fin du roman, Elizabeth cite à Arthur cette phrase de Stendhal : « L’amour est une fleur délicieuse, mais il faut avoir le courage d’aller la cueillir sur les bords d’un précipice. »
La cour des grands – investie par Arthur presque malgré lui – n’est pas le meilleur roman de Michel Déon. Il n’empêche : bien d’autres écrivains pourraient se contenter d’avoir donné, avec une telle sûreté de trait, de pareils moments de romanesque pur.

Madame Rose (réédition 2000)


Madame Rose est une vieille dame indigne du meilleur cru. Elle a tout vécu, connu le grand monde, joyeusement éparpillé sa vie avant de se retrouver, malade et handicapée, à raconter ses souvenirs au jeune cousin Gaston. Des souvenirs dont elle possède plusieurs versions, et que peut-être elle invente au fur et à mesure, au moins en partie. Entre son serviteur indien, son chauffeur voyou et son affriolante dame de compagnie canadienne, Madame Rose donne des coups de pied moraux  - au physique, elle n’en est plus capable – dans les convenances. Et Michel Déon s’amuse, comme il nous amuse, à égrener ces hauts faits d’une vie amoureuse très pleine.
En contrepoint, Gaston se cherche, croit trouver une femme, mais elles sont trois et son père, ministre, connaît très bien l’une d’elles. Un siècle de dévergondage, sur quoi est-ce que cela débouche ? Sur un roman comme celui-ci…

La chambre de ton père (réédition 2005)

La mémoire des lieux est à la fois puissante et pleine de trous. Edouard garde l’étonnant souvenir d’un appartement que la famille a quitté quand il avait… un an ! Et d’autres images constituent le puzzle incomplet d’une enfance déroulée à petite vitesse. S’y ajoutent des personnages hauts en couleurs, parmi lesquels les parents ne sont pas les moins spectaculaires. Une éducation s’écrit ainsi, constituée de règles et de transgressions, de secrets partagés, de rêves inaboutis. On exagérerait en disant que Michel Déon est ici à son meilleur. Son écriture possède néanmoins, comme toujours, un charme fou qui agit avec efficacité. Et fait traverser ces pages comme si on retrouvait dans le personnage un vieil ami longtemps perdu de vue.

Cavalier, passe ton chemin (réédition 2007)

L’Irlande de Michel Déon est pleine de fantômes. Des fantômes très vivants. Leur stature est celle de personnages romanesques, sur une terre propice à la confusion entre la réalité et la fiction. « Un voyageur du XVIIIe siècle s’émerveillait déjà de l’art avec lequel les Irlandais se moquent de la réalité. » Comme ils ont, en outre, le « don du bagout » pour imposer leur point de vue, ils émerveillent l’écrivain. Nous aussi. Chaque rencontre est une découverte. Et leur succession, un défilé d’instants magiques. Grâce, bien entendu, au sens aigu du trait vif dont Michel Déon a fait un peu sa marque de fabrique. Son livre a un atout supplémentaire : contrairement au pays, il ne mouille pas.

Tout l’amour du monde (réédition 2011)

Dans les années 50, Michel Déon voyage, se regarde voyager et se raconte. Il court un peu trop vite et doit forcer le trait pour chercher un peu d’originalité, qu’il ne trouve pas souvent. Dans la succession de clichés alignés par un jeune homme amoureux de la vie encore plus que des femmes, quelques pages, ici et là, émergent. Mais on est trop loin du meilleur de l’écrivain pour éprouver autre chose que de la déception.

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