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samedi 22 avril 2017

The Man Booker International, version française

Les prix littéraires français? Tout le monde le dit, c'est magouilles et compagnie, copains et coquins se partagent le gâteau, laissent parfois tomber quelques miettes sous la table, ceux qui n'ont pas été conviés au banquet se précipitent alors avec l'espoir d'accéder brièvement au paradis des éditeurs et des écrivains...
Vous avez lu et entendu ça des centaines de fois. A une occasion sur deux environ, un commentaire ajoute: c'est tellement plus équilibré, plus objectif ailleurs, en Grande-Bretagne par exemple, avec les jurys tournants, l'absence de magouilles et compagnie.
Il en va des idées reçues comme de tout ce qu'on nous serine à longueur de temps: cela semble vrai... jusqu'au moment où on s'interroge sur la pertinence de ces affirmations.
Prenons donc, vous allez voir à quel point l'exemple est éloquent, la dernière sélection (la shortlist, comme ils disent) du Man Booker International, prix prestigieux réservé à des traductions en anglais de romans parus à l'origine dans d'autres langues. Six ouvrages sont sélectionnés, dont l'un semble introuvable en traduction française: Mirror, Shoulder, Signal, de la Danoise Dorthe Nors.
Restent cinq livres que l'édition française n'a pas manqués. Et dont la plupart ont dû échapper aux maisons coutumières des orgies automnales, suppose-t-on en raison de la vertu des prix littéraires anglo-saxons.
Sauf que non, pas du tout.

L'un est publié en français par Actes Sud, son éditeur original puisque Mathias Enard a écrit Boussole dans cette langue et a reçu, en 2015, le Goncourt, petite récompense entre amis délivrée dans une lointaine province française.
Un autre a été publié au Seuil et a été, depuis, réédité en poche (Points): Un cheval entre dans un bar, de David Grossman, traduit de l'israélien par Nicolas Weill.
Et puis, les trois autres (il est encore temps d'arrêter la lecture de cette note si vous avez décidé de vous accrocher aux idées reçues de son début) sont traduits en français chez... Gallimard, à qui on reproche si souvent de truster, pour des raisons très éloignées de jugements qualitatifs, et avec des moyens que l'on soupçonne être à la limite de la légalité, les prix littéraires parisiens.
Donc, la shortlist du Man Booker International compte aussi:
Judas, d'Amos Oz, traduit de l'hébreu par Sylvie Cohen, paru en août dernier.
Toxique, de Samanta Schweblin, traduit de l'espagnol (Argentine) par Aurore Touya, à paraître la semaine prochaine.
Les invisibles, de Roy Jacobsen, traduit du norvégien par Alain Gnaedig, à paraître le 11 mai.
Les trois chez Gallimard, pardon, je me répète.
Les complotistes disent déjà, ou ne tarderont pas à dire que cette maison, pour laquelle le déménagement de la rue Sébastien Bottin à la rue Gaston Gallimard n'a pas pesé sur le budget, a proposé des contrats aux cinq jurés: Nick Barley (bien qu'il soit surtout le directeur d'un festival littéraire), Daniel Hahn (bien qu'il soit traducteur), Helen Mort (bien qu'elle soit poète, ce n'est après tout pas rédhibitoire), Eli Shafak (bien qu'elle soit traduite depuis peu chez Flammarion, qui appartient au même groupe, vous voyez bien qu'il y a un signe) et Chika Unigwe (ce qui serait une première traduction en français).
Les autres, j'en suis, iront plutôt voir du côté des livres. Je vous souhaite de faire la même chose, il y a plus de plaisir à prendre ce chemin. En attendant le 14 juin, date de la proclamation du lauréat ou de la lauréate.

mercredi 4 novembre 2015

Le Goncourt, c'était hier...

