dimanche 16 juillet 2017

Pierre Assouline : «Frankenstein doit beaucoup au Golem de Prague»

Le dixième roman de Pierre Assouline, Golem, s’ouvre par une question anodine qui, si on y prête attention, se révèle pleine de sens : « Quand fond la neige où va le blanc ? » Il faudra attendre la dernière ligne pour le savoir, après des détours dont la géographie reproduit, sur une carte d’Europe, les coups d’un problème d’échecs dessiné par Samuel Beckett au dos d’un manuscrit.
Gustave Meyer est un maître de ce jeu. Imprévisible, doté d’une mémoire phénoménale que son « ami » le Docteur Klapman, a encore augmentée sans le prévenir, il est soupçonné d’avoir tué son épouse. Sa fuite est le moteur d’un livre passionnant et intelligent, bourré d’informations inattendues qui, toutes, servent le récit.
Vous aimez découvrir des domaines que vous ne connaissiez pas. On suppose que la maîtrise scientifique du cerveau ne vous était pas familière avant d’écrire Golem
Je m’intéresse depuis quelque temps au transhumanisme, à des choses comme ça, et ça s’est fait progressivement. Je ne suis pas du tout un scientifique, donc ça m’a obligé, avec un grand plaisir, à me documenter, à aller voir des tas de gens, à aller dans des hôpitaux, à assister à des opérations. J’aime l’apprentissage permanent.
En fait d’apprentissage, il s’agit d’une sorte d’apprenti-sorcier. Le Docteur Klapman a un côté Frankenstein, non ?
C’est-à-dire que le Golem historique, si je puis dire, celui de la légende, est la matrice de tous les robots, de tous les Frankenstein. Frankenstein de Mary Shelley doit beaucoup au Golem de Prague. Toute créature plus ou moins artificielle créée par l’homme, à son image mais avec des capacités exceptionnelles, doit au Golem de Prague.
Le Golem, qui donne son titre au roman, en a-t-il été le point de départ ?
La plupart de mes livres sont des obsessions, des choses qui me hantent depuis très longtemps. Le Golem de Prague, c’est d’une part le livre de Gustav Meyrink, que j’avais lu, que j’ai relu, et puis les deux films : celui de Paul Wegener, que j’avais vu au cinéclub de France 3 il y a très longtemps, et celui de Julien Duvivier. J’avais assisté, il n’y a pas longtemps, à un cycle de conférences sur la Kabbale, qui m’a beaucoup intéressé. Tout ça a fait un faisceau qui m’a amené à me replonger dans le Golem, sans me poser de questions. C’est venu naturellement.
Gustave Meyer, le personnage principal, est obsédé par Rothko, par un air de musique, par le destin des Juifs d’Europe. Transposez-vous vos obsessions chez lui ?
Oui, mais je ne suis pas obsessionnel au sens pathologique. Je suis extrêmement attaché à la musique et chaque roman a une bande originale qui n’est pas anodine. De même pour Rothko. Je voulais que mon héros soit associé à un peintre et je me suis rendu compte après que Rothko avait un destin lié à l’Europe centrale. Mais toutes ces choses viennent spontanément et c’est après coup, quand je relis, ou quand c’est publié, que je me dis : c’est évident !
Pourquoi avoir fait de Gustave Meyer un joueur d’échecs ?
Je ne réfléchis pas beaucoup… Je joue aux échecs depuis très longtemps. Ca me plaisait que ce soit un joueur d’échecs parce que je voulais en faire un solitaire. Mon roman est très marqué par la relecture de Kafka, Le procès, surtout. Le début du livre, c’est l’homme qu’on vient arrêter sans lui dire pourquoi. L’histoire du Procès, c’est un châtiment à la recherche de sa faute. Il y a de ça chez mon personnage : il est virtuellement condamné, on veut l’arrêter, il ne comprend pas pourquoi.
Golem est écrit avec une allégresse plus grande que vos précédents romans. Avez-vous eu l’impression d’un état de grâce en y travaillant ?
Allégresse, certainement, car je prends un immense plaisir à construire et à écrire. Etat de grâce, oui, mais à chaque livre, et c’est fugace. Pour Golem, je l’ai peut-être connu en faisant des repérages à Prague, dans la synagogue Vienne-Nouvelle en priant un soir de chabatt. J’ai regardé le plafond, en direction du grenier tandis que des loubavitch psalmodiaient et j’ai « senti » que le Golem était toujours là, prisonnier là-haut…

vendredi 14 juillet 2017

Les premières sélections de la rentrée littéraire

Les critiques littéraires du Monde sont-ils adhérents à la Fnac? Voire libraires dans les mêmes grandes surfaces culturelles, en raison de leur faible salaire? L'idée traverse l'esprit après la publication des sélections pour le Prix littéraire Le Monde (annonce le 8 septembre) et pour le Prix du roman de la Fnac (le 14 septembre). Sur les onze titres de la première liste, six ont été aussi retenus par la Fnac. Celle-ci, il est vrai, ratisse beaucoup plus large avec 35 ouvrages, dont 9 en traduction. Là où le quotidien du soir se limite au domaine français.
Il n'est pas sans intérêt de croiser ces sélections pour mettre en évidence les six romans présents dans les deux. Les voici:
  • Sorj Chalandon. Le jour d'avant (Grasset)
  • Marie Darrieussecq. Notre vie dans les forêts (P.O.L)
  • François-Henri Désérable. Un certain M. Piekielny (Gallimard)
  • Monica Sabolo. Summer (Lattès)
  • Pierre Souchon. Encore vivant (Rouergue)
  • Alice Zeniter. L'art de perdre (Flammarion)
Vous ai-je déjà dit que j'avais été très séduit par les livres de Sorj Chalandon et de François-Henri Désérable?
Si j'observe aussi la sélection du Prix Stanislas réservé à un premier roman, je constate que Pierre Souchon en est absent tandis que Jean-Baptiste Andrea (Ma reine, L'Iconoclaste) et Sébastien Spitzer (Ces rêves qu'on piétine, L'Observatoire), retenus à Nancy, le sont aussi par la Fnac.
Sont-ce là les premières tendances de la rentrée à venir? Il est trop tôt pour l'affirmer. Contentons-nous, pour l'instant, d'enregistrer ces frémissements et de vous fournir les deux nouvelles sélections. (Celle du Prix Stanislas vous a été livrée ici, et un récapitulatif des différentes sélections, qui a pour vocation d'être largement étoffé - avant de se réduire, car c'est la règle - est disponible ici.)

Prix littéraire Le Monde (8 septembre)

  • Jakuta Alikavazovic. L'avancée de la nuit (L'Olivier)
  • Sorj Chalandon. Le jour d'avant (Grasset)
  • Marie Darrieussecq. Notre vie dans les forêts (P.O.L)
  • François-Henri Désérable. Un certain M. Piekielny (Gallimard)
  • Patrick Deville. Taba-Taba (Seuil)
  • Pierre Ducrozet. L'invention des corps (Actes Sud)
  • Anne Godard. Une chance folle (Minuit)
  • Camille Laurens. La petite danseuse de quatorze ans (Stock)
  • Monica Sabolo. Summer (Lattès)
  • Pierre Souchon. Encore vivant (Rouergue)
  • Alice Zeniter. L'art de perdre (Flammarion)

Prix du roman de la Fnac (14 septembre)

