mardi 21 juillet 2015

70 ans de Série noire 1960-1964

Quatrième série, déjà, de premières pages puisées dans la Série noire, une par an depuis la création et jusqu'à nos jours - autant dire qu'on n'a pas fini, mais la visite est tellement passionnante...

Martin Brett, Cinémaléfices (n° 567, 1960)
Je rangeai ma voiture dans un parking, puis traversai Vine Street dans la direction de Western, en m’efforçant de retrouver mes impressions d’autrefois. Il faisait chaud. C’était l’heure du déjeuner et les rues étaient presque désertes ; le soleil printanier luttait contre le brouillard chargé de fumée… ce même brouillard qui, d’après certains, a tué l’industrie cinématographique. Cette explication en vaut bien une autre, mais ce n’est jamais qu’une fausse excuse. Ce sont la télévision et les mauvais films qui ont tué le cinéma.
Je ne rencontrai personne de connaissance. Je passai devant un bar plein d’ombre d’où s’échappait une fraîche odeur de bière, mais je n’y entrai pas. Il y avait longtemps déjà que je n’avais bu un coup, et la tentation n’était plus aussi torturante, du moins dans la journée. Je jetai un coup d’œil dans une vitrine et me trouvai meilleure figure, bien que mes vêtements ne fussent guère à mon goût. J’avais mis, pour la circonstance, un complet bleu de roi et des souliers de daim à semelles épaisses, à grosses piqûres. Je ressemblais à la favorite du sultan, mais, à Hollywood, c’est sur l’apparence qu’on juge les gens. Et j’avais l’apparence qui convenait.

Carter Brown, Télé-mélo (n° 650, 1961)
Il m’est déjà arrivé, dans la vie, de tomber sur pas mal de pépées émanci…pées, mais cette sacrée Ambre Lacy m’exhibe si généreusement son académie… (Il ne s’agit pas de l’Académie des sciences morales et politiques, rassurez-vous !) que je me sens un tantinet gênée. Pourtant, je n’ai rien de la pucelle qui pique un soleil à tout propos. Voilà d’ailleurs un cas dont ne parle jamais cette chère tante Gladys, dans sa rubrique du savoir-vivre. Il est vrai que les feuilles de chou qui publient ses papiers doivent être vouées aussi à la feuille de vigne ! C’est fatal.
Je reste donc plantée sur le pas de la porte de la caravane à me torturer la cervelle pour trouver quelque chose à dire ; mes joues, pendant ce temps-là, virent de plus en plus au rouge écarlate. Ambre ne bouge pas un muscle. Elle est allongée sur la couchette et n’arbore, pour tout vêtement, qu’un suave sourire et un nuage de parfum.
Mais Lee Banning, qui est couché près d’elle, réagit en revanche prestissimo ! D’un bond, il se lève, me fusille du regard et rugit :
— Vous ne pourriez pas frapper avant d’entrer, non ?

Jack Couffer, Le rat qui rit (n° 706, 1962)
Les enseignes au néon des quelques bars encore ouverts sur les quais, à cette heure tardive, projetaient des coulées de lumière bleue et rouge qui égayaient la noire surface de la baie d’Avalon. Leurs reflets dansaient avec de brusques sautes d’intensité aux vitres et aux hublots des yachts au mouillage. Amarrés sur plusieurs rangs, plongés dans l’obscurité et le silence, les navires se laissaient bercer par le flot.
Un orchestre de jazz jouait dans l’un des bars et cette musique venue de terre rasait l’eau avec une étonnante netteté pour aller se perdre à l’infini, dans l’Océan qui baignait les rivages de l’île. On entendait aussi le murmure de la houle qui s’engouffrait entre les pilotis de la jetée et clapotait contre les flancs des embarcations.
Soudain, du fond de l’obscurité, sur la plage, un rire strident de femme s’éleva dans le lointain.
A ce bruit qui trahissait une présence humaine, le rat sursauta.
Il venait de faire son petit tour de promenade habituel sur le pont. Aussitôt il resta tapi dans l’ombre du poste de pilotage, les yeux aux aguets, tous muscles tendus, prêt à fuir immédiatement. Les gros poils gris-brun de son échine s’étaient hérissés et semblaient frémir d’inquiétude.

Douglas Warner, Une veine de pendus (n° 814, 1963)
Cette année-là, l’hiver fit son entrée à Londres le 13 novembre. Toute la journée, le brouillard avait traîné sur la ville, tel un vagabond transi en quête d’un mauvais coup. Vers six heures, un vent glacial qui soufflait du nord-est le dissipa. Après le vent ce fut la pluie. A l’heure de la sortie des bureaux, elle trempa la foule des citadins qui rentraient hâtivement chez eux. C’était une petite pluie mesquine, fine et glacée, incroyablement pénétrante et obstinée. Elle s’insinuait sous les cols relevés, dans les manches, dans les chaussures par les trous de lacets, dans les poumons et jusqu’aux os, où elle introduisait le germe des rhumes, des catarrhes, des grippes, des bronchites, de l’asthme et de l’arthrite. Elle lavait le ciel de sa suie et la précipitait sur les immeubles, qu’elle revêtait ainsi de leur millième couche de crasse noire. Ce n’était plus dans l’immense métropole qu’une vaste cacophonie d’éternuements, de halètements, de quintes de toux, de reniflements, de borborygmes et de crachements. Tronc, ex-voleur, philanthrope de quartier et bookmaker, qui sortait du Chien Courant pour se rendre aux Sept Etoiles, considéra ce temps abominable d’un œil furibond. Quel bonheur quand l’heure de la fermeture des pubs ayant sonné, il pourrait enfin rentrer chez lui.

John D. MacDonald, Strip-tilt (n° 833, 1964)
Lentement, avec une patiente application, Kirby remit au point sa perception de l’univers. Il entendit les échos de sa propre voix se répercuter à l’infini, telle une fastidieuse encyclique de récriminations, tel un péan chanté en l’honneur de l’esprit brimé, martyrisé, usé jusqu’à la corde...
La personne assise en face de lui, de l’autre côté de la table, se détachait en contre-jour devant la fenêtre, une baie énorme aussi vaste qu’un court de tennis posé à la verticale. Par la vitre, on apercevait un océan que teintaient de rose les lueurs du soleil couchant ou de l’aurore. Elles projetaient aussi un éclat de pêche sur le hâle des épaules nues de la dame et auréolaient son opulente blondeur crémeuse.
« C’est l’Atlantique », se dit-il.
Une fois l’océan identifié, il lui fut plus facile de déterminer le moment de la journée. « Vu de Floride, songea-t-il, ce ne peut être que l’aurore. »
— C’est vous, Charla ? risqua-t-il prudemment.
— Naturellement, cher Kirby, répondit-elle d’un ton ironique, légèrement guttural, en riant presque. Je suis votre excellente nouvelle amie, Charla.

lundi 20 juillet 2015

70 ans de Série noire 1955-1959

Dans la deuxième moitié des années cinquante, la Série noire publie Richard Matheson, Ed McBain, Ian Fleming, José Giovanni et Jim Thompson, entre autres. Pas mal.

