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vendredi 20 mars 2020

Coetzee remet Elizabeth Costello en scène

J.M. Coetzee n’aime rien tant que brouiller les pistes, transgresser la norme. Jamais de manière ostentatoire. Il ne clame pas : je veux vous étonner. Il se contente d’aller son chemin, de préférence à côté des sentiers habituels. Elizabeth Costello avait déjà été utilisée à cette fin dans le roman auquel son nom donnait le titre – en 2003, l’année où le Nobel de littérature avait couronné l’écrivain sud-africain. Elizabeth Costello se présentait comme une succession de discours à travers lesquels se dessinait la biographie de la romancière australienne, qui avait fait une première apparition en 1999 dans l’œuvre de Coetzee, avec un livre bref composé de deux chapitres repris ensuite dans le roman. L’abattoir de verre, sans en être une suite, prolonge l’histoire de cette femme et ressemble à un recueil de sept nouvelles qui ont d’ailleurs publiées en différents endroits de 2003 à 2017.
« Le chien », la première partie, décrit la tentative manquée d’une femme pour s’éviter le désagrément biquotidien d’être menacée par un chien quand elle passe devant la maison où, heureusement, il est retenu derrière le portail. Elle aurait voulu expliquer aux propriétaires de l’animal que, si elle pouvait lui être présentée, son agressivité perdrait toute raison d’être.
Dans la dernière, une des plus longues, qui donne son titre au livre, le fils de l’écrivaine, pas nommée cette fois mais on suppose qu’il s’agit toujours d’Elizabeth Costello, reçoit un coup de téléphone de sa mère qui lui expose le projet de construire un abattoir en verre. « Histoire de montrer ce qui se passe dans un abattoir. Un carnage. Il m’est venu à l’esprit que les gens toléraient le massacre d’animaux parce qu’ils n’avaient aucune occasion d’en voir un. Ni d’en voir, ni d’en entendre, ni d’en sentir un. » Malgré l’avis négatif du fils, elle insiste en lui envoyant un dossier fait de pièces éparses sur le sujet, pour qu’il voie s’il peut en faire quelque chose. Mais quoi ? Les pages qu’il lit ne l’aident pas à y voir clair. C’est lors d’une autre conversation avec sa mère que l’explication survient : elle se sent vieillir. « J’oublie même parfois qui je suis. Une sinistre expérience. Je perds la boule. Il fallait s’y attendre. […] Pour l’essentiel, je ne sais plus à quoi je crois. Mes croyances semblent avoir été recouvertes par le brouillard et la confusion. »
Voilà ce qui court à travers tout le livre : la prise de conscience de l’âge. De la crainte non justifiée d’un chien, au moins tant qu’il reste enfermé, à l’incertitude sur ses idées les mieux arrêtées, en passant par le souvenir d’un adultère, les cheveux teints, la résistance à un emménagement dans une résidence pour personnes âgées ou la place incongrue des chats (et de Pablo) dans une vie presque solitaire – sous deux angles différents –, tout converge vers cette question : qu’est-ce que vieillir ? S’il y a une réponse, mais ce n’est pas sûr, elle va vers un constat d’impuissance.