  • Jean-Baptiste Andrea. Ma reine (L'Iconoclaste)
  • Brit Bennett. Le coeur battant de nos mères (Autrement)
  • Anne et Claire Berest. Gabriële (Stock)
  • Jean-Marie Blas de Roblès. Dans l'épaisseur de la chair (Zulma)
  • Miguel Bonnefoy. Sucre noir (Rivages)
  • Sorj Chalandon. Le jour d'avant (Grasset)
  • Paolo Cognetti. Les huit montagnes (Stock)
  • Marie Darrieussecq. Notre vie dans les forêts (P.O.L)
  • Léonor de Recondo. Point cardinal (Sabine Wespieser)
  • François-Henri Désérable. Un certain M. Piekielny (Gallimard)
  • Pauline Dreyfus. Le déjeuner des barricades (Grasset)
  • Jenni Fagan. Les buveurs de lumière (Métailié)
  • Yves Flank. Transport (L'Antilope)
  • Emily Fridlund. Une histoire des loups (Gallmeister)
  • Claudie Gallay. La beauté des jours (Actes Sud)
  • Brigitte Giraud. Un loup pour l'homme (Flammarion)
  • Nathan Hill. Les fantômes du vieux pays (Gallimard)
  • Anna Hope. La salle de bal (Gallimard)
  • Philippe Jaenada. La serpe (Julliard)
  • Aline Kiner. La nuit des béguines (Liana Levi)
  • Lola Lafon. Mercy Mary Patty (Actes Sud)
  • Charif Majdalani. L'empereur à pied (Seuil)
  • Gilles Marchand. Un funambule sur le sable (Aux forges de Vulcain)
  • Gaëlle Nohant. Légende d'un dormeur éveillé (Héloïse d'Ormesson)
  • Véronique Olmi. Bakhita (Albin Michel)
  • Eric Reinhardt. La chambre des époux (Gallimard)
  • Monica Sabolo. Summer (Lattès)
  • Jean-Luc Seigle. Femme à la mobylette (Flammarion)
  • Pierre Souchon. Encore vivant (Rouergue)
  • Sébastien Spitzer. Ces rêves qu'on piétine (L'Observatoire)
  • Martin Suter. Eléphant (Christian Bourgois)
  • Thomas Vinau. Le camp des autres (Alma)
  • Richard Wagamese. Jeu blanc (Zoé)
  • Colson Whitehead. Underground railroad (Albin Michel)
  • Alice Zeniter. L'art de perdre (Flammarion)
P.-S. A propos du Monde, Eric Chevillard annonce ce matin dans son blog, L'Autofictif, qu'il ne reprendra pas son feuilleton des pages livres à la rentrée. Il me manquera.

jeudi 13 juillet 2017

Jean-Claude Fignolé dans l'éternité

Jean-Claude Fignolé, auteur d'une bonne douzaine d'ouvrages, a aussi été une figure active de la vie sociale et politique à Haïti, où il était né en 1941. Il vient de mourir à 76 ans. On se souviendra notamment du dernier livre qu'il avait publié, son sixième roman, Une heure pour l'éternité.
En 1802, le général Leclerc, à qui Bonaparte a donné sa sœur Pauline en mariage, contraint Toussaint-Louverture à se rendre. Saint-Domingue rentre dans le rang. Pas pour longtemps, mais c’est une autre histoire. Jean-Claude Fignolé, écrivain haïtien, au premier rang des intellectuels de son pays, s’arrête dans Une heure pour l’éternité à l’agonie de Leclerc, mort à trente ans l’année même de sa victoire, le 1er novembre. Il a été vaincu par un ennemi plus terrible que les hommes, la fièvre jaune. Sa dernière heure dure plus de quatre cents pages et remonte parfois loin en arrière dans le temps…
Dans son délire, Victor Emmanuel Leclerc tient une longue conversation avec son meilleur ennemi, auquel il a fait face quelques mois auparavant. Toussaint-Louverture n’est pourtant plus là puisqu’il a été exilé en France. Mais son fantôme est bien présent, et capable d’opposer à Leclerc des arguments contradictoires. On suppose que le militaire, qui croyait avoir la confiance de Bonaparte, débat surtout avec lui-même et avec ses démons, ébranlant les certitudes les mieux ancrées dans sa formation et sa carrière.
Tout est relu à la lumière de la mort prochaine. Les erreurs, dont celle d’avoir laissé la vie à Toussaint qui revient le hanter. Les trahisons, dont celle de Bonaparte par rapport aux idéaux révolutionnaires depuis qu’il s’est rallié aux intérêts économiques. Dont celle, surtout, de Pauline. Leclerc la savait volage – le mot est faible –, il la découvre livrant des secrets à l’ennemi.
Pauline est une deuxième narratrice, guère plus lucide que son mari, mais pour de tout autres raisons. Tout entière conduite par la recherche du plaisir, elle est une parfaite libertine qui aime séduire et aller jusqu’au bout de ses désirs. La relation incestueuse avec son frère, Bonaparte en personne, ne l’empêche pas de rester la frondeuse de la famille, une autre forte tête. L’éloigner par peur du scandale a été un des objectifs du Premier Consul en nommant Leclerc à la tête de l’armée qui doit reconquérir Saint-Domingue. Mais elle s’est remise à ses jeux érotiques dès la traversée, et les poursuit sur l’île, découvrant même l’extase dans ses relations avec un Noir. Découvrant, presque en même temps, l’horreur d’une guerre qui ne dit pas tout à fait son nom et dans laquelle tous les moyens sont bons pour écraser l’adversaire. Pas tout à fait lucide mais presque, Pauline prend ainsi la mesure de la cruauté que n’encourage ni ne décourage son époux. Et se met à le détester franchement…
Une troisième narratrice, voix de la raison résignée, a aussi sa place dans le roman : Oriana, souvent appelée Nana, est la camériste de Pauline et la gouvernante de son fils, Dermide. Témoin des frasques de Pauline, qu’elle organise parfois à contrecœur, Oriana est en quelque sorte la gardienne de valeurs disparues, celle qui peut faire, en son for intérieur, tous les commentaires – et celle qui, probablement, se rapproche le plus du romancier.
Car, s’agissant de Leclerc et de Pauline, Jean-Claude Fignolé les laisse à leurs propres obsessions. Ce qui donne à son livre tressé de trois discours parfois contradictoires une sorte de subjectivité éclatée, à travers laquelle apparaît une vérité floue – mais dont il faut bien se contenter. Le privilège du roman est de poser, sur un moment de l’Histoire, une grille de lecture dont chacun fait, en somme, ce qu’il veut. Et c’est très bien ainsi.

mercredi 12 juillet 2017

14-18, Albert Londres : «Les Boches tapent comme des sourds»



Devant le Casque et le Téton
Une forge de la victoire

(Du correspondant du Petit Journal.)
Front français, juillet.
Le Téton, le Casque et toute la chaîne de ce front de Champagne prennent, cet après-midi quelque chose pour leurs crêtes. Les Boches ne se faisant décidément pas à nos coups de main et sortant d’en écoper un, tapent comme des sourds. C’est à croire qu’ils veulent, sous leur mitraille, river les ouvertures d’où, enveloppées de feu et de fumée, surgissent nos sections.
Mais, à proximité de là, une autre musique se joue. Au Casque, au Téton – au Casque qui n’a plus de crinière, et au Téton qui n’a plus de forme, car les obus ont grillé le bois de l’un et trituré la ligne de l’autre – au Casque et au Téton est le vrai concert qui s’exécute ; ici ce ne sont que des mesures pour rien : on répète. Parfaitement, on figure une attaque. Ainsi, quand le rideau se lèvera franchira-t-il plus facilement la rampe – pardon ! le parapet.
Que supposiez-vous donc qu’était la guerre ? En étiez-vous encore à penser que des hommes, tous bien en rang, baïonnette au fusil, attendaient dans leurs tranchées le signal de s’élancer en chœur et des cris dans la bouche sur l’ennemi ? La guerre, si loin de là, la victoire ne se conquiert plus, elle se forge, nous n’avons plus de champ de bataille, mais des usines de mort.

Le « montage » d’un assaut

Donc, nous sommes dans cette plaine, et, tandis que lorsque nos yeux se portent à gauche, nous voyons des geysers de fumée sourdre de la colline champenoise ; là, à trente mètres, nous assistons au « montage » d’un assaut. Où sont les guerres où il suffisait d’avoir son enthousiasme à la pointe de sa baïonnette ? Une bataille, aujourd’hui, est comme une montre, si on veut qu’elle marche il faut que chaque pièce soit bien taillée et à sa place. Et ces pièces-là ce sont les hommes. Quand une compagnie désormais part à l’assaut, chacun sait ce qu’il doit faire, non seulement il le sait vaguement, mais il doit le savoir par cœur ; les fusiliers mitrailleurs partiront d’un pas réglé, soutiendront leur arme de belle façon et ne se livreront à aucune fantaisie ; les grenadiers suivront leur marche et leurs mouvements seront cadencés, ils ne jetteront pas leurs bombes comme un enfant jette un caillou sans aucune discipline, ils les prendront d’une manière apprise, et tendront le bras à tant de degrés et projetteront la mort mathématiquement, au commandement du chef de section : « à 15 mètres, à 25 mètres, à 40 mètres » leur crie-t-il. À force de répétition, ils ont ces mesures dans le geste ; les tromblons, c’est-à-dire, les grenadiers à fusil, partiront à leur tour, ils ne dépasseront pas les précédents ; un assaut n’est plus une course, c’est un système ; ils avanceront dans une certaine ligne d’où ils ne s’écarteront pas, car les mitrailleuses les flanquent. Puis se démasquera l’homme de feu, l’homme qui porte sur son dos un petit réservoir comme s’il allait sulfater les vignes, mais en fait de sulfate, c’est une flamme dévorante qu’il cache et ses vignes à lui sont les gueules des Boches. Ne criez pas, c’est nous qui avons reçu les premiers du feu dans les yeux et ce n’est pas cesser d’être humains que de cesser d’être poires. Quelques hommes avec une baïonnette seront également de l’équipe, ils sauront piquer et dépiquer une panse avec méthode ; on leur a appris ça comme aux jeunes filles à broder. Ce groupe terrifiant, appuyé de petites bêtes pouilleuses de tranchées, tels ce canon de 37 et d’autres, progressera au milieu d’une cage de feu dont l’artillerie par derrière se chargera d’élever les barreaux.