Richard Matheson, Les seins de glace (n° 254, 1955)
Il faisait plutôt frisquet, ce jour-là, je m’en souviens. Le ciel était légèrement couvert ; les falaises paraissaient grisâtres sous leur voile de brume. C’est sans doute pour ça qu’il n’y avait pas foule sur la plage. De plus nous étions en semaine, avant les vacances scolaires. Le mois de juin, quoi ! Tout compte fait, vous voyez le tableau : une immense étendue de sable où nous étions seuls, elle et moi.
J’avais commencé par lire. Mais ça devenait rasant. Abandonnant mon livre, je restai assis, les bras noués autour des genoux, à me régaler du point de vue.
Elle portait un maillot une pièce. Elle devait faire dans les un mètre soixante-cinq. Mince, mais bien roulée. Elle paraissait fascinée par les vagues. Ses cheveux blonds, coupés court, voletaient légèrement sous la brise.
— Excusez-moi ; pourriez-vous…
Elle ne voulait pas se retourner. Elle s’obstinait à contempler le bleu ondoyant de l’océan. Je l’observai de nouveau. Bien balancée. Mannequin, peut-être. Ou modèle de photographe. Le genre qui pose pour Vogue.

Ed McBain, Du balai! (n° 341, 1956)
On ne voit, du fleuve qui borde la ville au nord, qu’un prodigieux panorama. On ne peut le contempler qu’avec une espèce d’appréhension, mais on a parfois le souffle coupé par la majesté du spectacle. Les silhouettes claires des immeubles s’élancent à l’assaut du ciel, dévorant l’azur : des surfaces planes, d’autres longues, des rectangles grossiers et des flèches acérées, des minarets et des pics, toutes les formes géométriques imaginables se profilent contre le lavis bleu et blanc du ciel.
La nuit, en descendant le long de River Highway, la voie sur berge, des myriades de soleils vous éblouissent, une espèce de voie lactée qui s’étend de la ville vers le sud, et s’empare de la cité dans une brillante démonstration de magie électrique. Tout autour de la ville, les réverbères des boulevards extérieurs scintillent, proches ou lointains, et viennent se refléter dans les eaux sombres du fleuve. Les fenêtres des immeubles grimpent de plus en plus haut vers les étoiles en lumineux rectangles, et vont se fondre dans le halo vert, jaune et orange qui embrase le ciel. Les feux verts et les feux rouges ont l’air de vous faire de l’œil, et, le long du Stem, tout cet étalage incandescent se mélange en une aveuglante orgie de couleurs.

Ian Fleming, Chauds, les glaçons! (n° 402, 1957)
Les deux pinces projetées en avant comme les bras d’un catcheur, le scorpion surgit, avec un bruissement sec, d’un minuscule trou de rocher.
Vingt centimètres plus loin, au bas d’un monticule de sable, un petit scarabée se hâtait de quitter l’ombre d’un buisson épineux dans l’espoir de dénicher quelque meilleure provende. La brusque attaque du scorpion ne lui laissa pas le temps d’ouvrir les ailes. Le scarabée agita faiblement les pattes quand la pince acérée s’abattit sur son corps ; puis le dard jaillit, par-dessus la tête du scorpion, et frappa le coléoptère qui mourut instantanément.
Après avoir tué sa victime, le scorpion attendit, immobile, pendant près de cinq minutes, tout son être aux aguets, à l’écoute d’ondes hostiles. Une fois rassuré, sa grosse pince coupante lâcha le scarabée et ses deux mandibules fouillèrent sa chair. Puis, avec une grande délicatesse, le scorpion se mit à le manger. Son repas dura une heure.
Le grand buisson épineux près duquel le scorpion avait attaqué le scarabée constituait un véritable point de repère dans la vaste étendue désertique qui occupe la partie sud-est de la Guinée française.

José Giovanni, Le deuxième souffle (n°414, 1958)
En prenant appui sur leurs mains, ils décollèrent du sol leur corps allongé. Leur tête émergeant au-dessus du petit rebord de la terrasse, ils plongèrent leurs yeux dans le vide. La nuit était claire. Quatre mètres plus bas la crête du mur d’enceinte traçait une ligne épaisse.
Un bruit de pas progressa vers eux. Les trois têtes disparurent derrière le rebord et les joues s’appliquèrent de nouveau contre le sol en ciment de la terrasse.
Dix mètres en dessous, dans le mur de ronde, les surveillants manœuvraient un mouchard{1} fixé contre la bâtisse. Ils s’éloignèrent et le bruit de leurs pas fut absorbé par un angle droit.
Bernard bondit sur ses pieds, une corde, confectionnée avec des bandes de couvertures tressées, enroulée autour du torse et de la taille.
— Vite, souffla-t-il. On a juste le temps.
Il s’agissait de sauter en calculant son élan de manière à s’agripper au passage sur le sommet du mur d’enceinte. Il n’était pas question de tomber à califourchon sur le faîte, sous peine de s’évanouir de douleur.

Jim Thompson, Le lien conjugal (n° 527, 1959)
Carter McCoy – « Doc », autrement dit – avait demandé au veilleur de l’hôtel de l’appeler à six heures. Au moment où la sonnerie du téléphone se déclencha, il avançait justement la main pour décrocher l’appareil. Doc avait toujours eu le réveil facile et agréable, car il était loin d’être homme à regretter le passé ; tous les matins, il affrontait la nouvelle journée avec une belle assurance et une confiance totale en son étoile. En douze ans de prison, le train-train de la vie pénitentiaire avait simplement transformé en habitudes d’heureuses dispositions naturelles.
— Mais voyons, Charlie, j’ai très bien dormi ! assura-t-il avec la sincérité si sympathique qui le caractérisait. Dis donc, tu ne t’attends pas, j’imagine, à ce que je te pose la même question, hein ? (il rit alors aux éclats.) Et mon petit déjeuner, il marche bien, oui ?… Parfait. À la bonne heure ! Je vois que tu es gentleman doublé d’un parfait lettré, Charlie !
Doc McCoy raccrocha sur ces entrefaites, bâilla et s’étira avec satisfaction ; puis il se redressa pour s’asseoir dans le grand lit à la mode d’autrefois. Avisant la fenêtre de la petite rue latérale, il écarta légèrement le store pour jeter un coup d’œil sur le snack du coin qui restait ouvert toute la nuit. Un jeune commis nègre en sortait précisément. Il tenait en équilibre, d’une seule main, un plateau recouvert d’une serviette blanche et s’avançait à pas lents mais réguliers, avec la mauvaise grâce du garçon à qui on a imposé injustement une corvée par ailleurs impossible à esquiver.

dimanche 19 juillet 2015

70 ans de Série noire 1950-1954

Passage en revue des débuts des romans de la Série noire, à raison d'un titre par an depuis la création de la collection jusqu'à nos jours, deuxième épisode.

John [Jean] Amila, Y'a pas de bon dieu! (n° 53, 1950)
Je sais que cela ne signifie rien pour le profane, mais je suis pasteur du rite méthodiste. J’ai besoin de le dire au début de cette confession. S’il y a des hommes de cœur pour me lire, ils comprendront peut-être qu’on a besoin d’affirmer sa foi pour se sentir vivre.
Je suis impropre à l’ouvrage de terrassement. Je travaille dans une bibliothèque ; mais cette bibliothèque est celle d’un pénitencier. Je porte la livrée couleur rouille à rayures horizontales.
Ici, on me refuse la pratique de mon ministère. Je ne suis plus le pasteur Paul Wiseman, je suis Patte-en-zinc… J’ai vingt-neuf ans. J’ai fait la guerre en Europe ; mais ce n’est pas là-bas que j’ai attrapé mon infirmité. Ceux qui m’ont fait cela étaient des hommes d’ordre et de progrès.
Un jour ils sont venus me chercher. Ce que j’ai subi, ça s’appelle un interrogatoire.
— C’est bien vous le pasteur Wiseman ?
J’ai dit oui.
Ils étaient trois. Je me souviens qu’il y avait de la poussière sur la route. C’était au cœur de l’été.
Ils ont d’abord été très corrects. Ils m’ont demandé presque poliment de leur dire qui avait fait sauter les baraques du barrage. J’ai déclaré que je n’étais pas un auxiliaire de la police.