Et non, je ne l'avais pas oublié - les lecteurs du Soir s'en apercevront ce matin, après que les lecteurs de l'édition en ligne l'avaient déjà constaté hier après-midi. Mais, là où je vis, Antananarivo, capitale de Madagascar, 1400 mètres et des poussières d'altitude, la saison parisienne des prix littéraires coïncide avec l'arrivée des orages. Plus ou moins violents. Très violents, hier. J'ai donc dû me contenter de parer au plus pressé, le temps que vive la batterie de mon ordinateur portable, et vous laisser trouver, dans Le Soir ou ailleurs, informations et commentaires sur les Goncourt et Renaudot du jour. (J'y reviens, aux Renaudot.)
Mathias Enard, donc, lauréat au premier tour, par six voix contre deux à Tobie Nathan et une à Hédi Kaddour, avec Boussole, un roman somptueux qui semble s'effilocher sans cesse et qui reprend à chaque fois la même direction, celle de l'Orient. Orient réel, Orient fantasmé, par lequel passent de multiples personnages au cours d'une nuit solitaire que le musicologue Franz Ritter passe dans son appartement viennois bourré de souvenirs. Et en particulier du souvenir de Sarah qui vient de se rappeler à lui, qui ne l'a jamais oubliée, en envoyant le tiré à part d'un article qu'elle a publié.
Touffu, érudit, et donc difficile à lire, ce roman? Certains le prétendent. Probablement ne l'ont-ils pas ouvert. Car il suffit de s'y glisser pour se sentir bien entre les pages, pour partir à la découverte de mondes sur lesquels nous n'étions pétris que de fausses certitudes et aborder aux rives enchantées de la connaissance, certes parfois un peu floutée par les vapeurs de l'opium. Mathias Enard, c'est un peu l'anti-Pierre Loti, ce champion presque oublié d'un exotisme construit sur quelques clichés. Ici, les clichés sont mis à plat, démontés, et font place à une approche sensible qui nous font nous sentir plus intelligents. Chargés, aussi, d'un supplément d'âme - d'âmes, même: les âmes de celles et ceux qui, sur les chemins du véritable Orient, multiple mais pas totalement insaisissable, en ont collecté les richesses qui nous sont aujourd'hui offertes.
Oui, un beau, un grand Goncourt.

mardi 27 octobre 2015

La dernière sélection du Prix Goncourt

La règle est, me semble-t-il, immuable - en tout cas depuis des années. Après avoir sélectionné une quinzaine de titres, généralement dans les romans de la rentrée, puis huit, l'académie Goncourt donne, quelques jours avant la dernière délibération, qui se fera précisément dans une semaine, un "dernier carré" de sélectionnés. Un élu et trois malheureux, forcément.
Avec, dès aujourd'hui, quatre malheureux: ceux qui avaient survécu aux premières coupes d'automne et n'ont pas passé le cap de l'ultime sélection, annoncée tout à l'heure au musée du Bardo, à Tunis - sous les feux d'une actualité plus souriante qu'il y a quelques mois.
Les malheureux du jour sont: Simon Liberati, Alain Mabanckou, Thomas B. Reverdy et Boualem Sansal.
Les malheureux de la semaine prochaine sont, à l'exception de l'un d'entre eux qui aura toutes les raisons de planer quelques centimètres au-dessus du sol:
  • Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)
  • Mathias Enard, Boussole (Actes Sud)
  • Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard)
  • Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble (Stock)
Je n'ai pas fini de lire le roman de Tobie Nathan, les trois autres feraient chacun un superbe Goncourt. Alors? On fait quoi?
On attend mardi prochain, pardi!

samedi 27 juillet 2013

Des poches pour la route (2)

Linwood Barclay, Crains le pire
Syd, dix-sept ans, a disparu. Tim, son père tremble, évidemment. Il vit aussi avec le remords de lui avoir fait une remarque désagréable lors de leur dernier petit déjeuner. Lancé sur des pistes qui se révèlent fausses, Tim découvre un gros paquet de mensonges qui ne sentent pas bon et qu’il a lui-même contribué à installer dans leur vie. Peut-être coupable pour la police (mais de quoi ?), Tim se perd dans le mystère. Plus agréable pour nous que pour lui.

Michel-Ange à Istanbul, ou plutôt à Constantinople comme on le disait alors, pour réaliser un projet de pont dessiné par Léonard de Vinci. C’est la merveilleuse anecdote à partir de laquelle Mathias Enard tisse une toile romanesque à la hauteur de son sujet. Il y a la politique, le rêve, l’art, et surtout la difficile ou impossible rencontre entre des cultures si différentes. Mais de ce choc en apparence incongru naissent des images proches de la perfection. Prix Goncourt des Lycéens 2010.

Francisco Gonzalez Ledesma, La dame de Cachemire
Une chaise roulante abandonnée, le cadavre d’un homme égorgé. Pour commencer. Les ruelles de Barcelone regorgent de mystères que l’inspecteur Méndez, au fond, se passerait bien de connaître. Mais c’est plus fort que lui : au mépris de sa hiérarchie et en suivant des pulsions pas toujours très nettes, il fouine, fouille et trouve. Le romancier espagnol est un maître de la dérive et des vérités à demi énoncées rapidement submergées par d’autres préoccupations.