vendredi 29 août 2014

Coetzee, l'homme et l'enfant en pays inconnu

Dix ans après son Nobel, J.M. Coetzee est en forme. Il le prouve à la manière d’un écrivain, avec un roman. Loin de l’Afrique du Sud, celui-ci. Loin de tout, puisqu’il se déroule dans un pays imaginaire. Les noms de lieux ne ressemblent à rien de connu, la langue véhiculaire est l’espagnol et, surtout, ceux qui y vivent sont des immigrés censés avoir gommé leur passé pour repartir dans une nouvelle vie : il s’agit de s’intégrer. Quant au Jésus du titre, il n’en est nulle part question dans le texte. Curieux, non ? A moins d’y voir, plutôt qu’une allusion à des racines religieuses, une allégorie sur laquelle l’écrivain pose une grille de lecture en forme de titre (Une enfance de Jésus) qui fournit, en arrière-plan, un point de repère dans un univers où nous pourrions nous égarer.
Ce pays présente d’autres caractéristiques inhabituelles. Il propose aux arrivants, au camp de Belstar, des cours d’espagnol, langue que la plupart ne parlaient pas. Belstar, c’est l’exact opposé d’un centre de rétention par lequel les étrangers passent avant d’être expulsés. Ici, leur statut transitoire est destiné à les aider, après quoi on leur offre un logement – malgré quelques difficultés administratives qui ne semblent pas avoir été sciemment instaurées pour les décourager, et qui sont plutôt la conséquence des faiblesses humaines. On les oriente vers un travail, ils reçoivent une aide financière, réduite mais suffisante pour survivre…
Simón suit ce parcours et devient docker. La tâche est rude, mal payée mais il découvre une fraternité d’hommes qui lui permettent d’apprivoiser son environnement. Ces travailleurs de force sont plus intéressés par les cours de philosophie dispensés à l’Institut ouvert à tous que par les femmes disponibles au Salón et dans quelques autres endroits du même genre. Ils sont appliqués à progresser, à devenir meilleurs, à maîtriser les subtilités de raisonnements complexes… Simón a sa propre manière de penser, en partie déterminée par la responsabilité qu’il s’est donnée lors du voyage qui le menait vers ce pays : il a en quelque sorte adopté un petit garçon, David, et a décidé de retrouver sa mère qui devrait se trouver quelque part. Où exactement et sous quel nom, il n’en sait pas davantage que l’enfant.
Mais il annonce un jour qu’il a trouvé la mère : une jeune femme qui joue au tennis avec ses frères. Elle pourrait être n’importe qui, elle est séduite par l’idée de devenir mère sans avoir eu à enfanter, à moins que cela lui soit arrivé dans une autre vie, et prend son nouveau rôle au sérieux, jusqu’à écarter de David non seulement l’ami de son âge qu’il s’était fait mais aussi Simón lui-même. Quelque chose cloche, qu’il faudra résoudre, avec l’aide involontaire d’un service social qui veut placer David dans une école pour élèves réfractaires aux méthodes traditionnelles d’enseignement.
La logique du roman épouse celle de ce monde imaginaire. Elle finit par proposer une sorte de mode d’emploi de la vie. C’est éblouissant.

mercredi 2 octobre 2013

Une publicité pour J.M. Coetzee

Je lisais tout à l'heure, comme chaque semaine, Les Inrockuptibles. Dans les pages consacrées aux livres, je tombe sur ceci:


Bien. J'ai en effet écrit ce mot dans mon article sur une enfance de Jésus. C'en est même le dernier mot. Mais il y en a 536 autres, bien nécessaires pour essayer d'approcher ce que j'ai trouvé dans ce livre... éblouissant (d'accord avec moi-même). Je sais que la publicité ne fonctionne pas sur base de textes de 3216 signes. Il n'empêche que, passé un bref, très bref moment de satisfaction (tiens! on a lu mon article!), c'est toujours du dépit que j'éprouve. Comment pourrait-il en être autrement?

jeudi 18 août 2011

C'est la rentrée, pour les poches aussi

Depuis hier, les nouveautés de la rentrée littéraire doivent commencer à envahir les étals des libraires. Jonathan Franzen, Éric Reinhardt, Sorj Chalandon ou David Foenkinos sont sur les rangs, ainsi que 650 autres qui arrivent en même temps ou s'apprêtent à les rejoindre. Il y a de belles choses, et de moins belles, dans cette marée. Qui ne me détournera pas d'une actualité à plus petit format mais au moins aussi importante pour de nombreux lecteurs. Ils ont pris patience, ils sont récompensés: les livres qu'ils voulaient lire sortent maintenant en poche. On commence tout de suite.

John Maxwell Coetzee est mort. Non, pas vraiment. Seulement dans son dernier livre traduit en français. Poursuivant l’autobiographie inaugurée avec Scènes de la vie d’un jeune garçon et Vers l’âge d’homme, il rompt avec le récit personnel. Et confie les années 1972-1975, celles de sa naissance comme écrivain, à un universitaire imaginaire qui prépare un livre sur lui. L’universitaire en question n’a jamais rencontré le prix Nobel de littérature 2003 mais il interroge des personnes qui l’ont connu, surtout des femmes, pour se faire une idée de la personne qu’il était.
Quelques données biographiques traversent les entretiens. Pour ce qu’on en sait, elles correspondent à peu près à la réalité. En 1972, Coetzee vient de rentrer des Etats-Unis pour s’installer au Cap. Il a la trentaine, il enseigne et il publie Terres de crépuscule en 1974. Il écrit Au cœur de ce pays. Le reste est fourni, en dehors de fragments de ses carnets, par des témoignages. Ce n’est pas rien, le reste: quel homme il était, comment il se comportait dans la vie courante, sa position sur l’apartheid…
Julia, Margot, Adriana, Martin et Sophie disent-ils la vérité? Leur vérité, probablement, et encore. Certaines femmes en retiennent une partie intime. Mais l’authenticité d’une autobiographie est-elle plus grande? En insinuant cette question tout au long du roman, Coetzee joue avec le genre, met en doute sa validité et proclame la force de la fiction en l’appliquant à lui-même. Le filtre est double. Et l’image qu’on perçoit à travers n’est pas particulièrement flatteuse.
Julia a été sa maîtresse. Elle semble encore se demander pourquoi. Il n’était pas le type d’homme qui inspire le désir. Trop peu de présence, une retenue constante. Au lit, pas terrible. Elle le décrit comme solitaire, refoulé. Devenue psychologue après son émigration au Canada, elle explique pas mal de choses, sur elle-même comme sur lui. Surtout sur elle: dans leur histoire, il a été un personnage secondaire, celui qui se laissait mener dans une relation provisoire.
Margot, sa cousine, ne corrige pas vraiment le portrait. John était vraiment trop Coetzee, dit-elle, ce qui n’est pas un compliment dans sa bouche. Pourtant, elle aimait parler avec lui, et même le mauvais souvenir d’une panne de voiture qui les a obligés à y dormir laisse en elle des traces plutôt douces, quoique teintées encore, si longtemps après, de l’agacement éprouvé devant sa maladresse et son imprévoyance.
Chez Adriana, l’agacement devient une véritable irritation. Elle a eu l’impression que Coetzee flirtait avec sa fille cadette, trop jeune pour cela, pendant les cours d’anglais qu’il lui faisait. Puis qu’il reportait son faible pouvoir de séduction vers la mère, au point de s’inscrire à son cours de danse. Mais il bougeait comme une marionnette. Un corps sans âme…
Si Martin, qui était son ami, est plus retenu et s’interroge surtout sur la validité de la méthode choisie par le biographe, Sophie enfonce le clou. A l’université où il enseignait en même temps qu’elle, ses cours n’avaient pas plus d’âme que son corps. Et, politiquement, il était ailleurs plutôt que quelque part.
Une énigme, au fond, ce Coetzee. Un type pas trop sympathique, débordant parfois d’une sentimentalité intérieure qu’il exprimait avec difficulté dans les relations avec les femmes. Les lettres qu’il envoyait à Adriana assommaient celle-ci, mais il continuait. Un petit homme sans envergure, au sens moral. Avec, peut-être, probablement, un talent d’écrivain. Mais un petit homme peut-il être un grand écrivain?
C’est peut-être la principale question posée par ce livre. Il faut rappeler que c’est Coetzee qui la pose à son propre sujet. Avec la joie féroce de l’imposteur: Je vous ai bien eus! Si bien qu’on en est à l’admirer davantage encore. L’été de la vie est un grand roman. Il grandit celui qui s’y abaisse.