William R. Burnett, Quand la ville dort (n° 106, 1951)
Une nuit opaque et cinglée de bourrasques s’était abattue sur l’immense cité du Middle West qui s’étirait le long du fleuve. Une pluie fine, presque un brouillard, s’engouffrait par moments entre les hauts immeubles, mouillant les chaussées et les trottoirs qu’elle transformait en miroirs sombres où se réfléchissaient, grotesquement déformées, les lumières des réverbères et les enseignes au néon.
Les grands ponts du centre étiraient leurs arches par-dessus les eaux noires du fleuve gigantesque, dont les rives se perdaient dans la brume. Et les rafales de vent, qui entraînaient dans leur course les journaux abandonnés sur le pavé, balayaient les boulevards presque déserts, sifflant à petit bruit le long des façades et gémissant aux carrefours. Des tramways vides et des autobus aux vitres brouillées descendaient lentement, en ferraillant, vers le terminus du centre. À part les taxis et les autos de la police, il n’y avait aucune voiture dans les rues.
River Boulevard, large comme une avenue triomphale, avec ses contre-allées et les arcs orange de ses réverbères, dont l’alignement s’étirait à l’infini vers l’horizon embrumé, était aussi vide que si la peste y avait détruit toute manifestation de l’activité humaine. Les signaux lumineux changeaient ponctuellement à chaque carrefour, mais il n’y avait aucune voiture pour se conformer à leurs indications. À l’extrémité du boulevard, dans le quartier des boîtes de nuit, des enseignes tarabiscotées clignotaient dans le vide. Comme un jouet mécanique bien remonté, la grande ville continuait son activité nocturne avec une précision mathématique, sans s’inquiéter de ses habitants.

James Hadley Chase, Vipère au sein (n° 119, 1952)
La voix dure et grinçante de Maddux, qui aboie dans l’interphone placé sur mon bureau me réveille en sursaut, et je manque me rompre le cou.
— J’ai besoin de vous, Harmas !
J’enlève en hâte mes pieds de dessus mon bureau et, voulant atteindre le bouton de l’interphone, je renverse l’autre appareil téléphonique.
— J’arrive, dis-je, essayant de paraître moins abruti que je ne le suis. Dans un instant !
L’appareil grommelle, puis se tait.
J’attends un petit moment, pour récupérer. Ma sieste d’après le lunch a, de toute évidence, dégénéré en sommeil profond. Enfin, tout en bâillant, je repousse mon siège et fais quelques pas vacillants jusqu’au réservoir d’eau potable. Je bois un fond de verre, en matière de pénitence, avant de filer vers le bureau de Maddux.
Non seulement c’est le chef du contentieux et mon patron, mais encore c’est l’assesseur le plus retors de la corporation, et ça en dit long dans ce racket des assurances, où les gens s’entre-dévorent. J’ai la déveine d’être un de ses enquêteurs. Ma tâche consiste notamment à contrôler les souscripteurs amenés par nos agents, et jugés douteux par Maddux. Comme il soupçonne jusqu’à son ombre, j’ai pas mal à faire.

Albert Simonin, Touchez pas au grisbi! (n° 148, 1953)
Pensant avoir mal compris, tout le monde s’était tu.
On n’entendit plus soudain que le bruit mou de la houpette avec laquelle Josy, la môme de Riton, se tamponnait le visage. Machinalement, la mère Bouche avait mis en veilleuse la rampe du percolateur qui sifflait un peu.
— Ton Riton, je m’en vais le fourrer, répéta le petit Frédo en se levant.
Devant le zinc, personne mouftait.
Chacun pouvait en penser ce qu’il voulait, de cette provocation. À moi, ça rappelait la lecture du verdict au procès de Paulo-le-Pâle, l’instant où le président avait annoncé que Paulo y allait du cigare. Pour le petit Frédo, c’était du kif, sauf qu’il venait lui-même de prononcer sa condamnation. En supposant même qu’il rencontre pas Riton, ou bien qu’il mesure à temps la connerie de son attitude rien que pour avoir lâché ce vanne, il lui restait vingt-quatre heures à vivre, au mieux. C’était le coup sûr, catalogué !

David Goodis, Le casse (n° 207, 1954)
Sur le coup de trois heures du matin, le paysage était absolument désert et le château, à la façade d’un violet sombre, se détachait solennel, sur la pelouse en pente douce, verte et veloutée sous la lune. Les fenêtres étaient éteintes. L’obscure masse violette s’offrait comme une cible à Nathaniel Harbin, assis au volant, au bord de la grande rue droite qui longeait la maison, pour ensuite filer vers le nord. Sa cigarette éteinte entre les lèvres, il avait étalé sur ses genoux le plan du fric-frac. Le schéma indiquait l’emplacement de la maison, ainsi que l’itinéraire à suivre pour y pénétrer et pour repérer, dans la grande bibliothèque, le coffre encastré dans le mur où étaient enfermées les émeraudes.
Dans la voiture de Harbin avaient pris place ses trois compagnons. Deux hommes et une gosse blonde et malingre, d’une vingtaine d’années. Ils regardaient la maison. Ils n’avaient rien à se dire, rien à méditer. La topographie des lieux et la marche à suivre avaient été minutieusement étudiées, chaque mouvement avait été réglé à une fraction de seconde près. Tout avait été débattu, prévu et répété jusqu’à ce que la mise au point paraisse absolument parfaite. Harbin pesa cette idée, mordit sur sa cigarette et se dit que jamais rien n’était parfait. Un coup dangereux … le plus dangereux même qu’ils aient jamais tenté. Le plus fructueux aussi et les coups les plus fructueux sont ceux qui présentent les plus gros risques. Là, Harbin mit un terme à ses réflexions. Il préférait freiner son imagination dès qu’elle lui faisait entrevoir les risques.

samedi 18 juillet 2015

70 ans de Série noire 1945-1949

Créée par Marcel Duhamel chez Gallimard, la Série noire est née en septembre 1945. En 2005 est paru le n° 2743 de la collection, le dernier à être numéroté. Depuis, ça continue, sous la direction d'Aurélien Masson, probablement le plus tatoué des éditeurs parisiens (enfin, je n'ai pas vérifié les corps de tout le monde).
Pour célébrer, avec un peu d'avance, l'anniversaire, je m'étais mis en tête de proposer un titre par an, d'auteurs tous différents. Je n'y parviendrai probablement pas tout à fait, les années 1975 à 1978, à la production plus réduite (deux titres seulement en 1978, au creux de la vague), m'obligeront à rompre avec le principe du livre unique par auteur, et peut-être même y aura-t-il l'un ou l'autre millésime "blanc", paradoxe maximal pour une série noire... Mes recherches ne sont pas tout à fait terminées, on verra.
Par ailleurs, ma collection n'étant pas constituée que d'éditions originales, de nombreuses couvertures ne correspondent pas toujours au volume tel qu'il est arrivé l'année de sa première publication. Cela me gêne moins puisque c'est le signe d'une vitalité traduite par des rééditions.
Allons-y pour les premières lignes de cinq romans parus de 1945 à 1949.