Tous à vos pièces

Mitrailleurs, grenadiers, tromblons, piqueurs, sulfateurs, où sont nos petits pioupious à baïonnette ? Nos petits pioupious à baïonnette sont sur la Marne, sur l’Yser, sur Verdun, dans l’Histoire. Aujourd’hui, tous à vos pièces, représentez-vous soldats de France : voilà le mitrailleur qui s’est habitué à faire des poids, car son instrument pèse plus qu’une paille ; voilà le grenadier qui ressemble à la Semeuse de nos pièces de vingt sous quand il prend le fruit de mort dans son tablier et au discobole quand il allonge esthétiquement le bras pour le lancer ; voilà le tromblon qui, avec son fusil à tumeur, a l’air de ces quêteurs de cavalcade qui, du sol, sollicitent les sous aux balcons ; voilà le piqueur qui découd les Germains ; voilà le sulfateur qui les sulfate en rouge, et le crapouilloteur qui les amoche.
Et voilà l’enfer. Car tout ce que je vous ai dit là ne vous a rien fait entendre. Et l’enfer c’est par l’oreille aussi qu’il vous apparaît.
D’ailleurs, si vous aviez été dans cette plaine avec moi, en vue du Téton et en vue du Casque – le Téton et le Casque, ah ! les bons boxeurs ! Qu’est-ce qu’ils encaissent ! – si vous aviez été avec moi sur le rowail vous n’auriez rien vu. Rien, sinon de la fumée et quelle fumée ! Il paraît qu’il ne fallait pas de fumée au début de la guerre sur les champs de bataille ! Si le théoricien de cette atmosphère libre revenait, ce qu’il éternuerait ! Mais ce que vous auriez entendu ! Et ce qu’il faut, pour vous épater, c’est entendre. L’infanterie n’est plus une infanterie, c’est une artillerie sur jambes. L’artillerie, l’autre, celle qui est sur roues, « encage », la nouvelle, celle qui est sur jambes, déblaie ; elle précède le combattant mieux que son nez. L’infanterie française est maîtresse de son barrage.
Quand une section se déclanche, elle fait cent fois plus de bruit que jadis une compagnie. Cela siffle, éclate, tonne. À vingt pas derrière, cette fureur me tassait le cœur. On n’avait pas l’impression d’une attaque, mais d’un cataclysme. La puissance de destruction dépassait tout héroïsme concevable. Pas un être ne pourrait tenir, même se présenter devant. À quoi bon ? C’était comme un ouragan qui déracinerait les chênes et emporterait les maisons.

Des couleurs s’élèvent

Au milieu de cette fumée géante, de ce vacarme infernal, s’élevaient des couleurs. C’était un 14 juillet sur le Pont-Neuf. Parmi le tromblon qui striait l’air, le fusil mitrailleur qui bégayait en vitesse, la grenade qui, ayant copié son éclatement, jouait à l’obus, des danses serpentines se pavanaient, elles se pavanaient parce qu’il y a grenades et grenades et que puisqu’il y en avait une à main, une autre à fusil, il pouvait bien s’en trouver une troisième à chimie. Très belles couleurs ! Le beau bouquet ! Ah ! Boches ! sacrés veinards, vous allez mourir maintenant en lumière !
Un coup de clairon est lancé. La répétition se termine. Le Casque et le Téton ingurgitent toujours du 120 et du 150.
… « La troupe qui est uniquement brave à l’heure actuelle est une troupe qui meurt glorieusement, c’est tout. »
Qui prononce cette phrase derrière moi, alors que j’ai encore les yeux et les oreilles dans la fumée et le bruit ?
C’est Gouraud. Il passe en vous flanquant son regard dans le corps et il s’en va, sa manche vide.

Le Petit Journal, 11 juillet 1917.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:


Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre

Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort

Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes

Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

mardi 11 juillet 2017

Edith Wharton visite le front en 1914

Voici l'autre nouveauté, illustrée, de la collection Bibliothèque 1914-1918 de la Bibliothèque malgache.

Quand paraît, en 1916, la traduction française de Fighting France from Dunkerque to Belfort (Charles Scribner’s Sons, New York, 1915), Edith Wharton possède déjà une solide réputation. Elle a « conquis les suffrages des lettrés français » par le roman, rappelle Francis Chevassu dans Le Figaro du 27 septembre 1916, où il présente ses Voyages au front dans un feuilleton littéraire consacré cependant pour l’essentiel à un livre de René Moulin, La guerre et les neutres.
Même remarque dans La Revue hebdomadaire, le 29 septembre : « dès avant la guerre les lettrés français avaient remarqué et aimé les charmants ouvrages de cette Américaine, éprise du charme latin au point de l’avoir fait sien. »
À présent, écrit dès le 16 juin le Journal des débats, « tous les Français doivent lui être reconnaissants jusqu’à l’émotion de la sympathie qu’elle a bien voulu nous témoigner. » En relevant les qualités qu’Edith Wharton attribue à la France et aux Français, le chroniqueur conclut qu’elle « a bien mérité de notre pays. »
Francis Chevassu n’est pas loin de tirer, de sa lecture, la même leçon favorable à ce pays : « Le livre de Mme Edith Wharton constitue, en même temps qu’une œuvre de valeur, l’un des plus nobles témoignages dont nous puissions nous enorgueillir. »
La Revue hebdomadaire n’est pas moins admirative pour l’ouvrage, mais trouve surtout matière à louanges dans des nuances restées inaccessibles aux deux autres journalistes :
« Mme Edith Wharton aime la France comme une patrie élue, cela est certain, mais elle la juge avec fermeté ; elle ne se laisse aller à l’enthousiasme qu’à bon escient, et non sans nous avoir dit, tendrement, d’ailleurs, mais nous avoir dit, quelques-uns de nos défauts, quand il est nécessaire de les rappeler pour donner toute leur valeur aux vertus acquises ou réveillées. Qu’il est bon, qu’il est réconfortant, quelle fierté heureuse et émue, d’agir, de donner notre effort sous un tel regard amical, – et ce regard, on le devine innombrable, – un regard qui juge les causes, qui nous rend justice, qui nous choisit, qui nous donne tant d’amour et de respect… Vous lirez ce livre où, sans une faute de mesure ni de sentiment, sans littérature, et cependant avec quelles belles et heureuses expressions parfois, Mme Edith Wharton a su conter, juste dans le ton qu’il fallait, non pas en touriste sacrilège, ni en pèlerin mystique hystériquement exalté, – et c’était bien difficile de raconter quelque chose et de ne pas donner dans l’une de ces tares exaspérantes, – a su conter ses voyages aux tranchées, aux lignes de feu, aux pays dévastés, aux pays reconquis ! Vous le lirez, vous qui souffrez tant de toute la littérature qui s’est emparée des reliques et les porte comme l’âne de la fable, et vous le lirez aussi, vous, Français et, surtout… Françaises à qui je pense un peu, je l’avoue, en écrivant cette dernière phrase et qui voudrez, en considérant le tact d’une étrangère qui nous est si fraternelle et en vous efforçant d’y atteindre, ne pas nous faire démériter de ce qu’elle admire le plus en nous. »
1,99 euros.

lundi 10 juillet 2017

Jean Giraudoux en 1914

Deux nouveaux titres de la collection Bibliothèque 1914-1918, à la Bibliothèque malgache, sont disponibles depuis ce matin. Voici le premier, on parlera demain de l'autre.

