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vendredi 1 février 2013

« Golden Gate », le roman en vers de Vikram Seth


Peu banal, notamment parce qu’écrit en vers, et même en sonnets, Golden Gate, le premier roman de Vikram Seth a mis plus de vingt ans avant de trouver un traducteur capable de relever le défi formel qu’il opposait à toute tentative classique de passage en français.
Claro, homme de tous les défis, et qui en a vu d’autres, a ouvert le chantier pour un résultat époustouflant : Golden Gate, en alexandrins, épouse un rythme que le lecteur adopte sans efforts après quelques pages à peine, bercé par une vague régulière qui relance sans cesse le récit. (Juste récompense de son travail, le nom du traducteur se trouve sur la couverture de la réédition au format de poche, c'est assez rare pour être noté.)
Car il s’agit bien d’un roman, bourré de rebondissements pour les personnages et de clins d’œil de la part de l’auteur. De temps à autre, celui-ci abandonne le fil de son histoire – de ses histoires – pour des apartés plein d’ironies. Il remplace par une pirouette, sous prétexte de censure, un sonnet qui aurait dû être érotique. Ou il décrit l’enthousiasme mondain d’un éditeur apprenant qu’il écrit son premier roman, enthousiasme très vite refroidi quand l’auteur précise quelle forme aura ce livre…
Au milieu des années 80, John, yuppie de San Francisco, se découvre en mal d’affection. Les amitiés sont fragiles. Phil fut un bon compagnon à l’université, mais il milite contre les armes tandis que John travaille pour cette industrie. Janet fut une excellente camarade, mais la sculpture et la musique l’ont investie à temps plein. Les liens ne sont cependant pas tout à fait distendus, il reste possible de renouer des relations suivies. A condition d’accepter les nouveaux horizons de chacun.
Vikram Seth organise une vaste entreprise de séduction, une danse à laquelle participent ses nombreux personnages. Au fil de leurs mouvements, ils se rapprochent ou s’éloignent, frôlent la grâce et le bonheur, retombent dans la solitude et la tristesse.
Un chat possessif se révèle un obstacle à l’amour. La religion pousse Ed à renoncer à Phil. La mort rôde, elle aussi, menaçante…
Au fond, Golden Gate est l’œuvre d’un écrivain romantique qui aurait apprivoisé les sentiments. Il y a des fleurs et des baleines, les petits oiseaux chantent. Mais le monde est présent, qui rappelle sa dureté à tout instant.
Golden Gate est surtout un livre par lequel on a plaisir à se laisser prendre. Il coule aussi librement que bouge l’eau sous le pont du titre. Et, comme lui, il est fortement arrimé aux deux tours entre lesquelles il se déploie. Elles s’appelleraient, ici, l’amour et les contingences. Forces contraires réunies pour une longue et belle traversée au cours de laquelle Vikram Seth, pour la première fois, montrait un talent confirmé depuis dans Un garçon convenable, Quatuor ou Deux vies.
ENTRETIEN
Il y a une quinzaine d’années, à la parution d’Un garçon convenable, vous nous disiez que Golden Gate avait été considéré comme démodé. Est-ce pourquoi il a fallu attendre si longtemps la traduction ? Ou votre notoriété est-elle devenue suffisante ?
Golden Gate peut être considéré soit comme tout à fait démodé, soit ridiculement avant-gardiste. Mais je l’ai écrit ainsi parce que c’était la forme prise par mon inspiration. Je pense que la raison pour laquelle il a fallu tant de temps pour le traduire relève moins de questions de notoriété ou de mode que de la difficulté de l’entreprise. Il a fallu un traducteur avec le courage, l’envergure et l’excentricité de Claro pour tenter quelques strophes avant qu’un éditeur comme Grasset puisse le prendre.
« Sonnets pouchkiniens », écrivez-vous. Quelle part d’Eugène Onéguine vous a-t-elle influencé ?
Pas le sujet, non, sinon qu’il circule pas mal d’amour dans les deux livres. Pas vraiment la construction non plus : le roman de Pouchkine a la forme d’un sablier, tandis que le mien a celle de la lettre « W ». Ne me demandez pas d’expliquer ce que je veux dire par là ! Mais, en termes de tonalité (une langue plus ou moins soutenue, de la narration aux digressions de l’auteur, du rire aux larmes), je dois beaucoup à Pouchkine, comme dans la forme du sonnet.
Contemporain par le contexte, Golden Gate semble tout aussi anachronique par la forme. Ce choix correspond-il à une nécessité profonde ?
Peut-être qu’avec une présence aussi envahissante de l’amour dans le roman (l’amour de la famille, l’amour de la nature, l’amour gay, l’amour d’un vignoble, l’amour d’un chat, etc.), il était nécessaire d’éviter l’écueil consistant à passer de  la « sensibilité » à la « sensiblerie » en étant rigoureux dans la forme – ainsi qu’en utilisant l’ironie. En outre, c’était plaisant d’écrire en pieds et en rimes pour les parties les plus amusantes de l’histoire, et c’était un défi pour les parties plus tristes, où le vers pouvait renforcer le pouvoir de l’émotion, mais présentait le risque de l’amoindrir.