Peter Cheyney, Cet homme est dangereux (n° 2, 1945)
Le service central de la police de l’Oklahoma communique aux brigades volantes, à toute la police de la route…
Recherchez le nommé Lemmy Caution qui s’est évadé aujourd’hui même de la prison d’Oklahoma City, après avoir tué le shérif intérimaire et un gardien.
Aux dernières nouvelles, a été aperçu aux approches de la limite d’Etat, près de Talequah. Se rend probablement à Joplin. Soyez prudents. Cet homme est dangereux.
Il est au volant d’un cabriolet Ford V-8 vert foncé, dont la vitre de la portière avant droite est cassée. La voiture porte des plaques d’immatriculation du Missouri, mais elles seront probablement changées. Caution est armé. C’est un tueur.
Caution purgeait une condamnation de vingt ans de prison pour meurtre d’un policeman de l’Etat d’Oklahoma, l’année dernière.
Le Service central de la police de l’Oklahoma alerte les brigades volantes, toute la police de la route… Recherchez cet homme. Prévenez les garagistes entre Tulsa et Talequah qu’il aura probablement besoin d’essence. En chasse, les gars, en chasse !

Horace McCoy, Un linceul n'a pas de poches (n° 4, 1946)
Quand Dolan fut averti par téléphone que le directeur du journal désirait le voir dans son bureau, il sentit que ça allait barder, et tout en montant l’escalier il se dit une fois de plus que le manque de courage de la Presse était dégueulasse.
Combien il aurait préféré vivre au temps des Dana et des Greely. Dans ce temps-là, un journal était un journal qui appelait un enfant de salaud, un enfant de salaud, et se foutait du reste. Ça devait être bath alors d’être reporter dans un de ces bons vieux canards. Mais maintenant le pays était rempli de petits Hearst et de petits Mac Fadden qui ne cessaient de battre le tambour et de coller des drapeaux à toutes les pages du journal. Ils servaient du patriotisme à tant la ligne et se foutaient éperdument de tout ce qui n’était pas le tirage. (Messieurs, nous regrettons beaucoup de ne pouvoir vous prêter nos camions cet après-midi pour transporter les pots-de-vin de l’Hôtel de ville, mais nous en avons-absolument besoin pour livrer notre dernière édition. Après six heures, nous serons charmés de vous les prêter. Ou bien : Oh ! oui, monsieur Delancey, nous comprenons parfaitement, monsieur Delancey. Ces deux femmes sont allées se jeter sous l’auto de votre fils. Oui, bien sûr, Monsieur, hahahaha ! Cette odeur d’alcool un peu trop persistante venait seulement du cocktail qu’on avait par mégarde renversé sur son costume).

John Tracy, Neiges d'antan (n° 5, 1947)
Oui, la neige était en route. De la véranda du chalet, je regardais le lac et je sentais à l’odeur que la neige approchait. Le lac était gris, avec un vent mordant comme une lime, et j’avais presque le goût de la neige dans la bouche. Elle n’était pas loin, elle devait s’entasser derrière Old Baldy1 et attendre le coucher du soleil pour passer par-dessus la montagne et descendre en rafale sur nous.
Ma foi, un peu de neige ne ferait de mal à personne, à condition qu’il n’en dégringole pas trop d’un seul coup. Si la grand-route pouvait rester ouverte jusqu’au croisement, à nous deux Frenchy, nous pourrions dégager le chemin qui montait au camp ; et, après une petite chute de neige, la chasse est toujours meilleure.
Plus tard, quand les masses de neige soufflée seraient trop profondes, il ne viendrait plus que les vieux chasseurs endurcis comme M. Baldwin, Snapper Todd, et deux ou trois autres qui avaient assez le feu sacré pour partir en expédition sur des raquettes.
Je croisai mes doigts, en faisant des vœux pour qu’il tombe un peu de neige, puis je rentrai dans le chalet. Frenchy commençait à préparer le souper.
— Elle vient, lui dis-je. Tu avais raison.

Raymond Chandler, le grand sommeil (n° 13, 1948)
Il était à peu près onze heures du matin, on arrivait à la mi-octobre et, sous le soleil voilé, l’horizon limpide des collines semblait prêt à accueillir une averse carabinée.
Je portais mon complet bleu clair, une chemise bleu foncé, une cravate et une pochette assorties, des souliers noirs et des chaussettes de laine noire à baguettes bleu foncé. J’étais correct, propre, rasé, à jeun et je m’en souciais comme d’une guigne. J’étais, des pieds à la tête, le détective privé bien habillé. J’avais rendez-vous avec quatre millions de dollars.
L’entrée principale de la demeure des Sternwood avait deux étages de haut. Au-dessus des portes, de taille à laisser passer un troupeau d’éléphants hindous, un grand panneau de verre gravé représentait un chevalier en armure sombre, délivrant une dame attachée à un arbre et qui n’était revêtue que de ses longs cheveux ingénieusement disposés. Le chevalier avait rejeté la visière de son casque en arrière pour se donner un air plus sociable, et il tripotait les nœuds des ficelles qui retenaient la dame à l’arbre, sans arriver à rien. Je le considérai et je me dis que si j’habitais la maison, tôt ou tard, il faudrait que je grimpe l’aider… il n’avait pas l’air de s’y mettre sérieusement.

Dashiell Hammett, La clé de verre (n° 23, 1949)
Les dés roulèrent sur le drap vert du plateau, atteignirent ensemble le rebord et rebondirent. L’un s’immobilisa aussitôt, montrant six points blancs en deux rangées parallèles de trois. L’autre trébucha jusqu’au centre avant de s’arrêter à son tour. Sa face supérieure ne portait qu’un seul point blanc.
Ned Beaumont poussa un grognement et les gagnants raflèrent les enjeux.
Harry Sloss ramassa les dés et les secoua dans sa grande main blanche et poilue.
— Je vous fais ça en deux coups.
Il laissa tomber sur la table un billet de vingt-cinq dollars et un de cinq.
Ned Beaumont s’écarta de la table.
— Ne le lâchez pas, les enfants ! Il faut que je refasse des fonds.
Pour gagner la porte, il fallait traverser la salle de billard. En chemin, il rencontra Walter Ivans qui entrait.
— Hello, Walt !
Il allait continuer, mais Ivans lui saisit le bras et le força à se retourner.
— A-avez-vou-ous pa-parlé à P-paul ?
Quand Ivans prononça « P-paul » une nuée de postillons jaillit de ses lèvres.
— Je monte le voir à l’instant.