Kenneth Cook, L’ivresse du kangourou
La nouvelle qui donne son titre au recueil est savoureuse. Le kangourou alcoolique qui y sévit mérite une place au panthéon animal de la littérature. Il n’est pas le seul : les lézards à collerette, un énorme chien et un chat encore plus impressionnant, une autruche et d’autres animaux du bush australien occupent le terrain mieux que le narrateur. Qui, lorsqu’il s’occupe des hommes seulement, n’est pas moins drôle dans sa manière de raconter les choses.

samedi 25 août 2012

Petite géographie de la rentrée littéraire

La rentrée littéraire nous fait faire le tour du monde. Des romans se passent partout, au hasard de la curiosité de leurs auteurs. Avec, au centre du monde, Paris, ses ponts, ses parcs, ses immeubles, ses restaurants, ses jours, ses nuits. Dans la capitale de l’édition française bat de cœur de romans trop nombreux pour en établir une liste. On n’en reste heureusement pas là.
La province française, décor traditionnel d’une bonne partie de la littérature, conserve ses partisans. Même et surtout s’ils se posent beaucoup de questions, comme Olivier Adam qui se demande, dans Les lisières (Flammarion), à quel endroit il vaut mieux se trouver : au centre ou à la périphérie. Et la périphérie n’est-elle pas le nouveau centre ? Mais où situer la Bretagne dans cette géographie qui se lit moins sur les cartes qu’avec le cœur ?
Abordons l’Afrique par Casablanca avec Tahar Ben Jelloun (Le bonheur conjugal, Gallimard), quand bien même la ville est celle des récriminations sous lesquelles un couple s’effondre. Casablanca, c’est aussi la ville où débarque Marcel Duchamp en 1942, sous la plume de Serge Bramly (Orchidée fixe, Lattès).
Ou, dans la même région, au moment du Printemps arabe, alors que de Tanger l’Europe est si proche, avec Mathias Enard (Rue des Voleurs, Actes Sud) : « Tanger était une impasse sombre, un corridor bouché par la mer ; le détroit de Gibraltar une fente, un abîme qui barrait nos songes ; le Nord était un mirage. »
Pas très loin, en Algérie, Sandrine Charlemagne nous conduit dans Mon pays étranger (La Différence).
Découvrons Lalibela, vieille cité éthiopienne. Martine Desjardins (Maleficium, Phébus) évoque ses églises taillées dans le roc. François Bott (Avez-vous l’adresse du paradis ?, Cherche midi), ses athlètes des hauts plateaux venus courir le marathon de New York. Avant de vagabonder un peu partout.
En Asie comme ailleurs, chacun a une manière personnelle de raconter son pays. Tarun Tejpal, l’Inde (La vallée des masques, Albin Michel) pour une histoire singulière. Michael Ondaatje (La table des autres, L’Olivier) quitte le Sri Lanka pour l’Angleterre, et déjà les origines sont loin, sans pourtant disparaître tout à fait.
Partons en Corée du Nord, à moins que ce soit dans un pays qui lui ressemble beaucoup, avec Charly Delwart (Citoyen Park, Seuil) : « Le 42e parallèle devenu une frontière réelle, quelque chose de définitif pour le pays, pour Min-hun. »
Céline Curiol se dirige, elle, vers le Japon (L’ardeur des pierres, Actes Sud).
Avec Sébastien Lapaque, on change de continent, pour le Brésil (La convergence des alizés, Actes Sud) : « Rio l’avait subjugué d’emblée. Les couleurs nationales flottaient partout, la vitalité du peuple était éclatante. »
En Amérique du Sud toujours, et encore au Brésil, une ville devient un roman grâce à João Almino (Hôtel Brasília, Métailié) qui prend pour cadre l’époque de sa construction, à la fin des années cinquante. Au Chili, la dictature de Pinochet conduit Alejandro Zambra (Personnages secondaires, L’Olivier) à donner à son héros un rôle d’espion. En Colombie, il y a la musique d’Andrés Caicedo (Que viva la música !, Belfond) et la drogue de Sergio Alvarez (35 morts, Fayard).
On décernera pour finir une mention spéciale aux romans dont les héros voyagent et nous font voir du pays. Yersin en Afrique et en Asie dans Peste & Choléra, de Patrick Deville (Seuil). Ou Jeremy Alexander Voight à travers la Russie dans Sans nul espoir de vous revoir, de Françoise Pirart (Luce Wilquin).
Et ceci n'épuise évidemment pas les multiples possibilités offertes dans cette rentrée littéraire...

jeudi 14 juin 2012

Mathias Enard : un autre Transsibérien, une autre Jeanne

Les trains conviennent à Mathias Enard. Zone occupait, avec une impressionnante densité, le temps d’un voyage entre Milan et Rome. Plus court que celui auquel l’écrivain a participé en 2010, profitant avec d’autres d’une année France-Russie, dans le Transsibérien entre Moscou et Novossibirsk. De ce long parcours, il a tiré une fiction d’abord destinée à la radio et adaptée pour la lecture, L’alcool et la nostalgie.
Dédié à Jeanne, inscrit dans les paysages russes, le livre est traversé par la présence de Blaise Cendrars et de son livre le plus célèbre, La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France. Sans insistance. Mais Mathias, le narrateur, dit avoir été poussé au départ par Cendrars – et Kerouac ou Conrad –, il ne lisait et relisait que Cendrars – et Kerouac ou Carver. Pour rejoindre Jeanne à Moscou, il vend une édition dédicacée par Cendrars, de son unique main, du Panama. D’écho en écho, il finit par adopter le même rythme ferroviaire : « Je voudrais n’avoir jamais fait mes voyages / Ce soir un grand amour me tourmente / Et malgré moi je pense à la petite Jeanne de France / C’est par un soir de tristesse que j’ai écrit ce poème en son  honneur ».
Mettre en évidence le lien noué, à un siècle de distance, entre deux écrivains, n’est pas destiné à imposer une grille de lecture. Mais simplement à insister sur le fait que Mathias Enard forge, comme son prédécesseur, une écriture prégnante, dans laquelle les répétitions, notamment, soutiennent une solide charpente.
Puisqu’il est question d’alcool et de nostalgie dès le titre, les deux éléments se retrouvent à parts égales dans les excès partagés par Mathias, Jeanne et Vladimir, le « faux frère » russe présent et absent, comme dans le souvenir des moments enfuis, qui ne sont plus. Un chassé-croisé amoureux et amical s’est instauré dans le passé entre les trois personnages. Ils ont beaucoup partagé, ils se sont éloignés sans rompre vraiment ce qui les avait unis.
Passent les villes et leurs représentations dans un imaginaire plus fort que le réel, même s’il s’ancre dans l’Histoire. Même s’il ne reste, rassemblés par la disparition de Vladimir, que Mathias et Jeanne. Moscou, Nijni Novgorod, Perm, Saint-Pétersbourg, Ekaterinbourg et Novossibirsk défilent devant les yeux et dans la mémoire blessée. Porté par le mouvement, tendu jusqu’à la fin où une lettre de Jeanne, pleine de révélations, oblige à reconsidérer tout ce qui précède, le récit se reçoit comme un verre de vodka glacée. Brûlures successives du froid et de l’alcool qui donnent l’impression de vivre malgré la mort…
On se laisse donc aller avec un peu d’angoisse et beaucoup de bonheur, grâce à la manière dont Mathias Enard nous conduit jusqu’au terme du voyage, tantôt chantonnant une berceuse, tantôt pratiquant la rupture de ton, rêvant toujours d’aller plus loin – Vladivostok, pourquoi pas ? L’écriture n’a de limites que celles qu’elle se donne, et elle domine la géographie.

mercredi 10 novembre 2010

Goncourt des Lycéens : Inculte !

Non, non, ici, Inculte (avec une majuscule) n'est pas une injure, bien au contraire.
C'est une belle bande d'écrivains, dans laquelle on trouve Maylis de Kerangal, prix Médicis cette année, Claro, pas encore récompensé pour CosmoZ (mais ça viendra, ça doit venir!), et Mathias Enard, dont Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants a reçu hier le prix Goncourt des Lycéens. Vivent les lycéens, qui préfèrent la grâce d'un pont (pas celui de Maylis de Kerangal, cela aurait pu aussi) dessiné par Michel-Ange à la pesanteur d'une œuvre plastique imaginée par Michel Houellebecq!
Forts de leur expérience de lecteurs encore limitée mais déjà subjective (comme il se doit), les membres du jury final se sont exprimés sur leur choix. Dans une dépêche AFP, je relève quelques phrases qui me plaisent beaucoup. Emeline, 18 ans, à propos de La carte et le territoire: "Les phrases manquaient de finition... ou peut-être que ce n'est pas le style qui nous plaît". Ou, pour comparer le Goncourt des adultes et celui des jeunes, François-Xavier, 15 ans: "On préférait quelque chose qui avait une profondeur qu'il n'y avait pas dans Houellebecq". Et pan!
Après la démesure rythmée de Zone, Mathias Enard a écrit un roman bref inspiré par un séjour de Michel-Ange à Constantinople, où le Sultan lui demande de construire un pont. L'artiste ignore s'il en est capable mais, comme il râle sur le pape, il y va. Il se promène, prend des notes (des listes, en fait), esquisse quelques dessins, s'ennuie un peu, s'interroge beaucoup. A-t-il bien fait de venir? On lui avait promis une fortune pour son travail, et les avances sont si maigres qu'il vit chichement.
C'est beau comme un conte occidental trempé dans une pâte orientale, avec l'ambiguïté sexuelle d'un chanteur (ou chanteuse), danseur (ou danseuse) dont la silhouette hante Michel-Ange. C'est beau comme un échec sublime.

lundi 23 août 2010

"Zone", de Mathias Enard, en poche

On l’a beaucoup dit à sa sortie: Zone, le troisième roman de Mathias Enard, présente une particularité typographique inhabituelle. Pas de points pour finir les phrases dans un texte pourtant volumineux et découpé en chapitres. Ceux-ci s’ouvrent sans majuscules et ne se ferment pas. Le procédé n’est pas inédit, d’autres l’ont employé à plus ou moins bon escient. Est-ce une pose gratuite ou une nécessité? Une envie de dérouter le lecteur? On penche pour la nécessité: le long monologue intérieur ruminé par le narrateur se déroule pendant un trajet en train entre Milan et Rome. La phrase presque unique suit un rythme ferroviaire, avance au fil des kilomètres sans rompre le fil de la pensée – pensée soumise, bien entendu, aux digressions qui amènent d’un sujet à un autre.
Avant d’en venir à la matière même du livre, matière dense, liée à l’histoire récente de l’Europe et du Proche-Orient (celui-ci étant la Zone, au sens géographique), il faut quand même préciser que le temps du voyage est aboli à trois reprises, quand le personnage principal lit un livre de Rafaël Kahla, un Libanais qui raconte un épisode de combats à Beyrouth. Kahla fait des phrases «normales», avec des points et des paragraphes. Et son texte fait écho au récit principal.
Celui-ci, en effet, retrace une part de la vie de Francis Servain Mirković, l’homme qui est dans ce train et auquel le passeport donne une autre identité, Yvan Deroy, empruntée à un fou. Francis-Yvan a été combattant en Bosnie, une guerre pas toujours propre, puis il s’est mis à utiliser d’autres armes, non moins meurtrières, celles qu’on met à la disposition des espions. Il a accumulé des renseignements discréditant bien des acteurs de la politique et des guerres de la fin du 20e siècle. Aujourd’hui, après avoir pris beaucoup d’autres trains dans sa vie, après avoir aimé (peut-être) trois femmes dont il se souvient, il transporte une mallette où sont enfermés des secrets destinés à être vendus au Vatican qui, on l’imagine, les fera ensuite disparaître, s’ils arrivent à destination.
Les épisodes du passé se mêlent sans se confondre. Les nombreux personnages qui ont accompagné les années d’activité, et dont certains ont fait l’actualité, surgissent sans prévenir. On les suit dans les méandres d’une mémoire à laquelle aucun détail n’a échappé.
Plusieurs fois déjà le narrateur a failli disparaître à ses propres yeux, basculer dans l’absence: «j’étais un fantôme enfermé au royaume des Morts, condamné à errer sans jamais imprimer une pellicule photographique ou me refléter dans un miroir jusqu’à ce que je brise le sort», se disait-il déjà à Salonique. Pour en arriver à ce train: «je suis un fiancé de la Moire implacable alliée d’Hadès dans mon train grondant vers le néant, affublé du masque mortuaire d’Yvan Deroy le Fou, filant vers Rome et la fin du monde au milieu des collines toscanes invisibles en compagnie de voyageurs fantômes et de souvenirs de massacres dans ma valise».
Ces massacres débordent de la valise et de la mémoire. Ils remontent aussi plus loin dans le temps. Ce sont des dizaines de milliers de cadavres accumulés au cours de guerres interminables, des violences auxquelles renvoient des destins d’écrivains, des images de films – et l’implacable réalité historique. Assis dans le train, ou en route vers le bar pour y boire encore un gin, Francis ou Yvan parcourt des champs infinis jonchés de corps mutilés.
Un tour de force saisissant.