vendredi 10 juillet 2009

Vikram Seth en poche et en prose

Je vous parlais, en mars, de Golden Gate, le roman en vers de Vikram Seth. Voici Deux vies, un autre de ses livres, récemment réédité au format de poche, et très autobiographique.
Il doit exister un bon génie malicieux qui préside à la destinée de certains écrivains et infléchit des moments importants de leur vie pour leur permettre de travailler, plus tard, à des ouvrages qu’ils n’auraient pas pu envisager sans ce coup de pouce. Ainsi Vikram Seth, quand il avait quitté l’Inde pour poursuivre ses études en Angleterre, se trouva-t-il confronté à l’obligation de connaître une autre langue européenne pour passer l’examen d’entrée à Oxford. Avec l’aide de sa tante Henny, d’origine allemande, il se mit d’arrache-pied à l’apprentissage de cette langue. Réussit un examen d’allemand. Et, devant les professeurs qui devaient décider de son admission ou de son refus, constata qu’il aurait très bien pu se passer de ce travail supplémentaire.
«- Si je comprends bien, mon apprentissage de l’allemand a donc été parfaitement inutile ?
- Exactement.
Remarquant peut-être, à la lueur des bougies, l’expression que prit mon visage, il ajouta précipitamment :
- Enfin, d’un certain point de vue…»
Car, d’un autre point de vue, Vikram Seth n’aurait pas écrit Deux vies, ou pas ainsi, s’il n’avait pas connu la langue dans laquelle sa tante Henny tenait l’essentiel de sa correspondance. Son nouveau livre retrace en effet, en une double biographie, la vie de Henny et celle de son mari, Shanti, oncle de l’auteur.
En arrivant en Angleterre, il a été accueilli par le couple sans enfants. Malgré la froideur manifestée au début par Henny, il a fini par représenter pour eux le fils qu’ils n’avaient pas. Et pour cause: ils se sont mariés trop tard. Il est vrai que leur amour était né en Allemagne, où Shanti faisait des études de dentiste, avant la Seconde guerre mondiale et qu’il valait mieux attendre le retour de la paix pour se donner de meilleures chances d’avenir. Dans leur cas, il faut ajouter de longues hésitations à ces années de latence. Nous comprendrons pourquoi grâce aux documents découverts par l’auteur dans les papiers de Henny. Et que, dit-il, il n’aurait pu exploiter du vivant de son oncle.
L’intimité des deux personnages est un des axes du livre. L’autre étant articulé sur le contexte de l’époque. «C’est au téléobjectif que j’ai fixé le plus souvent l’un ou l’autre de mes deux sujets. De temps à autre, je suis néanmoins passé au grand-angle afin de donner un aperçu du siècle qu’ils ont habité.»
Ce mouvement l’oblige à s’intéresser à une question rarement abordée par la littérature indienne, parce qu’elle joue un rôle minime dans l’histoire de ce pays: le judaïsme et les Juifs. Henny n’a en effet échappé à l’extermination qu’en émigrant en Angleterre quand il en était encore temps. Rejoignant ainsi, un peu par hasard, le pays de Shanti. «Shanti et Henny étaient tous les deux des exilés au sens large; l’un comme l’autre a trouvé en son semblable un foyer. L’exil de Shanti était un choix. On ne peut pas en dire autant pour Henny».
Shanti a lui aussi été marqué par la guerre: il a laissé un bras à Monte Cassino. Il réussira, ensuite, à adapter son travail de dentiste à ce handicap mais souffrira toute sa vie de ses conséquences.
Bien qu’il soit leur neveu, on peut dire que Vikram Seth offre à ce couple un mémorial filial, à peine ébréché, après la mort de Shanti (qui a survécu contre toute attente à son épouse), par une sordide affaire d’héritage. Plusieurs cultures entrent en jeu dans le récit. Parfois contradictoires. Mais la résolution de ces contradictions fait la grandeur d’un récit qui se veut totalement honnête.

vendredi 13 mars 2009

Vikram Seth ose le roman en vers : Golden Gate

Voici enfin traduit en français le premier roman de Vikram Sethn paru en 1986... Plus de vingt ans, c'est donc ce qu'il aura fallu attendre pour lire Golden Gate après avoir découvert successivement les autres romans de l'auteur né à Calcutta en 1952: Un garçon convenable, Quatuor et Deux vies.
Il faut dire que l'objet est assez singulier et se présente comme une suite de sonnets. La manière est inhabituelle dans le genre romanesque. Vikram Seth l'a osée et Claro, traducteur prêt à se couler dans toutes les formes, l'a restituée avec le talent qu'on lui connaît - il faut toujours regarder le nom du traducteur, car certains ont l'art de nous emporter sur des terrains où on les suit volontiers.
Ce vendredi, je publie dans Le Soir un article et un bref entretien effectué par mail. Vikram Seth m'avait répondu en anglais, j'ai donc traduit moi aussi - mais, prudemment, j'ai demandé à Claro de relire ma version française, qu'il a approuvée. (Merci, Claro.)
Une question et sa réponse ne paraîtront pas, par manque d'espace, dans Le Soir. Rien que pour vous, voici ce morceau d'échange avec Vikram Seth.

Vous apparaissez vous-même dans le roman. Le clin d’œil de l’écrivain qui n’est pas dupe de la fiction et cherche une meilleure complicité avec son lecteur ?

« Kim Tarvesh » (un anagramme de mon nom) est un personnage très secondaire. Je suis un peu plus présent à travers ma propre voix d’auteur. Mais ce n’était en aucun cas une tentative d’établir un rapport avec mes lecteurs aux dépens de mes personnages. Malgré tous mes démentis ironiques, je croyais trop en leurs vies pour douter d’eux. Leurs aspirations, leurs émotions, leurs histoires étaient pour moi, pendant l’année où j’ai écrit ce livre, plus que de la fiction. Je suis trop influençable et ils sont trop réels.

Et puis, puisque Vikram Seth et Claro avaient pris le risque du vers, je me suis dit que j'allais faire pareil. Avec les limites de mon talent, qui n'est pas le leur, voici donc une critique du roman en un sonnet:
Il serait bon d’aller vers les ans quatre-vingt,
Construire des sonnets, rimer comme il se doit,
Pas n’importe quels vers mais des alexandrins.
Claro le traducteur a réussi l’exploit
De transposer ce texte qui est un vrai roman :
Quelques amis de John, et son isolement,
L’histoire d’un gagnant, un yuppie de Frisco,
Et d’une société où tout part à vau-l’eau.
On y rit, on y pleure, on y aime et y hait.
Vikram Seth débutait et osait la fiction
Avec toute l’audace, presque la prétention
D’un auteur surdoué prêt à sauter les haies
Qu’il plaçait devant lui et franchissait, léger,
Comme le Golden Gate sur les eaux de la baie.