jeudi 16 juillet 2015

14-18, Albert Londres à Bucarest




La vie et les étapes de la Roumanie dans l’attente

(De notre envoyé spécial.)
Bucarest, … juillet.
Bucarest embaume. Quand on passe sous ses arbres c’est un parfum qui vous pénètre et près de ses femmes c’en est un autre qui vous croise. La rue est joyeuse et chatoyante. Les officiels ont de hauts cols bleu ciel, rose pâle, vert fondant.
Les dames ont sur leur charmante poitrine moins un corsage qu’une gaze.
Les voitures avec leur cocher en robe de velours font un perpétuel carrousel. C’est la vie.
Dans une jolie rue, devant une jolie maison, une automobile vient de s’arrêter. La rue et la maison sont celles de M. Bratiano, président du Conseil, l’automobile celle de M. de Pokewsky-Koziel, ministre de Russie. C’est la deuxième fois qu’il vient aujourd’hui. Bientôt, deux chevaux amènent un homme grand et résolu, c’est M. Blondel, ministre de France, c’est la deuxième fois aussi qu’il vient. Dix minutes passent. Une nouvelle auto paraît. Elle ralentit à l’approche de la maison, puis à quelques coups de doigt du maître sur le carreau, repart sans s’être arrêtée. M. von dem Busscher, ministre d’Allemagne, avait reconnu la voiture de son collègue et ennemi, le ministre de Russie.
M. de Pokewsky et M. Blondel ne tardent pas à sortir. Le devant de porte de M. Bratiano est libre. M. von dem Busscher revient. Il est suivi de M. von Tchernin, le ministre d’Autriche. C’est l’arrivée des démolisseurs.
La Roumanie, devant cette guerre des nations, ayant compris que l’heure était venue de réunir à son royaume les provinces de Bukovine et de Transylvanie, provinces roumaines possédées par l’Autriche, envisagea son entrée en guerre.
Avec qui collaborerait-elle ? Avec l’Alliance ou avec l’Entente ? Feu son roi Carol Ier pour deux motifs, un de naissance, il était Hohenzollern, un de contrat, il avait un traité secret avec François-Joseph, était pour l’Alliance.

Offres et demandes

Un prince n’a jamais pu compter sans son peuple ; encore moins aujourd’hui que le peuple est admis à compter avec le prince.
Le peuple roumain de culture française, d’un élan spontané et comme si la chose ne pouvait être discutée, se rangea du côté de l’Entente.
Discrètement la couronne fit une enquête chez les officiers… Quatre-vingt-seize pour cent partageaient l’opinion du peuple.
Pour réaliser l’idéal national un seul parti restait donc à prendre : lier sa fortune à celle de la France, de l’Angleterre et de la Russie.
Les Allemands, malgré le langage qu’ils leur tenaient : « Nous vous donnons la Bukovine, allez prendre la Bessarabie à la Russie et vous serez une grande nation », s’étant rendu compte qu’ils ne pourraient armer la Roumanie en leur faveur, tâchèrent de lui prouver qu’un second parti, meilleur que le premier, restait aussi à prendre : la neutralité. Le manège d’Italie recommence en Roumanie.
Carol Ier meurt. Son neveu le remplace. L’atmosphère du trône ne change pas.
Cependant le peuple tient des meetings, demande la guerre, les chefs de parti soutiennent le peuple, la presse libre propage le courant.
Le gouvernement sent qu’il doit se décider à agir. Mais il entend à la fois ne pas déplaire au roi et plaire au peuple. M. Bratiano va discuter les termes de sa collaboration, avec l’air le moins empressé de vouloir collaborer. Dès cet instant il prend une figure de sphinx, encore un sphinx est moins sibyllin : il n’a pas le doigt sur la bouche.
Le 25 avril il fait connaître que pour prix de sa collaboration avec l’Entente, la Roumanie demande pour frontières :
La rive droite du Pruth, le plateau de Cernovitz, la moitié de Maromourest, la Theiss, le Danube.
La Russie répond qu’elle accorde :
La rive droite de la Sucheava, la rive gauche du Cérémusal, frontière artificielle jusqu’à Derrétin, et la ligne du Nord au Sud partant de Derrétin et, après Témesvar, s’infléchissant à l’Est.
Près d’un mois se passe. La Roumanie ne répond pas. Pendant ce temps, chaque jour, le ministre allemand allait dire à M. Bratiano :
— Vous offrez 500 000 baïonnettes à l’Entente. L’Entente vous refuse ce que vous demandez. Nous, Allemands, nous vous offrons ce que vous demandez et contre simplement votre neutralité.
Le 20 mai la Roumanie fait savoir qu’elle maintient ses prétentions. Le 25 mai, la Russie cède la rive droite du Swet mais refuse Cernovitz et le Banat.
— Vous voyez ! répétait M. von dem Busscher à M. Bratiano.
Près d’un nouveau mois se passe encore. La Russie, à ce moment, subit ses reculs en Galicie. Beau jeu pour les Allemands :
— Ils reculent et vous refusent !
La Roumanie fait savoir qu’elle maintient ses prétentions.
* * * * * * * * * *
Le soir même, les journaux de Bucarest annoncent la nouvelle à grand fracas. Pour eux c’est définitif. On est d’accord. Le gouvernement va secouer son mystère.
* * * * * * * * * *
Cependant, cependant M. Bratiano retirant son doigt de ses lèvres laisse entendre qu’il veut bien continuer la conversation.
Elle continue.
L’Allemagne ne travaille pas seulement la Roumanie dans le cabinet de M. Bratiano. Un ministre, pour la colossale Allemagne, ce n’est pas suffisant. Il a beau se démener, il ne peut être partout, or il faut que l’Allemagne soit partout, même dans les water-closets. C’est un Allemand qui est préposé à ce soin dans un des grands restaurants de la ville.

Le travail allemand dans les rues

S’ils n’avaient employé à Bucarest que leurs moyens ordinaires : seaux d’or jetés sur des consciences, achats de journaux, colportages de mauvaises nouvelles, intoxication de l’air par leurs « ya », ce chapitre de leur propagande déjà si connue n’aurait pas mérité une ligne de signalement. Mais tous les chefs-d’œuvre, de quelque nationalité qu’ils soient, ont droit à la postérité. Nous allons donc rendre hommage à celui qu’ils sont venus déballer dans Bucarest.
Les Allemands ne sont pas sans psychologie. Elle est généralement assez grosse, elle manque de détours, mais est de la psychologie tout de même. Ils se sont dit : « Bucarest est une ville qui aime le plaisir ; ainsi qu’on prend les gens par leur faible, nous allons prendre Bucarest par le sien. On va lui donner du plaisir. »
Ils ont fait venir de jolies dames de Hongrie, parce que les femmes de Hongrie sont plus jolies que celles de Berlin. Ils ont commandé de belles calèches, ont fait dévaliser tous les rosiers de Valaisie et de Moldavie et, prêts enfin, annoncèrent à perdre voix que Bucarest allait connaître les plus belles batailles de fleurs de son histoire. On en donna une première. Il n’y avait jamais eu autant de fleurs. On n’avait jamais rien vu de si échevelé. Généralement ces fêtes se terminaient à la nuit et ne dépassaient pas la Chaussée, leur Bois de Boulogne. Est-ce qu’au milieu d’une telle ivresse on s’aperçoit que le jour finit ? Est-ce que l’on reconnaît les barrières ? La fête continua. À onze heures du soir, on ne se battait plus dans la Chaussée mais dans la Calea Victorici, leur boulevard.
Trois jours après on en donnait une autre. Ce fut le même succès, la même joie, le même délire. Et on en redonna une troisième quatre jours après et on en donna douze en cinq semaines.
— Comment ? disait M. von dem Busscher à M. Bratiano, vous ne pouvez rien me promettre parce que vous prétendez que votre peuple veut la guerre ? La guerre à coups de fleurs, vous voulez dire ?
Il fallut que le poète Goga prît sa plume de lyrique irrité pour que cessât la débauche. C’était la première fois qu’un poète écrivait contre les fleurs. C’est encore à l’Allemagne qu’on doit cela.