Le 12 décembre 1917, les membres de l’Académie Goncourt se réunissent pour attribuer leur prix annuel. L’année précédente, on a couronné Le feu, d’Henri Barbusse. Cette fois, les ouvrages consacrés à la guerre restant les plus en vue, Jean Giraudoux est dans la course avec Lectures pour une ombre. Mais l’auteur des Provinciales (1909) a déjà reçu, raconte Pierre Assouline dans Du côté de chez Drouant, un autre prix d’une valeur de 25 000 francs – le Goncourt « vaut » 5 000 francs. Faut-il quand même le couronner ? Oui, pensent trois jurés qui, au quatrième tour de scrutin, lui donneront encore leurs voix. Mais ils sont six à se rassembler en faveur d’Henry Malherbe dont La flamme au poing remporte donc le prix Goncourt cette année-là. Au grand dépit de quelques journalistes pour qui la quasi-absence, dans les débats, de Vie des martyrs, le premier roman de Georges Duhamel, est incompréhensible. Cet écrivain l’obtiendra d’ailleurs l’année suivante avec Civilisation. Ce ne sera jamais le cas, en revanche, de Jean Giraudoux. Qui, pour se consoler, n’aura eu droit qu’au nouveau prix littéraire dit « des cinq cent mille francs », dont la singularité consiste à ne rien donner au lauréat – cette récompense ayant surtout pour objectif de dénoncer l’inflation des dotations dans le milieu littéraire.
Lectures pour une ombre est cependant bien accueilli dans Le Temps où, c’est l’ironie de la chose, officie Henry Malherbe. L’auteur de l’article (paru une dizaine de jours après le Goncourt et signé P. S.) est admiratif :
« Ces Lectures pour une ombre, ce sont bien des récits de campagne, mais on n’en connaissait point encore de ce style. C’est mieux que la guerre en dentelles ou en gants blancs, c’est la guerre en tenue de tous les jours, la guerre accueillie avec une sorte d’indifférence polie et narquoise, comme un incident un peu gros auquel il faut bien assister et prendre part, mais sans lui permettre de nous émouvoir ni surtout de rien changer à nos habitudes d’esprit. Pas de grands mots, pas de grands gestes, pas de drame ! Le stoïcisme en quelque sorte mondain de M. Jean Giraudoux met son point d’honneur à éviter toute manifestation inutile et à ne manquer sous aucun prétexte aux règles du savoir-vivre. »
Il modère cependant son propos :
« Rien n’est moins banal assurément que cette façon correcte et distante de tout présenter comme très ordinaire. Sans doute, il peut y avoir aussi un inconvénient. Trop de simplicité finit par tourner au maniérisme. C’est aussi un procédé que de mettre tout au même plan, de tout estomper et atténuer, d’insister sur les arbres au point d’empêcher de voir la forêt, de traiter par prétérition des choses capitales, par exemple de nous révéler par hasard et indirectement qu’on a pris un drapeau ennemi, parce qu’il faut bien mentionner la déception des hommes à qui celui qui fut chargé de le déposer aux Invalides a oublié de rapporter les journaux. Mais ce sont là des défauts qui ne sont pas communs. Au surplus, l’émotion et la ferveur patriotique percent malgré tout, dans quelques courtes phrases que leur effacement voulu ne fait que rendre plus frappantes. Le tact et le bon goût, même avec un peu trop de scrupules, même avec quelque affectation, si l’on veut, n’excluent pas l’héroïsme. »
2,99 euros

dimanche 9 juillet 2017

Les prix littéraires d'avant-saison

C'est un peu comme pour les soldes: la période des pré-soldes est aussi importante, voire davantage, que celle qui la suit. Les pré-prix participent donc eux aussi à la préparation de la rentrée littéraire qui, je le rappelle pour les distraits, débutera dans un gros mois seulement. Mais les livres sont prêts et, parmi eux, deux lauréats de prestigieuses récompenses attribuées aux versions originales de leurs romans.

De Colson Whitehead, je vous ai déjà parlé deux fois ici. La première, c'était à l'occasion du National Book Award attribué l'an dernier à Underground Railroad. La seconde, cette année, pour le Pulitzer de la fiction au même roman. Il sort en français le 23 août chez Albin Michel, dans une traduction de Serge Chauvin. En avril, je vous avais fait le service minimum, avec la première phrase en langue originale - en américain, donc. En voici un peu plus, cette fois en français, avec la première page presque intégrale.
La première fois que Caesar proposa à Cora de s’enfuir vers le Nord, elle dit non.
C’était sa grand-mère qui parlait à travers elle. La grand-mère de Cora n’avait jamais vu l’océan jusqu’à ce jour lumineux, dans le port de Ouidah, où l’eau l’avait éblouie après son séjour dans les cachots du fort. C’est là qu’ils avaient été parqués en attendant les navires. Des razzieurs dahoméens avaient d’abord kidnappé les hommes, puis étaient revenus au village à la lune suivante rafler les femmes et les enfants, qu’ils avaient fait marcher de force jusqu’à la mer, enchaînés deux par deux. En fixant le seuil noir, Ajarry crut qu’elle allait retrouver son père dans ce puits de ténèbres. Les survivants de son village lui expliquèrent que lorsque son père n’était plus parvenu à tenir le rythme, les marchands d’esclaves lui avaient défoncé la tête et avaient abandonné son corps sur le bord de la piste. Sa mère était morte bien des années plus tôt.
La suite en août, par conséquent.

En Italie, c'est aussi un doublé qui a salué Paolo Cognetti pour son roman intitulé, dans la Péninsule, Le otto montagne. Il a reçu deux fois le prix Strega cette année. D'abord celui qui est réservé à la jeunesse, ensuite celui qui s'adresse plutôt aux adultes. Un roman qu'on peut lire de 7 à 77 ans? On le vérifiera à partir du 23 août aussi, dans la traduction d'Anita Rochedy qui parait chez Stock est s'intitule Les huit montagnes.
En voici le premier paragraphe.
Mon père avait une façon bien à lui d’aller en montagne. Peu versée dans la méditation, tout en acharnement et en bravade. Il montait sans économiser ses forces, toujours dans une course contre quelqu’un ou quelque chose, et quand le sentier tirait en longueur, il coupait par la ligne la plus verticale. Avec lui, il était interdit de s’arrêter, interdit de se plaindre de la faim, de la fatigue ou du froid, mais on pouvait chanter une belle chanson, surtout sous l’orage ou en plein brouillard. Et dévaler les névés en lançant des cris d’Indiens.
Par ailleurs, le Prix Stanislas, qui sera attribué le 29 août pour être remis à son auteur le 9 septembre à Nancy à l'occasion du Livre sur la Place a annoncé une sélection de dix ouvrages, eux aussi à paraître. Son but est d'aider au lancement d'un nouvel auteur, qui sera donc un de ceux-ci:

  • Jean-Baptiste Andrea, Ma Reine, L’Iconoclaste
  • Emmanuel Brault, Les Peaux rouges, Grasset
  • Cyril Dion, Imago, Actes Sud
  • Olivier El Khoury, Surface de réparation, Noir sur Blanc
  • Thomas Flahaut, Ostwald, L’Olivier
  • Pascale Lécosse, Mademoiselle, à la folie !, La Martinière
  • David Lopez, Fief, Seuil
  • Paul-Bernard Maracchini, La Fuite, Buchet Chastel
  • Victor Pouchet, Pourquoi les oiseaux meurent, Finitude
  • Sébastien Spitzer, Ces rêves qu’on piétine, L’Observatoire

samedi 8 juillet 2017

14-18, Albert Londres de retour sur le front français



De l’armée de Sarrail à l’armée de Pétain

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front français, … juillet.
C’est pour tous ceux à qui la guerre ne parle plus que j’écris aujourd’hui. Je débarque de Salonique. Pendant vingt-sept mois j’ai accompagné nos armées en exil. J’étais avec elles aux Dardanelles, cul-de-sac de la mort, en Serbie dans les villages aux maisons noires, en Macédoine sous la fièvre. J’arrive de chez Sarrail et tombe chez Pétain.
France, depuis le temps que je t’avais quittée, je n’avais pas vu qu’on avait massacré tes maisons, tes églises, tes cathédrales, qu’on avait coupé tes arbres comme on rase les cheveux d’un criminel, qu’on avait vidé tes villes et tes hameaux. Je n’avais pas vu ce que ces trois rudes années avaient déposé chez tes soldats de sérieux dans les yeux et de croix sur les poitrines. Je l’avais su, je ne l’avais pas vu. Aussi, que ceux qui n’aperçoivent plus distinctement le paysage tragique de la guerre parce qu’il leur est trop familier ou qu’ils en sont trop loin viennent avec moi. Je vous emmène, suivez le nouveau débarqué : nous allons voir.

Ce qu’ils ont fait d’une partie de la France

Les Boches ont dévasté une partie de la France. Sur des cinquantaines de kilomètres, il ne nous reste plus qu’à mettre des gardiens chargés de faire visiter les ruines. En marchant des journées entières dans ce qui fut une terre heureuse, vous n’entendez plus que des phrases dans ce goût : « Ici, ce devait être un four. » « Là, c’était vraisemblablement l’école. » Ce sont les paroles que les touristes prononcent à Pompéi. Tout le nord de la patrie est devenu Pompéi. Sur ces lieux on comprend tout, on perçoit que le plan de l’Allemagne n’était pas seulement de nous battre, qu’il était de nous assujettir. S’ils ont démoli notre pays, c’est qu’ils voulaient, après l’avoir pris, le rebâtir à leur goût. Nos églises étaient trop fines d’allure, leur vieux bon Dieu était habitué à quelque chose de plus confortable, ils lui construiraient ça. Ils pulvérisaient les maisons pour que leurs habitants, n’ayant plus d’abri et s’étant arrangé une vie ailleurs, ne soient pas tentés de revenir chez eux. Ils enverraient des Boches à leur place et leur élèveraient des demeures de Boches. Étouffant, ils se donneraient de l’air. Ils coloniseraient à leur porte. Ils traiteraient la France comme le Cameroun. Mais quelqu’un se mit en travers et ce quelqu’un est le poilu.

Le Poilu

Le poilu n’est plus celui de 1914. Remisons les images d’Épinal. Le soldat qu’une ivresse neuve emballait a disparu. Il reste un homme sentant l’âpre grandeur du rôle qu’il joue et ne se payant plus d’encens. C’est un héros à froid et ce héros n’admet plus qu’on se croie quitte envers lui en composant quelques ritournelles autour de son héroïsme. Ce qu’il a fait, il le sait aussi bien et mieux que nous. Quand on parle de lui, les trémolos dans la voix ne l’impressionnent plus. Une bonne réalité palpable l’intéresse davantage qu’un murmure d’admiration. Il a appris à voir, à juger. Nous n’avons plus à lui en remontrer. Quand on lui commande un acte, il est inutile de lui en faire mousser l’importance. Si c’est important, il le comprend tout seul. Quant à la beauté du geste, maintenant il s’en moque. Il consent bien à risquer la mort, mais n’entend plus se suicider.
Trois ans d’expérience implacable lui ont démontré qu’à la guerre contre les Boches on ne mourait plus en gants blancs. Il est devenu ce que la nécessité exigeait qu’il devînt pour tenir le coup : pratique. Il n’a pas perdu le nord, il ne demande pas plus que son droit, mais son droit il le veut. Sa sensibilité n’est pas éteinte pour tout cela, il sait la réveiller quand il faut. Si les grands mots ne le secouent plus, ce qui mérite réellement son émotion il sait encore où le trouver. Le même soldat que sur ce trottoir de village nous rencontrerons pensif, inquisiteur même, nous le verrons une heure après, sous les armes, le regard haut et fier parce que l’on accroche la croix de guerre à son drapeau. Le poilu n’est pas une machine, c’est un homme et c’est cet homme qui battra la brute.
Et c’est aussi l’immense effort qui a surgi de la France. Regardez ce régiment. Ce n’est plus un défilé d’hommes prêts à bondir, c’est une masse d’ouvriers partant travailler à l’usine de la patrie. Ce ne sont plus des soldats, ce sont des spécialistes. Chacun est à ses pièces : voilà le bombardier, puis le mitrailleur, puis le torpilleur, puis tant que vous en voudrez, voilà encore d’autres insignes. Ils ne vont plus le drapeau en tête, l’âme fébrile et je ne sais plus quelle vision d’épopée devant les yeux. Ils ne marchent plus vers l’aventure mais à la besogne. Chacun sait la place qu’il occupera, la fatigue qui l’attend et les risques du métier. Les ouvriers de la France, tous en uniforme, froids, montent vers le feu.

Trente-quatre mois plus tard

Et de ces usines, j’en reconnais. Voilà trente-quatre mois, j’étais sur cet observatoire, je m’y retrouve aujourd’hui. Ces batteries que je vois, là, au pied, je les avais vues ; ces marmites boches qui tombent là sur cette route, je les avais vues tomber là sur la route ; la ligne des nôtres, les lignes des autres, que je vois en avant, je les avais vues. Si, en septembre 1914, quand je contemplais tout cela, un homme m’avait frappé sur l’épaule et dit : « Dans trente-quatre mois, tu reviendras à cette même place, tu seras adossé au mur de cette même petite maison et, là, où tu vois cet éclair, ces marmites et ces lignes, tu verras encore cet éclair, ces marmites et ces lignes. » Si cet homme m’avait dit cela, je me serais senti écrasé par l’impossible. Et cela est.
Alors, pendant que l’on essayait de prendre la Turquie, de sauver la Serbie, de rentrer en Bulgarie, alors, pendant toutes ces dizaines de mois où sous un autre soleil, avec d’autres de vos frères, je cheminais en Orient, vous, silencieusement, vous avez tenu dans la même boue et sous la même mort.
Holà ! Français de l’arrière, qui seriez déjà fatigués, voilà trente-quatre mois que des Français aussi – mais dans la boue et la mort – n’ont pas bronché !

Le Petit Journal, 7 juillet 1917.


La Bibliothèque malgache publie une collection numérique, Bibliothèque 1914-1918, dans laquelle Albert Londres aura sa place, le moment venu.
Isabelle Rimbaud y a déjà la sienne, avec Dans les remous de la bataille, le récit des deux premiers mois de la guerre.
Et Georges Ohnet, avec son Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, dont le dix-septième et dernier volume est paru, en même temps que l'intégrale de cette volumineuse chronique - 2176 pages dans l'édition papier.

jeudi 29 juin 2017

Les pouvoirs magiques du nombre 581

Dites 581... Oh! vous êtes très malade, la rentrée littéraire vous déjà atteint, alors qu'elle ne se présentera sur les tables des libraires que dans un mois et demi.
581, c'est donc le nombre magique révélé aujourd'hui par Livres Hebdo, principal observateur de la vie professionnelle du livre en France. Où la rentrée littéraire, on le répète chaque année (mais, m'inquiétant de votre santé mentale - redites 581, pour voir -, je recommence), est une exception culturelle à la fois absurde et nécessaire. Et non, je ne vais pas refaire le raisonnement aujourd'hui, surtout à cette heure indue pour quelqu'un qui se lève tôt mais sait qu'il sera privé d'Internet demain matin et préfère donc faire jeudi ce qu'il avait pensé faire vendredi. D'autant que, demain vendredi, j'ai un article à écrire, je l'avais promis pour la fin de la semaine (dernière) et il est grand temps d'y mettre le point final. Mais c'est une autre histoire.
Enfin, pas tout à fait, puisque l'article en question est consacré à un de ces fameux romans de la rentrée - je ne vous dirai pas lequel.
Sachez quand même, si vous avez eu la flemme de cliquer sur le lien ci-dessus (redites 581, pour voir où vous en êtes... oh! ça ne s'arrange pas, dites donc!), que les parutions annoncées se répartissent entre romans français, ou du moins écrits en français, car il doit bien y avoir quelques Belges, Suisses, Canadiens, Algériens ou autres nationalités diverses dans le tas, qui sont 390, dont 81 premiers romans, et romans étrangers - le reste. J'ai compris, vous manquez vraiment d'énergie, je refais le calcul dont Livres Hebdo avait déjà donné le résultat: 191.
C'est, au total, un peu plus que l'an dernier (560), au moins dans le domaine francophone (27 de plus). Tandis que les traductions sont moins nombreuses (à peine: 5 de moins).
En retournant vers le passé, c'est-à-dire vers les archives de ce blog, je constate que je n'avais trouvé aucun intérêt à parler des chiffres de la rentrée l'an dernier. Il est vrai que, hein? Mais, bon, en 2015, je m'étais malgré tout fendu d'une note et je constate avec plaisir que j'ai, par rapport à cette année-là, deux lectures d'avance. Mieux encore: au moment d'écrire ce petit texte plein de chiffres, il me restait il y a deux ans, en supposant que les jours fassent 72 heures et ne soient pas coupés par des nuits où je ne fais bêtement que dormir, 586 romans de la rentrée à lire (je présuppose que j'aurais eu envie de les lire tous). Contre seulement 576 aujourd'hui. Ça va mieux, beaucoup mieux.
Si vous voulez quitter les chiffres, je peux dire déjà que j'aime beaucoup, vraiment beaucoup, les romans à venir de Sorj Chalandon et de François-Henri Désérable. On en reparlera, bien entendu.

14-18, Albert Londres : «Maintenant que la justice a frappé»



Comment Constantin se soumit
Son départ

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Athènes.
(Suite.)
Et maintenant que la justice a frappé, ne parlons plus comme elle, redevenons un homme ouvert aux grandes douleurs des hommes et, le cœur tendu, assistons à la scène pathétique du départ du roi.
Il devait quitter le 12 à midi. Pendant deux jours encore, à la porte de la capitale, dans son château de Tatoï, il tint embrassés tous ses souvenirs d’enfant, d’homme et de souverain. Un troisième ultimatum, respectueux mais pressant, le réveilla de son dernier rêve et le matin, 15 juin, à 50 kilomètres d’Athènes, dans l’un des plus magnifiques paysages de l’Attique, à Oropos, petite baie de rêve, Constantin XII, à 11 heures 30, droit de corps, chancelant d’âme, s’embarqua.
Le jour se leva sur un village et une baie vides. Rien, sinon la majesté de la nature, n’était encore sur la nue ni sur la terre. Une première auto arriva, neuf officiers de marine en descendirent. Ils allèrent s’asseoir sur les marches de l’église.
Puis la mer s’anima. Un torpilleur apparut, un second le suivit, tous deux battaient pavillon de France ; ils ancrèrent. Une nouvelle auto amena des dames puis deux autres bateaux venant se ranger entre les deux torpilleurs s’avancèrent. Ceux-là battaient pavillon grec. C’étaient l’Espérine et le Spetsé. La baie ne devait pas se meubler davantage. Ainsi sur la mer restera fixée l’image du départ.
Et des autos arrivaient sur la place paysanne. À neuf heures, elles étaient une trentaine. Elles avaient déposé surtout des dames. Ce n’était une foule ni par le nombre ni par l’aspect. Chacune de ces cent personnes était un saint Jean ne voulant pas abandonner le Christ au moment du calice. Des camions apportaient les bagages.
La cloche de l’église sonna. Les dames, désirant que Dieu fût présent à ce calvaire, avaient demandé une cérémonie au pope. Les cent personnes entrèrent dans l’église. Un pensionnat de petites filles, en tablier rouge, chanta le Credo. Ces voix étaient une rosée. Les cent fidèles, du roi d’abord et de Dieu après, dans le calme de l’église, cherchaient en dedans d’eux-mêmes à souffrir le plus possible, et ils souffraient. Le chant se tut, le prêtre acheva quelques gestes du culte et subitement les yeux levés et pleins de larmes, les cent, de toute leur voix étranglée, crièrent : « Vive le roi ! » Le cri ne fut pas répété ; ils avaient donné toute leur âme d’une seule fois.
L’église se visa. Le roi ne devait venir qu’à 11 heures, il n’en était que neuf et demie. Les dames firent un chemin de fleurs sur la petite jetée où il allait passer. C’est leur cœur qu’elles auraient voulu y mettre. Ces personnes-là ne jugeaient pas : elles aimaient.
Des barques françaises poussées par des marins au pompon rouge – les frères des 43 tués le 1er décembre – abordent de temps en temps. Elles assurent un service entre les torpilleurs et l’embarcadère. Tout ce qui se passe est bien élevé, sans bruit, feutré.

Les adieux

Les femmes du village ont mis leur plus beau voile blanc et se rassemblent. Le pensionnat au tablier rouge se range le long de la jetée. On suit sur la route qui domine les autos qui arrivent. Voilà Zaïmis ! Chacun approche. Puis voici les princes, frères du roi, puis dans un camion les deux valets de chambre de S. M. Ils sont majestueux. Franchement on jurerait que c’est eux que l’on détrône. Puis voici le nouveau roi. Il a l’air étourdi. Au dernier moment, un jeune homme, à la figure retournée, répand encore des fleurs sur le chemin ; il juge qu’il n’y en a pas assez. Les autos royales descendent. Voilà le grand maréchal de la Cour ; il est troublé comme s’il présidait à un deuil cher. Il va reconnaître l’embarcation. Voilà la reine ; elle est insignifiante. Ce n’est plus qu’une simple voyageuse, presque une émigrée avec son voile jaune sur la tête. Voilà la petite princesse. On lui a dit pour qu’elle ne pleure plus qu’on lui ferait suivre son poney ; aussi se tient-elle comme une grande demoiselle qu’elle est. Tout cela est discrètement supporté. Puis un cri s’élève au-dessus de la place, un cri qui est plutôt un grand souffle : « Constantin ! » Constantin dans une auto découverte arrive. L’auto, comme les précédentes, ne va pas jusqu’au bout de la place. Constantin est en toile blanche, casquette blanche avec visière dorée. Il s’est arrêté visiblement frappé par tous ces amis. Il veut les voir encore. C’est pourquoi il ira à pied jusqu’à la jetée. Il se dresse et descend de voiture, on ne voit que lui. La princesse Hélène, sa fille, est bien à ses côtés. Le diadoque est bien à sa droite, mais on ne voit que lui. Son chauffeur a les yeux mouillés. Constantin est debout, appuyé à la portière, il regarde sans voir. Une petite fille à cheval sur un mur agite un bouquet de fleurs. Mais son bras est trop court. Constantin fait quelques pas, lève la main et sans voir prend les fleurs. Puis il revient s’appuyer à la portière. Les cent fidèles qui l’attendaient à cinquante mètres de là accourent. Le jeune homme qui jetait des fleurs se précipite tête nue, le corps, au fur et à mesure qu’il s’approche du roi, se baissant de plus en plus vers la terre. – « Oh ! » fait-il, comme s’il souffrait horriblement et il prend les mains de son roi et il y colle ses lèvres.
Le diadoque se met devant l’auto. Il est en civil ; il écarte les bras devant les amis de son père et son geste leur dit : « Soyez raisonnables, allons, c’est assez, l’heure est arrivée. » Des hommes sanglotent. Les dames sont plus réservées. Constantin avance, cinq ou six fanatiques accrochés à lui. Il touche la jetée. Tous tombent à genoux. Il n’y aurait que du silence sans quelques sanglots. Mais un sanglot domine les autres, c’est celui d’une dame qui n’avait pas l’habitude de rencontrer le roi devant tant de monde.
En face, les deux torpilleurs battant pavillon français et les deux bateaux grecs battant pavillon hellénique attendent. Au milieu des gens agenouillés, le roi avance. Ce n’est plus : « Vive Constantin ! » c’est : « Constantinos ! Constantinos ! » que l’on crie, que l’on murmure. La douleur     a emporté l’étiquette.

Tout à coup

Tout à coup ses regards et ceux des agenouillés et ceux de tous les témoins se heurtent, au bout de la jetée, à deux statues, plutôt à deux officiers français en grand uniforme qui ont l’air de deux statues. L’un est le commandant Clergeau, attaché naval, l’autre un lieutenant d’infanterie. Le dos à la mer, face au roi qui vient, immobiles ils attendent. Ils semblent deux spectres rappelant la faute à la minute du châtiment.
Constantin descend dans le canot. Quelques désespérés le retiennent par le bras. Le sanglot qui dominait les autres éclate encore. Constantin se dégage. Le canot ronfle. Le jeune homme, qui souffrait tant et lui baisait tant la main, se jette à l’eau. Le canot part : « Constantinos ! Constantinos ! » Le canot s’éloigne. Debout à cent mètres déjà de la terre, il lève sa casquette puis disparaît.

Le Petit Journal, 29 juin 1917


La Bibliothèque malgache publie une collection numérique, Bibliothèque 1914-1918, dans laquelle Albert Londres aura sa place, le moment venu.
Isabelle Rimbaud y a déjà la sienne, avec Dans les remous de la bataille, le récit des deux premiers mois de la guerre.
Et Georges Ohnet, avec son Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, dont le dix-septième et dernier volume est paru, en même temps que l'intégrale de cette volumineuse chronique - 2176 pages dans l'édition papier.

mercredi 28 juin 2017

La dernière danse de Pierre Combescot

Il signait, dans Le Canard enchaîné, Luc Décygnes. Forcément: ses articles étaient notamment consacrés à la danse. Mais les amateurs d'écritures charnues et sensuelles se souviendront surtout de l'écrivain Pierre Combescot, mort hier à 77 ans, pour quelques romans qui ont laissé des traces. Je n'ai pas tout lu. J'ai adoré tout ce que j'ai lu.

Baroque. Tel est le mot qui vient naturellement à l’esprit chaque fois qu’on parle de Pierre Combescot. À dire vrai, il ne donne guère l’occasion de l’utiliser tant il est discret. En 1973, il avait publié son premier livre, une biographie de Louis II de Bavière. Deux ans plus tard, son premier roman, Le Chevalier du crépuscule, inspiré par Frédéric II de Sicile. Puis il avait fallu attendre 1986 pour lire Les Funérailles de la Sardine, roman touffu et… baroque qui plongeait au cœur de l’Italie en remontant jusqu’au XVIe siècle. Voici enfin Pierre Combescot de retour avec son nouveau livre, Les Filles du Calvaire, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne manque pas de chair.
L’écriture en est un des moteurs les plus puissants : une grosse cylindrée à la mécanique sans doute un peu curieuse, peu orthodoxe, puisqu’on y décèle très vite un surprenant mais séduisant balancement de la phrase, qui ne retombe pas souvent là où on l’attendait. L’essentiel, quoi qu’il en soit, reste le mot « écriture ». Pierre Combescot a la sienne, extrêmement personnelle, et elle procure un bonheur de lecture digne des efforts nécessaires à l’adaptation du début. C’est qu’on n’entre pas dans un livre de Pierre Combescot comme dans n’importe quel petit roman habilement torché où la langue se réduit au plus petit commun dénominateur. Non, il y a ici une exigence inhabituelle qui impose de se mettre en harmonie avec elle, à son diapason, comme un œil doit s’accommoder en fonction de la distance à laquelle il se trouve de l’image observée. Si l’on n’y parvient pas, ou si l’effort paraît trop important, on risque fort de passer complètement à côté de ce livre. Il y aurait de quoi nourrir quelques remords.
Pierre Combescot désigne de manière transparente, dans les premières pages, une des sources auxquelles s’abreuve sa plume. Il le fait en parlant des Poignardeurs, « des petits gars juteux qui possédaient le sens inné du beau geste, dût-il être criminel », et de leur langue : « Ils avaient leur jargon ; un parler souple et imagé où chaque mot recelait un parfum d’aventure. En reprenant à leur compte l’arpion des indics et des vaches et le bigorne du petit poisseux des fortifs, ils perpétuaient, sans s’en douter, la tradition de la langue verte. » Une langue qui coule, qui roule, bruyante et rocailleuse, inventive à tout moment, qui monte à la tête et enivre au point qu’on s’en parfumerait bien tout le corps tant elle est charnelle, en particulier quand Combescot la met dans la bouche de ses personnages. Ou sous leur plume…
Car l’histoire qu’il raconte (une des histoires, du moins) est aussi affaire d’écrit. Elle se nourrit d’une longue correspondance entre Madame Maud et la Roubichou, entrées « dans le jeu terrible de l’écriture » où les mots eux-mêmes entraînent toujours plus loin, toujours au-delà de ce qu’on pensait confier à l’autre, jusqu’aux secrets les plus intimes, les plus inavouables, contredits, réécrits sans cesse afin de brouiller les pistes, mais plus les pistes se superposent approximativement et plus la vérité apparaît en filigrane…
Elles en auront, des douces cochonneries à se raconter, ces deux-là qui ont déjà beaucoup vécu, entraînées dans un nouveau tourbillon de vie et de mort, comme dans une danse qui commence lentement et s’achève en trépignement féroce.
Les lettres échangées ainsi entre les deux femmes, qui ont davantage en commun qu’elles le pensent, racontent donc des histoires du passé. Mais pas n’importe comment. Madame Maud « mettait un malin plaisir à rendre les choses difficiles – sans doute pour qu’elles fussent irrémédiables ; elle égarait sa victime par des surprises, des fausses confidences, des dénouements imprévus à une histoire commencée quelques lettres plus tôt, laissée en quenouille et reprise alors même que sa correspondante en avait oublié le début ».
Ces avancées et ces reculs, ce lent entortillement, c’est aussi le rythme auquel nous balade Pierre Combescot, qui est notre Madame Maud et dont nous sommes la Roubichou. Plusieurs chapitres se terminent par la phrase-appel : « Et voici comme. » Et nous voilà relancés !
Pour faire bonne mesure, et pour achever de lier son lecteur, Pierre Combescot fait mine d’organiser tout cela avec une certaine logique. Mais attention ! Quand il commence à expliquer : « Puisqu’il nous faut restituer les événements dans leur chronologie, en respectant l’ordre plus ou moins dans lequel ils advinrent », il est prudent de se méfier ! C’est un piège de plus qu’il nous tend en tissant entre les années une toile si serrée que nous ne pourrons plus nous en dépêtrer. Encore faudrait-il avoir envie d’en sortir, ce qui est peu probable…
Nous sommes en effet plongés, avec ce roman, dans un monde étrange, sordide et grandiose à la fois. Grandiose dans le sordide, en quelque sorte.
L’univers marginal où s’agitent les personnages va chercher ses racines loin et en des endroits très divers. On nous parle de juifs d’Afrique du Nord, de Russes blancs, de légionnaires parmi lesquels se trouve un ancien nazi, d’un homme qui veut être Landru ou rien, d’une naine qui se précipite au « grand théâtre de la mort », d’une marraine de guerre, du Chinois, d’une donneuse, de michetons, etc. Cela fourmille, cela grouille, dans un monde interlope qui pourrait être celui de Modiano mais où les ombres familières de celui-ci auraient pris une réelle consistance physique et, du coup, auraient surgi pour la première fois en pleine lumière, étonnants de vie.
Malgré deux guerres mondiales, malgré de nombreuses disparitions explicables ou inexpliquées, c’est peut-être l’image du cirque qui marque le plus profondément le roman. Est-il activité ou divertissement plus baroque qu’un cirque ? Les trapézistes nient la pesanteur, au risque de se voir rattrapés par celle-ci, et se trouvent en permanence sur le fil du rasoir. Les clowns forcent le trait, se griment pour n’être plus que des porteurs de masques, rient ou pleurent trop fort, afin que l’on sache bien que tout cela n’est pas vrai, que c’est seulement une caricature de la vie. Oui, mais… une caricature peut parfois mieux faire comprendre ce qu’est la vérité !
On croit entendre la musique de ce cirque, il y a quelque chose de tourbillonnant, des paillettes dans l’air. En même temps, une fois encore, on n’échappe pas au sordide. La femme-tronc semble avoir un destin particulièrement tragique. Le soir où, en pleine représentation, alors qu’un artiste monte, éclairé par un cercle de lumière, vers le sommet du chapiteau, on découvre un pendu qui a choisi cet endroit apparemment incongru pour mettre fin à ses jours est un moment particulièrement significatif : c’était la fête, le spectacle haut en couleur, l’endroit par excellence où on ne pense pas aux soucis quotidiens, et puis voilà la mort, violemment présente, qui rappelle la précarité de l’existence.
Cette image-là, forte et brutale, est à la mesure de tout le roman. Il est excessif, mais d’un excès nécessaire, où rien n’est jamais gratuit. Tout y concourt, au contraire, à mettre en place une atmosphère de rage et de délire, qui fait penser parfois à Belle du Seigneur, d’Albert Cohen, avec son souverain mépris pour les conventions, fussent-elles romanesques ou sociales.
Cette histoire pleine de bruit et de fureur se découvre dans l’urgence, pressé qu’on est d’en savoir plus, de relier ensemble des morceaux qui paraissent parfois disparates. On en sort essoufflé d’avoir tant couru à la poursuite des personnages, mais heureux d’avoir partagé avec eux cette tranche de monde.
Et, puisque Les Filles du Calvaire ont reçu, cette année-là, le Prix Goncourt, je m'étais ingénié à traquer Pierre Combescot dans la retraite où il s'était isolé (au milieu des taureaux, m'avait-il dit) pour trouver un peu de calme avec la tempête. Ce qui a donné l'entretien suivant.
Cité depuis des semaines comme le grand favori du Goncourt, Pierre Combescot était bien au rendez-vous du premier tour.
Pierre Combescot est un romancier qui aime embrasser, dans le même mouvement, la langue, le récit et les personnages. Il y a cinq ans, Les Funérailles de la sardine avaient été couronnées par le prix Médicis. Du temps s’est passé avant de retrouver la signature de Combescot sur la couverture d’un livre, mais l’attente en valait la peine : Les Filles du Calvaire offrent, avec la même générosité, une épopée jouissive. Il y a du cirque et des chansons, de l’opéra et des gros mots, des destins tragiques et d’autres dérisoires. Il se passe sans cesse quelque chose et, même si c’est impossible à résumer clairement, à moins de réduire le roman au fil tenu par Rachel Aboulafia, la Juive venue de Tunis et installée dans un bistrot sous le nom de Madame Maud, c’est tout le contraire d’une faiblesse !
La semaine dernière, dans la fébrilité des derniers jours avant un vote qu’on lui promettait en sa faveur, Pierre Combescot s’était retiré loin de Paris et avait fui les journalistes. Nous avons cependant bénéficié d’une exception qui nous a permis de réaliser cet entretien il y a quelques jours.
— Le temps qui se passe entre vos livres, est-ce parce que vous arrêtez de travailler après avoir publié, ou parce que vous travaillez longtemps ?
— Ce sont de gros livres, la plupart du temps, et j’y travaille quotidiennement, d’une façon régulière. Mais, entre deux romans, il me faut toujours une année de battement où je tourne autour, avec des feuillets que je déchire.
— Quel a été le point de départ des « Filles du Calvaire » ?
— C’est très difficile à dire. Je pense que j’avais depuis très longtemps ce livre en moi à travers une expérience de musique wagnérienne, du mythe de Parsifal, etc. Et, en même temps, j’avais une espèce de vengeance à assouvir auprès des mélomanes fanatiques de Wagner teutonisés. Quand je suis allé pour la première fois à Bayreuth, je devais avoir une vingtaine d’années, et il y avait encore un public extrêmement typé. On sentait les vieux nazis et, autour d’eux, des Français qui étaient vraiment de vieux relents de collaborateurs. Ils se retrouvaient à travers Wagner. Et puis, en approfondissant un peu l’histoire de Parsifal, il m’est apparu que Kundry était l’équivalent du Juif errant, puisqu’elle est la femme au double visage. Et donc, forcément, elle devait être juive. Ça m’a fait beaucoup rire de penser que Hitler avait dû l’applaudir à Parsifal alors qu’il aurait dû lui mettre une étoile jaune et l’envoyer dans un camp.
— C’est l’ironie de l’histoire !
— Voilà, c’est l’ironie de l’histoire. Et mon héroïne assimile son destin à celui de Kundry – elle ne connaît pas une note de musique, elle ne sait pas qui c’est, elle ne sait pas qui est Wagner, etc., mais, tout d’un coup, quand on lui raconte cette histoire, elle pense que c’est son destin.
— L’écriture est-elle importante pour vous ?
— Je vais vous dire une chose : il n’y a pas de livre sans une écriture, il n’y a pas de livre sans une voix, il n’y a pas de livre sans un style. On peut avoir les plus belles histoires du monde, s’il n’y a pas un style, une voix, une patte personnelle, il n’y a pas d’écrivain, il n’y a pas de roman.
— Votre écriture vous vient-elle naturellement ?
— C’est très travaillé, je sue. J’écris raide tout de suite, et c’est pour ça que je suis très lent. Mes manuscrits ont beaucoup de ratures, mais, dans le premier jet, il y a déjà la musique du livre.
— Il semble y avoir quelque chose de charnel dans vos rapports avec la langue…
— Oui. Je ne chipote pas. Je suis le contraire de quelqu’un de maigrichon, et physiquement, et intellectuellement, et aussi dans mon écriture. Vous avez raison, c’est une phrase qui a du sang. Mais, en même temps, il ne faut pas non plus que ça aille jusqu’à l’apoplexie. Trop gourmande, la langue devient insupportable. Je prendrais comme modèle le Flaubert de Bouvard et Pécuchet et non pas celui de Salammbô. Ou alors, le Flaubert des lettres.
— Est-ce un livre qu’on peut lire à plusieurs niveaux ?
— Tout à fait, oui. Il m’est apparu comme ça. Le soubassement m’est apparu d’abord. C’est comme en peinture : il n’y a pas de belle peinture s’il n’y a pas un beau dessin. Pour le roman, c’est la même chose s’il n’y a pas un plan, voulu ou pas voulu – parce que le roman force la main de l’écrivain. Le plan m’est dicté, je ne peux pas y échapper. Quand, par exemple, un personnage n’est pas voulu par mon roman, il tombe de lui-même. Et je l’oublie. C’est donc qu’il n’avait pas d’existence véritable.
— Dans un ensemble aussi vaste, comment sait-on que le livre est terminé ?
— On peut toujours surcharger, faire un livre épais. Mais c’est un peu comme un fruit, il faut qu’il vienne à maturation, qu’il se détache de l’arbre, qu’il tombe et qu’il ne soit pas trop lourd, qu’il ne s’étale pas. Il faut sentir ce moment, et il faut le cueillir. Il y a des gens qui ne savent pas, et qui laissent pourrir le fruit. J’aurais pu faire une fin beaucoup plus chargée et je ne me le suis pas permis. Je voulais finir sur une sorte de mystère, comme une parabole. Les personnages ont eu tant de vie que je pouvais me permettre de les liquider en trois feuillets…

