Affichage des articles dont le libellé est Jean-Patrick Manchette. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Jean-Patrick Manchette. Afficher tous les articles

samedi 25 juillet 2015

70 ans de Série noire 1975-1979

Une demi-décennie à trous, puisque deux années seulement de ces cinq-là sont représentées dans mes collections. Et encore: en 1977, je suis obligé, reniant mes principes de base, de reprendre un auteur déjà signalé avec un autre roman. Comme il s'agit de Jean-Patrick Manchette, j'imagine que personne ne hurlera au scandale.
Pour prévenir les craintes, je signale que la suite de la chronologie sera complète.

Jean-Patrick Manchette, Le petit bleu de la côte Ouest (n° 1714, 1977)
Et il arrivait parfois ce qui arrive à présent : Georges Gerfaut est en train de rouler sur le boulevard périphérique extérieur. Il y est entré porte d’Ivry. Il est deux heures et demie ou peut-être trois heures un quart du matin. Une section du périphérique intérieur est fermée pour nettoyage et sur le reste du périphérique intérieur la circulation est quasi nulle. Sur le périphérique extérieur, il y a peut-être deux ou trois ou au maximum quatre véhicules par kilomètre. Quelques-uns sont des camions dont plusieurs sont extrêmement lents. Les autres véhicules sont des voitures particulières qui roulent toutes à grande vitesse, bien au-delà de la limite légale. Plusieurs conducteurs sont ivres. C’est le cas de Georges Gerfaut. Il a bu cinq verres de bourbon 4 Roses. D’autre part il a absorbé, voici environ trois heures de temps, deux comprimés d’un barbiturique puissant. L’ensemble n’a pas provoqué chez lui le sommeil, mais une euphorie tendue qui menace à chaque instant de se changer en colère ou bien en une espèce de mélancolie vaguement tchékhovienne et principalement amère qui n’est pas un sentiment très valeureux ni intéressant. Georges Gerfaut roule à 145 km/h.

Joseph Bialot, Le salon du prêt-à-saigner (n° 1749, 1979)
La pluie, dure et drue, avait nettoyé la chaussée et balayé les innombrables détritus qui traînent habituellement dans les rues du Sentier. Emballages bistre et tachetés d’étiquettes de couleur, vieux papiers, sacs en plastique de toutes formes, le tout saupoudré de déchets de tissus multicolores, comme il se doit dans un quartier de Paris tout entier consacré au prêt-à-porter.
Le camaïeu gris des immeubles s’ombrait de taches crépusculaires. Par vagues, les boutiques se vidaient : rush saccadé vers le métro de la Porte Saint-Denis ; la foule des employés, des derniers clients, se glissait entre les voitures plaquées sur la chaussée. Un riff de klaxon syncopait le slalom des piétons.
L’été finissait. Octobre était proche et la pluie avait des relents d’automne.
Sous le mini-déluge, les putains de la Porte Saint-Denis refluaient vers les porches des immeubles. Seule, stoïque sous son parapluie, une fille aux seins énormes s’appuyait au mur de la pharmacie, à l’angle de la rue Sainte-Apolline. Le pouce de sa main droite s’incrustait entre ses seins, accentuait le côté ludique de cette poitrine gigantesque capable de ramener au stade oral tous les complexés de 3 à 90 ans ; elle n’était pas érotique, ou porno, non ; c’était, plus simplement, une curiosité à voir, comme dans le « Michelin » : « 1 étoile, bonne table dans sa catégorie ».
Le carrefour bloqué n’était plus qu’un tumulte d’avertisseurs en furie.
Une journée, comme une autre, s’achevait dans le Sentier.

vendredi 24 juillet 2015

70 ans de Série noire 1970-1974

La nouvelle génération d'auteurs français de polars débarque à la Série noire. Dans cette tranche de cinq ans, voici donc Jean-Patrick Manchette, Jean Vautrin et A.D.G. Rien que cela...

Clifton Adams, Du rif pour le shérif (n° 1330, 1970)
Barstow était allongé sous le jujubier depuis deux jours quand Morrasey le découvrit. Pendant quarante-huit heures, Barstow n'avait cessé de prier fiévreusement pour que quelqu'un, n'importe qui, passe par là et l'aperçoive. Il savait qu'il avait la jambe cassée, et que la gangrène s'y était déjà mise. Il était brûlant de fièvre et il se rendait compte qu'il n'avait pratiquement aucun espoir de survivre un jour de plus si on ne venait pas le secourir. Jamais il n'avait autant souhaité voir un visage humain, entendre une voix humaine... Mais il n'avait pas prévu quelqu'un comme Morrasey.
Même de loin, Morrasey avait quelque chose de sinistre. Il apparut brusquement au sommet d'une dune, à quelques centaines de mètres de là. Barstow l'appela d'une voix éraillée. Morrasey resta planté sur sa colline de sable comme un épouvantail dégingandé. Barstow cria plus fort :
— A l'aide, par pitié!
Le type resta immobile. Il avait sûrement aperçu Barstow et il avait dû se rendre compte que celui-ci se trouvait bien mal en point, mais plusieurs minutes s'écoulèrent avant qu'il se décide à bouger. Il descendit la dune du pas lent et régulier des laboureurs, disparut dans le lit desséché d'un arroyo, et réapparut beaucoup plus près. Le sentiment d'euphorie qui avait submergé Barstow se dissipa d'un coup.

Jean-Patrick Manchette, L'affaire N'Gustro (n° 1407, 1971)
Henri Butron est assis tout seul dans le bureau obscur. Il porte une veste d’intérieur à brandebourgs. Sa figure est pâle. Il sue lentement. Il a des lunettes noires sur les yeux et un chapeau blanc sur la tête. Devant lui, il y a un petit magnétophone, qui tourne. Butron fume de petits cigares et parle devant le magnétophone. Il trébuche sur certains mots.
La nuit est assez avancée et le silence total autour de la demeure, éloignée du port de Rouen.
Butron a terminé. Il se lisse la moustache et arrête le magnétophone. Il rembobine l’enregistrement. Il a l’intention de l’écouter. Sa propre vie le fascine.
La poignée de la porte grince. Butron bondit du fauteuil. La sueur jaillit de son front comme d’une olive pressée l’huile. La porte ne s’ouvre pas aussitôt parce que la serrure est fermée. Butron hoquette. Il n’y a aucune issue au bureau, que cette porte. Il aurait dû s’installer dans une autre pièce. Il est trop tard pour y penser. Quelqu’un envoie un coup de talon dans la porte, à la hauteur de la serrure ; ça casse, c’est ouvert. Butron essaie niaisement de s’incorporer au mur opposé. Il veut y enfoncer son dos. Ses mains griffent le papier à fleurettes, ses ongles pénètrent le plâtre qu’ils éraflent, ils se cassent.

Donald MacKenzie, Dormez, pigeons... (n° 1481, 1972)
C’était la fin d’une de ces tristes journées qui séparent Noël du Jour de l’An. Une espèce de neige fondue tombait depuis le matin et, dans King’s Road devenue un torrent de boue, les nombreuses voitures éclaboussaient les passants moroses. Depuis six heures, je regardais la télévision avec Sophie. J’avais baissé le son qui n’était plus qu’un murmure, et éteint la lumière du living. La neige tourbillonnait autour de la centrale électrique éclairée sur l’autre berge du fleuve. De temps en temps, le faible gémissement d’une sirène de remorqueur pénétrait dans la pièce. Nous étions chauffés par un radiateur électrique en forme de bûche et nous avions une illusion de bien-être. Une illusion, rien de plus, car un appartement de deux pièces n’a rien d’idéal pour vivre paisiblement avec une petite fille de sept ans. Mais c’est à peine si je me rappelais avoir vécu autrement. La mère de Sophie avait été entraîneuse aux Downtown Follies. Le mariage qui avait suivi son examen de grossesse positif fut une grossière erreur pour nous deux. Nous nous séparâmes exactement quatorze heures plus tard et je ne la revis plus jusqu’au jour où elle débarqua chez moi dans une voiture de location, près de deux ans après, pour me fourrer dans les bras une petite fille aux couches mouillées, en m’informant d’un ton vachard que je devais assumer mes responsabilités. Sur quoi, elle disparut dans la nuit. Quarante minutes plus tard, elle partait pour l’Australie avec un représentant en pompes à eau. Et personne n’a plus jamais eu de ses nouvelles.

Jean Vautrin, A bulletins rouges (n° 1611, 1973)
C’est pas difficile, ils l’ont ratée, leur ville moderne. Et toute leur grande ceinture parisienne idem. On est bien placés pour en parler. On y habite. C’est pas en plantant des conifères sur les toits des achélèmes à onze étages d’altitude qu’on arrange le coup. Ils nous feront quand même pas prendre des thuyas pour la forêt vosgienne.
Tout se ressemble. Toujours la même rengaine. Un balcon pour faire sécher les couches des mômes. Un living meublé en suédois deuxième choix. La télé pour nous asphyxier. Une plante caoutchouc pour ne pas devenir dingue. Et des rues.
Larges, longues, droites. Rien qu’à nous, la plupart du temps. Elle n’est pas tout à fait finie, leur cité merveille. Dans les derniers chantiers se dressent encore des grues. Plus loin, déjà réconfortants, des panneaux jalonnent les avenues coupées à angle droit. Ils ont le culot d’afficher amicalement : Ici, on en est aux fleurs. Total, les pâquerettes ne sont pas encore certaines de s’acclimater à la terre rapportée des plates-bandes, qu’il y a déjà 80 000 lapins dans les clapiers à loyers modérés. Ils viennent de partout. Des Causses, d’Algérie, de la Martinique, du Mali et même de Belleville. Mais qu’ils soient noirs, jaunes ou rouges, ils partent tôt le matin et reviennent seulement le soir pour dormir.

A.D.G., Notre frère qui êtes odieux... (n° 1662, 1974)
Simon était étendu à côté de la grosse putain, à peine repu. Jusqu’à un certain point, il n’avait guère confiance dans les femmes et on pouvait le comprendre. Depuis l’histoire de ce vieux Samson pourri avec sa gueule de raie et sa conne la mère Dalila qui profite de son sommeil pour lui chouraver son Colt ou quelque chose comme ça, qu’après ce vieux de con de père Samson, au lieu de s’argougner une chouette pépète à camembert Thompson ou un P. M. Uzi comme le mec sérieux qui connaît son boulot, il dessoude les affreux à coups de mâchoire d’âne, vous parlez d’un drôle d’outil, depuis donc l’histoire de ce vieux cave pourri, Simon craignait de pas pouvoir être totalement en confiance avec les grognasses et on verra qu’il avait bien raison.
— Tu veux une sèche ?
— Hon !
Comme ça elle causait, cette morue, le doulos St Pierre lui aurait – ce qu’à Dieu ne plaise, nom de nom ! – proposé illico la botte ou le Paradis, elle aurait répondu :
— Hon !
Simon pouvait en déduire que les bonnes femmes, ça a pas de conversation pour tout dire, ou alors que leur conversation – il pensait ça, mais jamais il avait pu en écouter de vraies conversations de bonnes femmes – ça se réduit à des machins et à des trucs sur la mode ou sur les entrailles, les ovaires pour tout dire et qu’en définitive, elles auraient bien mieux fait de fermer leur gueule, personne y aurait perdu.

jeudi 5 août 2010

En été, les BD de l'automne

Pour patienter avant la rentrée romanesque, dont des magazines (comme Lire) ont publié des extraits comme des quotidiens s'apprêtent à le faire, retrouvons la vieille habitude du feuilleton avec la bande dessinée, dont quelques pépites à paraître plus tard dans l'année sont déjà présentes dans la presse. J'en retiens trois, d'un très haut niveau de qualité. La plupart du temps, il faut acheter la version papier pour bénéficier de ces avant-premières, mais cela en vaut la peine.

D'abord, dans Libération, la nouvelle œuvre de Jacques Tardi, La position du tireur couché, d'après le roman éponyme de Jean-Patrick Manchette. Celui-ci avait été le scénariste de Griffu, une bande dessinée parue aussi en feuilleton, dans le magazine grand format BD - titre simple, titre idéal. Je me souviens de l'avoir acheté chaque semaine en le guettant avec impatience, de peur de rater une livraison. Manchette n'est plus là, bien que ses Romans noirs se lisent avec autant de plaisir qu'autrefois. Tardi ne l'a pas oublié et, après avoir adapté Le petit bleu de la côte ouest, reprend donc cette histoire d'un tueur à gages où Martin Terrier est un formidable personnage cynique et inquiétant, au destin tracé dans un monde violent.
L'album paraîtra le 9 novembre et, comme je n'en ai pas encore trouvé la couverture, je vous en propose une case en illustration.

Autre album très attendu, la vingtième aventure de Blake et Mortimer, ce classique de la ligne claire. Jean Van Hamme, au scénario, et Antoine Aubin, au dessin, prolongent la vie des héros d'Edgar P. Jacobs, comme l'avait déjà fait Bob de Moor avant de passer la main à différents dessinateurs qui se sont succédé en tentant de ne pas altérer l'esprit si particulier et so british de la série.
La malédiction des trente deniers, tome 2: La porte d'Orphée, replace donc le célèbre duo face à leur ennemi de toujours, Olrik. Celui-ci se prépare, au quatrième jour et à la huitième planche en prépublication dans Le Monde, à leur jouer un tour à sa façon.
Selon l'expression consacrée, vous en saurez davantage avec l'épisode suivant...
L'ouvrage sera disponible le 26 novembre seulement, pourquoi attendre jusque-là alors que vous pouvez découvrir la bande dessinée dès maintenant?

Enfin, le quatrième volume de Blacksad: L'enfer, le silence est aussi en vue (parution le 17 septembre). Juanjo Guardino a trouvé, avec le scénariste Juan Diaz Canales, une occasion de relancer, cinq ans après, son chat détective sur une piste inédite, du côté de la Nouvelle-Orléans. Comme je n'en ai encore lu que quelques pages, voici un extrait de l'article de L'Express où paraît cette bande dessinée.
Jusqu'à présent, le décor de Blacksad était une métropole américaine vague, même si sa skyline ressemblait à s'y méprendre à celle de New York. "Canales tenait à ce que l'enquête se déroule dans le milieu du jazz à La Nouvelle-Orléans. Sans verser dans le fantastique, il avait envie d'y mettre une pincée de magie vaudoue. Au départ, j'étais un peu réticent à l'idée de devoir faire des recherches. Mais, entre gens têtus, on arrive à s'entendre." Février 2009, le casanier Guarnido part donc en repérage à La Nouvelle-Orléans. Il débarque en plein Mardi gras. "L'ambiance était incroyable, joyeuse et fêtarde. Je sais que les touristes ont plutôt une vision glauque de la ville, surtout depuis l'ouragan Katrina. La criminalité est élevée et les bandes sévissent dans certains quartiers, mais moi j'ai été happé par le carnaval. Et le style Hara Kiri du défilé m'a fait halluciner. Oncle Sam qui se fait défoncer sur la voie publique, c'est un aspect de l'Amérique que je ne connaissais pas."
Le même album, un régal si on aime le travail à l'aquarelle de Guardino, est publié jour après jour dans Le Soir. Un bel été de BD...