L’éventail français

Allemands dans les rues, dans les restaurants, dans les chemins de fer, dans les ascenseurs, gros, grands, courts, maigres, avec lunettes, sans lunettes, avec chaînes de montre, sans chaînes de montre, jeunes, mûrs, vieux, mariés, célibataires, il y en a autant que de puces à Moudros. Et cependant ce n’est pas eux qui, à Bucarest, ont encore le dernier mot de la rue.
Alors que toute la journée ils vont, viennent, serrent des mains, tirent des coups de chapeaux, donnent des pourboires royaux, sautent de voitures dans des trams, de cafés dans des pâtisseries et font : ya, ya, ya, avec plus de sérieux que les canards font coin, coin, coin, le soir, à 9 h. ½, la foule de Bucarest leur montant sur les pieds, va dans un vaste cinéma en plein air. Ce n’est pas seulement pour y siffler les Boches. On ne dit plus : « Je vais au cinéma », mais : « Je vais siffler les Boches ». C’est parce qu’à dix heures une petite actrice française, tout habillée de rose, pleine de talent, avec un éventail fermé dans les mains, vient chanter devant l’écran.
Quand elle apparaît, le public accouru, reconnaissant déjà du plaisir qu’elle va lui donner, l’applaudit.
Elle lui raconte que le ministre des Affaires étrangères lui a fait des confidences. Que réellement c’est un monsieur qui ne comprend rien à la situation. Les Roumains peuvent s’en rapporter à elle.
Et les Roumains croulent de rires.
Elle revient. Elle leur dit : « C’est comme votre président du Conseil, en voilà encore un type ? »
Est-il pour les Allemands
On n’sait pas
Aime-t-il les Musulmans
On n’sait pas
Veut-il la Transylvanie
Veut-il la Bessarabie
On n’sait pas
Et elle s’en va avec un air de dire : « Est-il, Dieu possible, d’avoir un numéro pareil pour président du Conseil ! »
Le public la rappelle. Il veut encore l’entendre. Il y a plus de quinze cents personnes. Elle leur crie :
Si tu veux la Transylvanie,
Faut te l’ver, il n’est plus trop tôt,
Roumain, c’est moi qui te l’dis,
Ell’viendra pas sur un plateau.
Une nuée d’Allemands toute la journée se décarcassent à catéchiser Bucarest par l’or ou la parole, il suffit, le soir venu, pour balayer leurs microbes, d’un léger éventail français – encore est-il fermé.


La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918" où vient de reparaître ce texte presque oublié d'Isabelle Rimbaud. Au même catalogue, les 7 premiers volumes (sur 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet. (1,99 € le volume.)

mardi 14 juillet 2015

Courir ou mourir, pour un champion rwandais

Le sport et la guerre. La proximité des thèmes n’est pas nouvelle. Dans Courir sur la faille, son premier roman, Naomi Benaron l’exploite avec intelligence sans en nier la complexité. C’est au Rwanda où, avant le génocide, Jean-Patrick Nkuba caresse l’espoir de représenter son pays aux Jeux olympiques. Il a toujours aimé courir. Tutsi, il ignorait cependant qu’il deviendrait l’otage d’un régime avant de devenir, comme tant d’autres, une cible à abattre. Champion ou non. Un symbole, en tout cas.
Vous souvenez-vous d’avril 1994 et des trois mois qui suivirent ? Aviez-vous, à ce moment, des échos de ce qui se passait au Rwanda ou bien est-ce venu plus tard ?
Oui, je m’en rappelle très bien. Le plus terrible, pour moi, a été le désintérêt des médias après quelques semaines : le génocide a fait l’objet d’une énorme couverture médiatique pendant un certain temps, puis l’intérêt s’est tourné vers d’autres nouvelles comme le suicide de Kurt Cobain et le meurtre de la femme d’O. J. Simpson, Nicole Brown Simpson. Je me souviens d’avoir eu ce sentiment horrible de terreur mêlé à l’impuissance, liée certainement à l’histoire de ma famille durant l’Holocauste. Je me sentais coupable de ne rien pouvoir faire et j’imagine qu’écrire Courir sur la faille a été ma façon de gérer cette culpabilité.
Quand vous êtes allée au Rwanda en 2002, aviez-vous déjà une idée en tête, ou bien s’agissait-il seulement, comme vous le dites, de tourisme ?
Je savais pour le génocide et je m’étais préparée à voir les traces de cette guerre, mais en aucun cas à voir des stigmates de la guerre aussi frais, aussi visibles. Je n’étais pas prête à voir les maisons et autres bâtiments recouverts d’impacts de balle et certainement pas à découvrir des ossements éparpillés, dépassant du sable telles des racines, sur les rives du lac Kivu. Mais je pense que quelle que soit l’idée qu’on s’en fait, on ne peut jamais imaginer les blessures et les cicatrices laissées par un génocide. Je partais pour découvrir… tout ce que ce que je pourrais trouver, mais le but de mon voyage était d’assister au 90e anniversaire de Rosamond Carr.
Avant Courir sur la faille, vous aviez publié un recueil de nouvelles, non traduit en français, Love Letters from a Fat Man. Il y était déjà question du Rwanda. Est-il possible, en écrivant, de se détacher du drame de ce pays quand on en a côtoyé les conséquences ?
Dans mon cas, il était impossible de m’en détacher. J’ai été élevée dans une famille où la justice sociale n’était pas qu’une idée, c’était une part importante de ma vie, et ça l’est toujours aujourd’hui. Aussi, une fois que je m’étais rapproché de Rwandais, que certains étaient devenus mes amis, j’ai su que je devrais parler de leurs histoires, du génocide. Je savais que le génocide du Rwanda allait être au cœur de mes écrits.
Vous citez Jean Hatzfeld en exergue de votre roman. Savez-vous qu’il a aussi écrit un roman, Où en est la nuit, dans lequel il met en scène un coureur éthiopien dans la guerre ? Quelles réflexions vous inspire cette coïncidence ?
Ah! Je ne savais pas ! C’est incroyable ! [En français dans le texte.] Ça m’intimide. Jean Hatzfed est l’un des écrivains que j’admire le plus et j’espère un jour le rencontrer et lui parler en tête à tête.
Le sport semble être, pour Jean-Patrick, un moyen d’échapper aux tensions de son pays. Mais la haine est plus forte que le sport. Plus forte que tout ?
Non. Je ne peux pas croire ça. Au début, je me suis mis à écrire Courir sur la faille pour faire « découvrir » l’histoire du génocide à l’Occident, mais au fil de l’écriture et de mes rencontres avec les Rwandais, j’ai commencé à comprendre que je n’écrivais pas une histoire de haine mais d’amour, une histoire de courage, et je pressentais qu’à la fin, ils l’emporteraient sur la haine. Même maintenant, avec tout ce qu’il se passe en Syrie et en Egypte et même – oui – au sein du gouvernement américain, je continue à croire que l’amour et la compassion l’emporteront.