Ce soir on soupe chez Pétrone (2004)

Parlez-vous zobain ? C’est ainsi que Pétrone qualifiait, à Marseille, l’argot des canailles. Ils allaient z-aux-bains. Où le zob occupait une place prépondérante. Voici donc Rome, au sens large, dans son génie et sa débauche. Un Satiricon revu et revisité par Pierre Combescot, maître ès civilisation et perversion antiques. Les mémoires apocryphes de Lysias sont un régal qui comble les gourmets et les gourmands. Car les excès n’empêchaient pas le bon goût. Ni la franche rigolade, la poésie.

De Florence à Paris, à cheval sur les 16e et 17e siècles, les alcôves bruissent d’amours illégitimes. Les complots fleurissent à tous les étages. Les espions les rapportent et les entretiennent. Toutes les rumeurs prennent des proportions délirantes. Le duel est à la mode, tandis que des armées combattent. Le meurtre est monnaie courante, par le poison, l’arme blanche ou le pistolet. L’époque est, pour le dire vite, un gros tas de fumier bien puant sur lequel brillent malgré tout des pierres précieuses. Car les richesses ne manquent pas et elles nourrissent la convoitise des plus ambitieux.
L’ambition, Léonora l’a tétée à Florence au sein de sa mère qui, blanchisseuse, rêvait d’un destin singulier. Sa fille, bien que très laide, a hérité d’un rêve qu’elle entreprend de réaliser dès lors qu’elle entre au service de Marie de Médicis. Pour la coiffer. Et plus si affinités, puisqu’elle entreprend d’amuser cette jeune fille dont l’enfance s’est déroulée « entre jeux, fêtes et crimes sanglants. » Avec la confiance qui grandit, Léonora comprend qu’elle peut manipuler Marie, en faire l’escabeau qui la conduira vers la gloire et, surtout, la fortune. La prédiction d’un mariage royal pour Marie permet à celle-ci de suivre les conseils de son amie, son autre elle-même, pour refuser un prétendant en attendant celui qui sera digne d’elle. Un roi de France, pourquoi pas ?
Pierre Combescot s’inscrit dans l’histoire, dans les périodes surtout où il trouve à s’ébattre au milieu des excès les plus fous. Il mène un train soutenu, fouette ses phrases, crève les mots sous lui pour leur faire dire ce qu’il veut. Et s’épanouit en décrivant Marie qui « fait la reine » tandis que Léonora se régale d’être sur le bon chemin.
Elle ne se trompe pas. Elle épouse Concini, un aventurier florentin qui lui ressemble, rapine, encaisse les fruits de la corruption, accumule les richesses, la voilà bientôt marquise, puis maréchale de France. Quel parcours !
Ouais. Sauf la fin. Dans un monde à l’instabilité chronique, les vainqueurs d’un jour deviennent souvent les dépouilles du lendemain. Et la Galigaï – un nom qu’elle a acheté – terminera dans l’horreur une existence au cours de laquelle elle avait joui de tout ce qu’elle avait désiré.
S’il brasse la fange à pleines mains, Pierre Combescot ne s’en contente pas. Il brasse aussi la langue, comme on le sait depuis longtemps – la réédition de son prix Goncourt, Les filles du Calvaire (Grasset, Les cahiers rouges) le prouve aussi plus près de nous dans le temps. Quelques mots rares dansent selon des rythmes inédits. Il crée des accords parfaits entre la musique d’une grammaire personnelle et ce dont il nous parle.
Son roman ne donne pas de leçon. Fallait-il brûler la Galigaï ? Ceux qui en étaient convaincus en viennent presque, après que c’est arrivé, à éprouver de la compassion pour elle. Preuve en tout cas que les sentiments humains sont toujours plus compliqués que les intrigues auxquelles ils participent.