lundi 13 juillet 2015

Où l'on parle (déjà) de prix littéraires

Le monde de l'édition ressemble de plus en plus à celui du prêt à porter (ou de la haute couture, mais n'exagérons rien). Autrement dit, il n'y a plus de saisons, sinon avec des mois et des trimestres d'avance sur le moment où les événements se produisent. Celui où sont publiés les livres, celui où les prix littéraires sont remis. Voici en effet que le Prix du journal Le Monde, qui sera attribué le 9 septembre, a publié sa sélection de dix titres. Ils ont déjà tout lu, au Monde? Étonnant, non?
Ma modestie légendaire m'interdit de donner un avis sur un choix dans lequel je n'ai encore rien ouvert, ou à peine. Tout ce que je me sens le droit de dire, c'est qu'il s'agit de dix titres appartenant, sans exception, à mes projets de lecture. C'est, en quelque sorte, une appréciation positive, quoique prudente.
Je me mouillerai plus tard - et il faut aussi que je vous raconte comment la semaine dernière, passée loin de mon ordinateur (et de vous, donc), avait un rapport direct avec la rentrée littéraire. Ce sera une autre histoire.
En attendant, je vous livre sans autres commentaires la sélection de ce premier prix littéraire annoncé.
  • Christine Angot. Un amour impossible (Flammarion)
  • Laurent Binet. La septième fonction du langage (Grasset)
  • Lise Charles. Comme Ulysse (P.O.L.)
  • Agnès Desarthe. Ce cœur changeant (L'Olivier)
  • Sophie Divry. Quand le diable sortit de la salle de bain (Noir sur blanc, Notabilia)
  • Mathias Enard. Boussole (Actes Sud)
  • Hédi Kaddour. Les prépondérants (Gallimard)
  • Nicole Lapierre. Sauve qui peut la vie (Seuil)
  • Diane Meur. La carte des Mendelssohn (Sabine Wespieser)
  • Delphine de Vigan. D'après une histoire vraie (Lattès)

Un mot quand même, encore, sur l'aspect très diplomatique de cette sélection: dix titres, dix éditeurs différents...

mercredi 1 juillet 2015

Nouveauté : Isabelle Rimbaud exhumée

Rimbaud
Faut-il être rimbaldolâtre, selon l’appellation de Jean-Michel Djian (Les rimbaldolâtres, Grasset, 2015), pour exhumer un texte d’Isabelle, sœur d’Arthur, où il n’est quasiment pas question de celui-ci ? Nommé trois fois au passage, c’est tout. Arthur Rimbaud est mort depuis plus de vingt ans quand Isabelle, en août 1914, se trouve placée devant le danger : la guerre est déclarée et elle se trouve, avec son mari, à Roche, en Ardenne, très près, trop près d’un front qui ne tarde pas à se constituer.
En cinq livraisons du Mercure de France, de juillet à septembre 1916, elle donne les souvenirs de son exode. Dans les remous de la bataille a été publié en volume l’année suivante, celle de sa mort, traduit en anglais en 1918 et complété de passages censurés (nous les reproduisons entre crochets et en italiques) dans un volume de Reliques paru en 1921. Depuis, ce texte semble ne pas avoir été réédité. Nous n’en avons du moins pas trouvé d’autre trace plus tard. Il était temps de rendre accessible, dans la collection de la Bibliothèque malgache consacrée à 1914-1918, ce qu’André Salmon pensait être « l’un des plus beaux livres de guerre », ajoutant : « et qu’on ne cite jamais. »
Certes, ce ne serait pas l’avis du chroniqueur qui rendit compte de l’ouvrage dans la Revue Militaire suisse. Il ne comprend pas en effet comment on peut s’intéresser « à Nelly, à Émilie, à Hélène, ou même à la bronchite de Pierre, alors que nous ignorons ces personnages, que nous savons d’eux seulement leurs hésitations à agir ». Il ne voit que de rares passages à sauver : « Ici et là, quelques lignes décrivent de façon vivante un convoi d’émigrés, une entrée de troupes françaises à Reims. »
Bien sûr, s’il cherchait des récits de bataille et une vision stratégique, ce lecteur est resté sur sa faim. Louis des Brandes, dans Études, perçoit l’ouvrage tout autrement : « Ce qui est vraiment neuf, dans ce volume, et rendu avec une simplicité pleine de force, c’est le récit des jours tragiques qui précédèrent et suivirent, à Reims, la victoire de la Marne. » Il y trouve des pages viriles et, s’il déplore le passage de la censure, il conclut avec enthousiasme : « Ce petit volume l’emporte de beaucoup sur la plupart des ouvrages similaires : c’est un document rédigé par un témoin dont les convictions profondes non seulement n’altèrent en rien, mais aiguisent la lucidité. »
Les « convictions profondes » auxquelles il est fait allusion rapprochent, il est vrai, l’auteur de l’article  et Isabelle Rimbaud dans une foi chrétienne commune.
S’il faut trancher, sans les réconcilier, entre l’odeur de la poudre et celle de l’encens, on laissera le dernier mot au rédacteur anonyme d’un article qui suivit de peu, le 1er mai 1917 dans La Nouvelle Revue, la publication de l’ouvrage :
« Madame Isabelle Rimbaud nous apporte le récit le plus intéressant, le plus sincère, le plus vrai qui ait, jusqu’à ce jour, paru sur les tragiques événements d’août-septembre 1914 ; récit entièrement digne, par la simplicité et l’élévation de la pensée et de la forme, du nom que porte la sœur du grand poète Arthur Rimbaud.
« Bien que cet ouvrage affecte la forme d’un journal, il ne s’en construit pas moins selon la courbe et le rythme d’une œuvre de premier ordre ayant pour centre et principal personnage la cathédrale de Reims. Madame Rimbaud a vécu, comme elle le dit elle-même, dans les remous de la bataille. La guerre la trouve dans les Ardennes d’abord, et l’entraîne avec nos armées en retraite. À Reims elle voit passer le flux puis le reflux de l’invasion, et c’est la joie du retour de nos troupes, vite balayée par les terreurs du bombardement. Le sacrilège enfin se déchaîne ; la cathédrale, dont la beauté domine le livre comme la ville, est blessée à mort.
« D’un bout à l’autre de ce livre, les impressions et les visions sont notées dans un style très simple, très pur, très net, qui atteint parfois tout naturellement le ton de l’épopée. Le lecteur est saisi, se passionne, halète devant ces tableaux inoubliables du drame sans précédent qui fait trembler la Terre. »
1,99 euros

dimanche 28 juin 2015

14-18, Albert Londres navigue dans l'obscurité




Les voici, les Dardanelles !

(De notre envoyé spécial.)
À bord, en vue du cap Hellès.
Du pont d’un bateau, empoigné par une vibrante émotion, je regarde le spectacle grandiose qui se déroule entre le cap Hellès et Atisi-Baba.
Nous étions partis la veille de Moudros, avant la nuit. Derrière nous, à la sortie de la baie, on avait refermé les deux lignes de filets qui la défendent. Ce n’est rien cette manœuvre, nous savions qu’elle se faisait tous les soirs, que c’était l’heure, elle nous serra cependant imperceptiblement le cœur. On aurait dit que l’on nous mettait à la porte d’un abri, que nous étions un enfant chassé de sa maison, conduit au milieu d’un bois et auquel une voix criait : « Maintenant débrouille-toi tout seul contre les loups. »

Le sous-marin fantôme

Ce bateau, au cours de sa traversée de Marseille à Moudros, avait vu le sous-marin fantôme qui depuis plus d’un mois louvoie dans la mer Égée, celui qui coula le Triumph et le Majestic.
Il était environ à deux milles du bâtiment. Tout le monde en avait distingué le capot. Mais il ne donna pas la chasse. Manquait-il de pétrole pour se lancer dans une course ? Faisait-il le difficile sur sa proie ? Il demeura dignement à sa place.
Comme chaque soir, à cet endroit, avec la même gamme rutilante de feux, le soleil descendait derrière les montagnes divines de la Grèce. Cinq officiers avaient les yeux plongés dans cet incendie du ciel. Ils goûtaient ce bonheur contemplatif avec la même expression que s’ils l’avaient palpé. Les soldats, accoudés sur la rampe ou couchés sur le plancher, ou en grappes dans l’escalier le regardaient en silence. Les chevaux, les pauvres chevaux qui depuis huit jours piaffaient sur le pont, face à ce coucher de l’astre, paraissaient eux aussi, tellement ils semblaient attentifs, en deviner la beauté. On commençait à filer vite. On avait reçu l’ordre de piquer une grande pointe en avant, de ne pas prendre immédiatement la route du cap Hellès, de marcher deux heures devant soi, tous feux éteints, à la plus grande vitesse, et d’ouvrir ensuite un pli qui déciderait du reste.

Dans la nuit

La lumière cessa avec celle du jour. Insensiblement on entra dans l’obscurité. Le bruit des conversations s’éteignait à mesure que s’accentuait la pente de la nuit.
La mer n’était pas bonne. Depuis plusieurs jours un vent puissant soulevait en rade les eaux et dans l’île la poussière. Maintenant que nous étions au large les larmes ne s’ourlaient plus de petits flocons d’écume, mais montaient avec une arête compacte. Le bateau bougeait un peu.
Les deux heures pendant lesquelles le bateau devait marcher devant soi allaient être écoulées. Nous avions à notre gauche une grosse montagne noire qui sortait de la mer. Nous pensions tous : « Le commandant va bientôt ouvrir son pli. » Quelques minutes passèrent. Nous sentîmes que nous virions presque sur place.
Tout était sombre : la mer, l’horizon, le ciel. Les chevaux donnaient sans arrêt des coups de sabot sur le plancher du pont. Deux lieutenants tenaient à leur bouche une cigarette non allumée pour que leurs lèvres ne fussent pas trop désemparées. Un autre fredonnait l’air de Louise :
Depuis le jour où je me suis donnée…
On rêvait. C’était dix heures du soir, le commandant du bateau vint nous rejoindre :
— Nous ne sommes pas pressés, messieurs, nous venons de prendre la bonne route. Nous ne devons arriver devant Hellès qu’au matin.
Tout le monde rentra. Je restai seul à veiller avec ceux qui conduisaient le bateau et quelques sentinelles.
Minuit, rien. Une heure, rien. Rien à deux heures. Nous sommes une masse noire qui file dans du noir. Quel saisissement que cette obscurité ! La machine fait un bruit de boulangers qui se précipiteraient à pétrir la pâte. Les vagues se brisent en froufroutant contre le bâtiment. Je pénètre dans un salon pour me réchauffer. C’est à tâtons que je cherche la banquette. Je voudrais bien noter quelques mots. Il m’est défendu de m’éclairer même le temps de deux allumettes. Je sors cependant mon carnet, mon crayon, et, en pleines ténèbres, ne voulant pas oublier tel cri que j’ai entendu, tel coup que j’ai ressenti, une ligne par page, pour être sûr de ne pas en griffonner deux l’une sur l’autre, je me mets à écrire.

C’est là !

Le jour arrive. Je sors sur le pont. Les chevaux dorment. Je ne vois pas encore Hellès, je n’entends pas encore la guerre. Mais deux petits torpilleurs sillonnent. On approche. Le large peu à peu s’éclaircit. Et bientôt je reconnais les deux pointes, les deux pointes aujourd’hui marquées de sang français.
C’est là ! les Dardanelles ! Elles étaient les portes dorées, qui conduisaient le voyageur vers la cité enchanteresse. Parler d’elles c’était déjà sourire au fond de soi à toutes les somptuosités de l’Orient. Elles étaient le mot qu’il semblait suffisant de prononcer pour que l’on vît aussitôt à travers les voiles, les visages des femmes mystérieuses de ce pays. Leur nom était si joli qu’en les approchant on était tout prêt à entendre tintinnabuler les clochettes d’argent. Et c’est le canon qui va parler !
Nous jetons l’ancre. Un transport est à notre droite. Les deux petits torpilleurs continuent de tourner. Voici le River-Clyde, le cheval de Troie, qui sert de chemin de passage entre les navires et la côte pour le débarquement. Il n’est pas quatre heures du matin et il fume. Il est si fier de lui qu’il ne veut pas se séparer de son panache. Voici également, mais qu’est-ce que voici ? Une petite île ? Un gigantesque poisson ? C’est la coque du Majestic. Verte, elle émerge. Les algues se sont déjà accrochées tout autour. Qui penserait que c’est un grand tombeau ? Elle fait maintenant partie du paysage.
Ce n’est pourtant ni le River-Clyde, ni le Majestic qui vous trouble l’âme de la plus forte impression. C’est un arbre. Un arbre qui est à la pointe de la plage de Seduhl-Bahr, tout seul, sans une feuille malgré la saison, avec simplement deux branches qui clament leur détresse vers le ciel. Il est sur le passage des obus français, des obus anglais, des obus turcs. Ils ne lui ont rien laissé que ces deux membres écorchés. Il crie pitié au-devant des tentes, au-devant des ruines de Seduhl, au-devant de Crithia qui n’a plus son minaret. J’oublierai beaucoup de choses ; jamais cet arbre.
Les hommes, réveillés, pas encore levés, entre deux barreaux du pont, regardent avec étonnement cette terre vers laquelle ils vont depuis huit jours. C’est la terre à conquérir. Ils y sont.
Il est six heures. Sur la gauche de Seduhl-Bahr des gens s’agitent. Ils gesticulent même. Ce sont les Anglais qui jouent au football. Bon moyen, au réveil, pour se mettre en train.

Le canon tonne

Il est sept heures. Le premier grand déchirement éclate. La batterie roulante In-Tépé commence de cracher. Elle lâche sept coups de suite. On voit deux tentes emportées et des bouquets de fumée noire entre le village et le cap.
Huit heures, neuf heures, dix heures. Des obus entourent, inondent, écrasent Crithia. On voit s’écrouler cette petite ville blanche déjà écroulée.
À deux heures de l’après-midi, un bateau, arrivé avant le nôtre, décharge ses troupes. Les remorqueurs, soufflant, se démenant, placent les chalands au pied de l’escalier. Tout se fait rapidement. Avec le sac, le fusil, légers sous tant de poids, les Sénégalais descendent la coupée. Ils sautent les uns sur les autres et se tassent. Ce chaland est plein, il file. À un autre. Les obus de la côte d’Asie arrosent la mer. Un d’eux éclate à trois mètres d’un remorqueur. Nous avons tous un mouvement d’effroi. Le remorqueur et sa remorque filent. Les hommes touchent la terre. Trois n’arrivent pas. Un éclat les volatilise.
Cinq heures. Le vapeur de la poste quitte Hellès. Il aborde un paquebot et lui jette ses sacs. Il y a donc encore des gens qui pensent aux autres dans cette bagarre ?
Les navires de guerre ne restent pas en place. Quand ils s’arrêtent c’est pour lâcher trente coups de suite. La gueule de leurs canons se hérisse de longues aiguilles rougies à blanc.
On ne sait pas ce que l’on va décider au sujet des troupes de notre bateau. Les obus peuplent toute cette région. La nuit revient. Il n’y a plus que des éclatements intermittents et là-bas, sous une tente, une petite lumière invisible : Gouraud travaille.


La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 7 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume).