lundi 25 juillet 2011

Lectures de rentrée, suite

Une partie de la journée consacrée à la découverte des titres en librairie à partir du 17 ou 18 août ne suffit pas à faire diminuer sensiblement les livres en attente. Mais c'est mieux que rien, et c'est à suivre, en bref, sur Twitter. (Avec un fil mis à jour ci-contre.)
Récapitulatif d'une semaine plutôt bonne.

Rentrée: Estelle Nollet passe brillamment le cap du deuxième roman avec "Le bon, la brute, etc." http://goo.gl/o3p22

Rentrée: "Les souvenirs", de David Foenkinos, un joli roman insignifiant, donc promis à un grand succès http://goo.gl/9um5Z

Rentrée: "Le ravissement de Britney Spears", Jean Rolin entre "Rolling Stone" et "Closer" http://goo.gl/KaS9U

Rentrée: la "Génération Nothomb" d'Annick Stevenson est au niveau de son idole http://goo.gl/nAJVy

Rentrée: la question du territoire, appropriation ou dépossession, dans "J'apprends l'hébreu", de Denis Lachaud http://goo.gl/aIfIz

samedi 23 juillet 2011

Amélie Nothomb, journal d'une relecture

Dans quelques jours – trois semaines exactement – Amélie Nothomb publiera son vingtième roman. En autant de rentrées littéraires. Une sorte d’exploit, doublé d’un succès constant. Soit des millions d’exemplaires achetés, lus, souvent commentés avec ferveur. Le prouve la parution, en même temps que celle de Tuer le père, d’un roman d’Annick Stevenson, Génération Nothomb. L’œuvre d’Amélie Nothomb y est synonyme de rédemption pour Sami, le personnage principal. La gentillesse, la disponibilité de l’écrivaine, le temps qu’elle passe à répondre aux lettres de ses lecteurs, tout sert à justifier l’admiration. Et jusqu’aux célèbres chapeaux.
Comme tout le monde, j’ai été frappé par les chapeaux. Mais je suis peu sensible à cette esthétique. Comme beaucoup, je lis les romans d’Amélie Nothomb depuis 1992 – à peu près tous, seul l’un d’entre eux m’a peut-être échappé, et j’ai écrit des articles sur treize des dix-neuf parus à ce jour. Mais j’ai le sentiment d’avoir été, depuis le début, plus sévère que la majorité des commentateurs.
Pourquoi? Parce que je suis trop souvent déçu. Probablement aussi parce qu’à la déception s’ajoute l’incompréhension face au cortège d’éloges qui accompagne chaque publication.
Le doute m’accable parfois: après tout, il est possible que je me trompe et que l’œuvre d’Amélie Nothomb possède des qualités que je n’y ai jamais trouvées (à quelques exceptions près, j’y reviendrai). Même s’il m’est arrivé de lire deux fois certains de ses livres – la première lors de la publication originale, la seconde dans l’édition de poche –, je m’y recolle donc, entreprenant la tâche (pas insurmontable) de relire, en attendant Tuer le père, les dix-neuf premiers romans d’Amélie Nothomb.
Si tout se passe bien, si je ne m’énerve pas trop, si d’autres travaux ne m’appellent pas d’urgence, je devrais avoir mené à bien cette traversée au moment où sortira le vingtième roman de l’auteur belge. On verra bien quelles conclusions j’en tirerai, à la fin d’un «Journal d’un lecteur» entièrement dédié à ces ouvrages.

mercredi 20 juillet 2011

Dans les cahiers de Paul Valéry

Gallica est une mine inépuisable pour les lecteurs curieux. Plutôt que de lire les Cahiers de Paul Valéry dans l'édition de la Pléiade (deux volumes), il est possible maintenant de plonger en ligne dans les manuscrits eux-mêmes. Je précise: en ligne, parce que la qualité de la reproduction téléchargeable (en PDF ou en JPG) est si médiocre qu'il doit y avoir, derrière ce choix, un accord secret entre la BNF et un syndicat d'ophtalmologues...

Il n'empêche: malgré cette réserve, il faut applaudir cette mise à disposition des trente cahiers conservés dans le Fonds Paul Valéry. Chaque page est un excitant légal - mais qui provoque rapidement l'accoutumance.
J'ouvre au hasard:
Le travail père de tous les crimes modernes. Jadis c'était l'oisiveté. (Bourdaloue sur l'oisiveté. Stendhal)
déformation de l'homme par le travail.
américanisme. L'homme d'affaires. Croit que l'activité extérieure et spéculatrice, rachète tout. Tout monnayable.
On en redemande...

mardi 19 juillet 2011

Rentrée littéraire, les choix de la Fnac

Je vous disais: les lecteurs privilégiés ont déjà le nez sur la rentrée littéraire. La preuve par le jury de la Fnac, composé de 900 personnes qui ont choisi 30 ouvrages pour le prix du roman qui sera attribué le 31 août. L'année dernière, le prix avait lancé Purge, de Sofi Oksanen, sur qui allaient tomber ensuite bien d'autres récompenses et qui se révélerait un succès tout à fait mérité.
Pour la rentrée 2011, voici la sélection:

La sélection commune (titres retenus à la fois par les adhérents et les libraires de la Fnac)
  • Retour à Killybegs, Sorj Chalandon (Grasset)
  • Le héron de Guernica, Antoine Choplin (Le Rouergue)
  • Rien ne s'oppose à la nuit, Delphine de Vigan (Lattès)
  • Les souvenirs, David Foenkinos (Gallimard)
  • Eux sur la photo, Hélène Gestern (Arléa)
  • Tout, tout de suite, Morgan Sportes (Fayard)
  • Désolations, David Vann (Gallmeister)

La sélection des libraires ou des adhérents Fnac
  • Le turquetto, Metin Arditi (Actes Sud)
  • Des garçons d'avenir, Nathalie Bauer (Philippe Rey)
  • Avant le silence des forêts, Lilyane Beauquel (Gallimard)
  • Et rester vivant, Jean-Philippe Blondel (Buchet-Chastel)
  • Parties communes, Camille Bordas (Joëlle Losfeld)
  • Terezin Plage, Morten Brask (Presses de la Cité)
  • Scintillation, John Burnside (Métailié)
  • Limonov, Emmanuel Carrere (P.O.L)
  • The room, Emma Donoghue (Stock)
  • Opium Poppy, Hubert Haddad (Zulma)
  • Des fourmis dans la bouche, Khadi Hane (Denoël)
  • L'ampleur du saccage, Kaoutar Harchi (Actes Sud)
  • La question Finkler, Howard Jacobson (Calmann Lévy)
  • Tableaux noirs, Alain Jaubert (Gallimard)
  • L'art français de la guerre, Alexis Jenni (Gallimard)
  • L'équation africaine, Yasmina Khadra (Julliard)
  • Les savants, Joseph Manu (Philippe Rey)
  • Le domaine des murmures, Carole Martinez (Gallimard)
  • La femme du tigre, Téa Obreth (Calmann Lévy)
  • Des vies d'oiseaux, Véronique Ovalde (L'Olivier)
  • Persécution, Alessandro Piperno (Liana Lévi)
  • Juste avant, Fanny Saintenoy (Flammarion)
  • Rue Darwin, Boualem Sansal (Gallimard)

lundi 18 juillet 2011

Rentrée littéraire, premières lectures

Les livres qui arrivent aux journalistes sont souvent accompagnés d'un avertissement ressemblant à ceci:
Cet ouvrage sera en librairie le xx août 2011. L'auteur et les Éditions XYZ vous remercient de ne publier ni extraits ni comptes rendus avant cette date.
Logique: tant que les libraires n'ont pas été livrés, tout article risque de provoquer chez les clients des demandes qui ne pourront être honorées.
Il n'empêche que tout le monde, moi compris, a commencé à lire. Et que les premières impressions méritent d'être notées avant de s'évanouir. Voici donc, en quelques mots (Twitter oblige), le bilan d'une première semaine de découvertes.

Rentrée: dans le livre 1 de "1Q84", Murakami met en place un univers que j'ai hâte de retrouver dans le livre 2 http://goo.gl/yxnj5

Rentrée: La Fontaine mérite mieux que "Le maître du jardin", de Valère Staraselski http://goo.gl/D9DcM

Rentrée: la belle échappée de Christian Oster dans "Rouler", vers un nom plutôt qu'un lieu http://goo.gl/e4nDm

Rentrée: pendant 240 pages, la guitare rageuse de Jimi Hendrix dans "Hymne", de Lydie Salvayre http://goo.gl/kEvWC

Rentrée: "Dans un avion pour Caracas", de Charles Dantzig, futile, sérieux, élégant, oui, tout à la fois http://goo.gl/3ZnoP

Rentrée: Roxane devient "Cyr@no", selon une Bessora à l'écriture emportée http://goo.gl/e2Jo1

En attendant de poursuivre (avec Estelle Nollet, qui espère ne pas me décevoir dans son deuxième roman)...

samedi 16 juillet 2011

L'année littéraire (24) - Traducteurs, au rapport!

Il y a quelques jours déjà que le rapport de Pierre Assouline, La condition du traducteur, a été rendu public. Il est téléchargeable, avec ses annexes, sur cette page du Centre National du Livre.
C'est un véritable livre, documenté et vivant, puisant ses informations à la source, c'est-à-dire auprès des traducteurs eux-mêmes, mais aussi des éditeurs avec lesquels les relations sont parfois difficiles. Et pas seulement en raison des tarifs pratiqués - trop faibles aux yeux des traducteurs, trop élevés à ceux des éditeurs.
Il suffit de penser un bref instant à ce que nous, les lecteurs, devons aux traducteurs, sans lesquels nous n'aurions accès qu'à une toute petite partie de la littérature mondiale, pour se dire que leurs conditions de travail, leurs qualités et leurs défauts nous concernent.
Dès lors, le rapport de Pierre Assouline nous concerne aussi, d'autant qu'il se lit avec plaisir tout en délivrant une masse considérable d'informations. Certaines de celles-ci sont, certes, décourageantes pour celles et ceux qui voudraient se lancer dans la profession. Une profession pourtant privilégiée en France par rapport à la plupart des autres pays européens...

lundi 11 juillet 2011

Les enfants cannibales de Jean-Claude Derey

Les enfants soldats sont une réalité qui prolonge une barbarie dont on aurait pu espérer qu'elle était d'une autre époque. Des romanciers africains avaient déjà affronté ce sujet difficile: Ahmadou Kourouma, en 2000, avec Allah n'est pas obligé, puis Emmanuel Dongala, deux ans plus tard, avec Johnny Chien Méchant. Kourouma n'avait pas l'intention d'abandonner Birahima, le dernier de ses héros. Sa mort ne lui a pas permis de terminer Quand on refuse on dit non, paru néanmoins inachevé.
L'écrivain français Jean-Claude Derey se place lui aussi sur le terrain de cette violence avec Les anges cannibales. La Côte d'Ivoire pour Kourouma, la Sierra Leone pour Derey. Et la même terrible description de mécanismes parfaitement rodés pour apprendre à tuer.
Jean-Claude Derey est allé sur le terrain où il s'est trouvé face à l'horreur.
Alors, il raconte. Et il raconte bien. Yondo, l'adolescent qui se retrouve seul après l'attaque de sa maison par Mosquito et ses hommes. Son père, journaliste qui dénonçait les exactions du chef de guerre, a été tué, comme sa mère. Sa sœur et son frère ont disparu. Partout où il cherche du secours, les portes se ferment. L'errance commence.
L'ironie qui préside parfois aux destins va bousculer Yondo jusqu'à le faire entrer dans l'armée du même Mosquito par qui son malheur est arrivé. Deviendra- t-il lui aussi un tueur? C'est la question que pose le livre. Savoir si l'on peut résister à une machine de guerre quand elle a décidé de vous emporter dans sa folie.
La langue de l'écrivain s'emballe en même temps que les événements, sur un rythme de tirs de kalach. Certaines scènes sont insupportables. Mais les personnages les vivent, et il faut donc bien les inscrire dans la continuité du récit. Qui dénonce avec d'autant plus de force qu'il se contente de montrer. La meilleure manière, sans doute, de nous ouvrir les yeux sur le drame des enfants soldats. La lecture de ce formidable récit est aussi une prise de conscience.

dimanche 10 juillet 2011

Une seule voix reste à Emmanuelle Pagano

Un projet littéraire dont l’orientation se modifie en cours de route, ce n’est pas nécessairement un accident de parcours. Le chemin emprunté par l’écrivain doit parfois épouser les mouvements de l’existence quand le livre est censé être lié à celle-ci. Dans une note préliminaire à L’absence d’oiseaux d’eau, Emmanuelle Pagano explique l’intention de départ: échanger des lettres avec un autre écrivain, «une œuvre de fiction que nous construisions chaque jour, à deux, et dans laquelle nous inventions que nous nous aimions.» Jeu dangereux, puisque l’amour n’est pas resté imaginaire. L’amour est né, a grandi, s’est enfui. Comme s’est enfui l’autre auteur, reparti avec ses propres lettres. Il ne reste donc qu’une voix, l’autre se faisant malgré tout entendre à travers les réponses, en creux, écho affaibli de ce que nous ne lirons pas.
Revendiqué comme une autofiction, le roman nous place au plus près des sentiments éprouvés par la narratrice. Elle semble plus engagée dans le travail commun que son interlocuteur. Elle use (et abuse?) d’arguments pour le convaincre: «il faudrait que tu me fasses un peu plus confiance. Tu vois, je croyais qu’on écrivait à deux, mais tu me dis non, toi seule écris à deux.» Elle ne s’inquiète pas trop, en apparence, du déséquilibre de la relation, comptant sur sa force pour entraîner l’autre. Le doute qui surgit par instants est balayé à la lettre suivante, comme si la réponse avait été rassurante.
Une chose en entraînant une autre, une sensualité gourmande investit les phrases, le désir se confond avec l’écriture. «Je voudrais prendre les mots dans mes mains, et les tordre, les mots, jusqu’à ce qu’ils suivent les contours de ton corps, les malaxer jusqu’à ce qu’ils soient chauds, et qu’ils aient la bonne texture, qu’ils soient suffisamment tendres pour recouvrir ta chair d’une seconde peau. Dans mon écriture, je me donne à toi.»
Dans l’intervalle de temps qui sépare la première de la deuxième partie, la rencontre physique s’est substituée aux mots. Ceux-ci poursuivent un dialogue (pour nous, un monologue, rappelons-le) dont les données se sont modifiées. Le verbe s’est fait chair, en quelque sorte. Il court à la poursuite de ce qui est arrivé, ou à la rencontre de ce qui arrivera encore. Ce sont les pages les plus fortes. Elles sont habitées par une plénitude qui crée l’harmonie et conduit les gestes à leur tension extrême.
Entre la partie centrale et la dernière, beaucoup d’événements se sont produits, eux aussi en creux, dont les conséquences habitent la fin du livre. Et lui donnent une énergie paradoxale, de quoi mener jusqu’à son terme un projet qui a bien changé depuis les premières lignes.
Emmanuelle Pagano fait peur pendant une centaine de pages. On se dit qu’elle ne va pas s’en sortir et que ses lettres sont amenées à tourner en rond. Mais elle rebondit merveilleusement pour nous tirer jusqu’à la fin.

vendredi 1 juillet 2011

Pierre Charras et son tombeau de Franz Schubert

Franz Schubert agonisant se trompait: «On ne prononcera plus jamais le nom de Schubert, plus jamais.» Du moins le Franz auquel Pierre Charras donne la parole dans Le requiem de Franz.
Petit et gras, orphelin de mère, jeune homme de 31 ans n’ayant vécu que pour la musique et les amis avec lesquels il s’enivrait. Malade d’avoir trouvé, face à l’absence d’amour, une maigre consolation dans la fréquentation des prostituées, qu’il appelait toutes Thérèse, femme inaccessible dont la voix avait porté son chant. Sédentaire qui n’a presque jamais quitté Vienne où, pourtant, il n’a pas trouvé à s’installer vraiment – ces derniers temps, un de ses frères l’hébergeait. Timide au point de n’avoir jamais osé aborder Beethoven malgré les stratégies qu’il avait mises en œuvre pour y parvenir.
Il a beaucoup rêvé de celui qu’il aurait pu être s’il n’avait été si laid et maladroit. L’autoportrait fictif montre un personnage touchant, fragile, manquant d’assurance jusque sur le terrain de ses propres compositions.
Un des passages les plus étonnants du livre de Pierre Charras montre Franz jouant du piano dans la propriété d’un ami. Il accompagne laborieusement Johann Michael Vogl. «Donc Vogl chantait (bien) et je l’accompagnais au piano (mal). C’était l’été, et la journée ne voulait pas finir ni laisser la place à la fraîcheur du soir.» Une guêpe pique la main de Franz, qui fait une fausse note, s’interrompt, s’évanouit quand quelqu’un extrait le dard de sa chair.
Il revient à lui, il est adossé au tronc d’un arbre et entend un autre pianiste interpréter, beaucoup mieux qu’il n’aurait pu le faire, une musique merveilleuse. «C’était parfait. Je devais bien le reconnaître, c’était parfait. La moindre note avait sa raison d’être et la place choisie pour chacune me surprenait et me ravissait à la fois. Un ineffable baume.» Son plaisir est teinté d’agacement: il se sent incapable d’en faire autant. A la fin du morceau, il s’approche du pianiste pour lui demander qui a composé cette «splendeur». Embarras du pianiste… «Mais c’est vous! C’est de vous.» Confusion de Franz, qui non seulement avait oublié cette mélodie mais surtout ne l’avait jamais entendue.
Au moins ne pourra-t-on pas l’accuser de se pousser du col. Quand ses amis lui disent leur admiration pour sa musique, il rappelle que ce sont ses amis. Et comment donc l’amitié pourrait-elle engendrer la moindre réticence? Il est extrêmement sympathique, le Franz Schubert que réinvente Pierre Charras. Sympathique jusque dans ses faiblesses, et d’ailleurs aussi grâce à elles.
Cela ne suffirait pas, bien sûr, à emporter l’adhésion. Il y fallait en outre le talent d’un écrivain qui célèbre les noces de la vie et de la mort, des mots et des notes. Il découpe son roman comme un Requiem, de l’Introït à Lux aeterna. Il nous place au cœur des funérailles de Schubert alors que Franz nous parle encore. Entre le d’un Quatuor et le mi d’un Requiem, tout est là.

vendredi 24 juin 2011

Amélie Nothomb au Japon : une précision

Le 18 août, ponctuelle au rendez-vous de la rentrée littéraire dont elle fait l'ouverture depuis 1992, Amélie Nothomb publiera son nouveau roman, Tuer le père.
Ce sera son vingtième livre soit, même si chacun est mince, un joli morceau occupé sur une planche de bibliothèque.
Mais, sans préjuger de ce qu'il sera et en tenant compte du fait que j'ai dû en manquer deux dans la série, le sommet de son œuvre reste à mes yeux son huitième roman, Stupeur et tremblements, paru en 1999 et Grand Prix du roman de l'Académie (Acadamélie?) française cette année-là.
L'édition de poche vient de faire peau neuve à l'occasion du dixième anniversaire du livre. Dixième anniversaire? Là, je ne comprends pas bien, puisqu'il est sorti il y a douze ans et que le film d'Alain Corneau adapté du roman a huit ans. Bien sûr, si on fait la moyenne...
Peu importe. Toujours est-il qu'il s'agit d'une édition collector sous coffret. Et l'acheter ressemble à une bonne action, puisque les bénéfices et les droits d'auteur de ce tirage iront à Médecins du Monde et à sa mission japonaise. Il y a de quoi faire, en effet, depuis le tremblement de terre et le tsunami.
Pour faire bonne mesure, une nouvelle inédite s'ajoute au texte du roman. Du moins l'éditeur présente-t-il Les myrtilles comme une nouvelle. En réalité, Amélie Nothomb explique pourquoi elle a fait l'ascension du mont Asama - racontée dans Ni d'Ève ni d'Adam. Il y a bien une histoire de myrtilles dans ces quelques pages. D'un intérêt mineur, cependant...

jeudi 16 juin 2011

L'année littéraire (23) - François Weyergans à l'Académie française: portrait

Je regardais hier François Weyergans reçu à France Inter à la veille de subir le même sort à l'Académie française. C'est aujourd'hui en effet qu'il prononce son discours et entre, deux ans après son élection, dans ce qu'il est coutume d'appeler l'honorable assemblée...
(Oui, je regarde la radio, maintenant, et vous aussi si vous voulez.)


François Weyergans par franceinter

Il n'a pas changé, annonçant son prochain roman pour janvier. «Ça ne m'engage à rien», ajoutait-il. On sait en effet que ses éditeurs attendent souvent longtemps ses livres. Donc, le portrait que j'exhume, publié en 2005 au lendemain du prix Goncourt qu'il a reçu pour Trois jours chez ma mère, doit être encore d'actualité.

Les cheveux en bataille, l’œil vindicatif, un article manuscrit à la main, François Weyergans est parfois passé à la rédaction du Soir en demandant de faxer d'urgence sa contribution hebdomadaire à un magazine français, filant à toute allure avant qu'on ait eu le temps d'appeler de Paris pour lui parler, s'il l'avait fallu. L'image est restée d'autant plus aisément dans les esprits qu'elle correspond parfaitement à la légende d'un personnage qu'on suit depuis maintenant plus de trente ans.
Autre flash, quelques années plus tard, chez Gallimard où il publiait Je suis écrivain, avouant mi-penaud, mi-amusé: «J'avais voulu l'écrire en temps réel pendant les deux mois de mon voyage au Japon, et finalement cela m'a pris deux ans.»
Et pourquoi voudriez-vous qu'on nous le change, cet écrivain cinéaste qui monte ses textes comme on monte un film? Prenons Le radeau de la Méduse ou La vie d'un bébé, ou à peu près n'importe lequel de ses romans: les séquences s'y articulent avec une rudesse qui produit une succession de chocs, au terme desquels le lecteur sort lessivé. Et heureux.
La digression est, pour François Weyergans, un art majeur. Il la pratique dans la conversation comme dans l'écriture avec un aplomb confondant. Parce qu'il a l'air de passer d'un sujet à un autre mais sait très bien où il va. Et est tout à fait capable d'entraîner les autres jusque-là. Paradoxalement, si cela veut dire quelque chose dans son cas, il a reçu le prix Rossel pour un roman quasiment ascétique: Macaire le Copte est une présence, plutôt qu'un prêche, dans le désert. C'est-à-dire une manière d'être qui, détachée des contingences, permet de s'affirmer comme personne.
Toujours en bataille avec le monde - relisons La démence du boxeur (prix Renaudot 1992) -, (presque) toujours à mettre en scène un personnage d'écrivain ou de cinéaste qui lui ressemble, François Weyergans est un tendre, un fragile qui prend de grands airs pour masquer ses blessures. Ou pour mieux les exhiber, façon encore de jouer sur les failles en équilibriste pas trop sûr de lui, et d'autant plus émouvant.
Pendant cinq ans, nous sommes nombreux à nous être demandé s'il terminerait ce livre, Trois jours chez ma mère, qu'il disait pouvoir écrire en deux semaines ou à peu près. Fanfaron refusant de regarder en face sa grande peur de mettre le point final à un manuscrit. Récapitulons l'histoire d'un livre longtemps annoncé: en juin 2000, François Weyergans présentait son roman à des libraires, comme cela se fait souvent avant la rentrée littéraire. Habituellement, les écrivains ont à ce moment remis leur texte et il est presque imprimé. C'était loin d'être le cas. Il en avait le titre et le «pitch», comme on dit. Et, sans doute, de nombreux brouillons. Mais plusieurs brouillons ne font pas un livre, à moins de travailler et travailler encore, cinq ans durant, le temps de laisser son éditeur annoncer plusieurs fois la parution du roman, le temps de lasser certains, le temps d'en finir, malgré tout, et contre toute attente.
Au tennis, il possède son équivalent: tous les joueurs qu'étreint la peur de gagner. Et qui, au dernier moment, baissent les bras, laissant l'initiative à leur adversaire. Sinon qu'il n'y a pas, en littérature, d'adversaire. Ni Michel Houellebecq, ni Jean-Philippe Toussaint, ni Olivier Adam, les trois autres finalistes du prix Goncourt 2005, n'avaient de prise sur les votes. Sinon qu'en définitive, pour la première fois depuis très longtemps, un écrivain belge vient, mine de rien, d'ajouter son nom à la belle liste des lauréats du Goncourt. Et que, pas tellement parce qu'il est belge mais pour un tas de meilleures raisons, on ne peut que s'en réjouir.

P.-S. A 15h46 (heure française), le discours de François Weyergans ne se trouvait pas encore sur le site de l'Académie française, un passage sur l'endroit qui devrait y renvoyer déclenchant l'apparition d'une fenêtre qui annonce: «Le discours de M. François Weyergans ne nous a pas été communiqué et sera mis sur le site de l'Académie française ultérieurement.»
On peut, en revanche, lire la réponse d'Erik Orsenna, qui s'ouvre ainsi:
«Monsieur,
Vous voici.
Vous voici enfin!»

A suivre...

P.P.-S. Voilà, malgré un retard très remarqué (quel cabotin, ce François!), son discours de réception. Au cours duquel, contrairement à ce que dit Le Figaro (journaliste distrait, ou résolument opposé à cet écrivain?), il n'a pas fallu attendre la fin pour entendre parler de Maurice Rheims, son prédécesseur au fauteuil 32 - si l'on oublie Alain Robbe-Grillet qui a fait en sorte de ne jamais s'y asseoir, ce qui n'empêcha pas Weyergans de parler de lui aussi. Pourtant, «il s’est rendu détestable aux yeux de certains d’entre vous, semble-t-il.» Il n'était pas le premier, rappela-t-il...

mercredi 15 juin 2011

Bobottin chéri, mon amour - (L'année littéraire 22)


Bien souvent, nous nous interrogeâmes sur cette incongruité: Bottin, que nous aimions à appeler Bobottin en raison d'un goût à peine caché, et parfois même très visible, pour la face B des filles (comme écrivait alain mabanckou, il a dit B comme Bobottin, quand il n'était pas encore invité dans la rue), sébastien de son petit nom, avait collé son patronyme sur la rue où gallimard (dit gallimuche en interne par les mauvaises langues), gaston de son petit nom (gastounet pour les irrespectueux) fonda sa maison désormais centenaire.
Bérénice (joli popotin, la demoiselle), en nous appelant tout à l'heure (sachant que nous nous dépatouillons toujours très mal de la technique de la messagerie instantanée), crut nous soulager en nous communiquant la nouvelle qui courait depuis longtemps dans paris, gégé avait conquis quelques arpents de trottoir et le bâtiment où errent, la nuit, des directeurs de collection incapables de trouver la sortie: un bout de rue porterait son nom.
Bérénice avait tort: au lieu de nous faire chaud au cœur, l'information provoqua un malaise qu'il fallut masquer sous un intérêt, très inhabituellement artificiel, pour un popotin qui se balançait dans la rue, deux étages plus bas, et que nous suivîmes du regard en n'écoutant plus notre correspondante et en, quand même, nous sentant un peu mieux.
Bobottin, c'était bien, ce B doublement arrondi qu'il suffisait d'observer sous tous les angles, de renverser, d'approcher, pour en éprouver des émois qui furent parfois, il faut bien l'avouer, extrêmes, tandis que ce double g, que peut-il évoquer sinon un gland, dans le sens où vous voudrez, ou un mou du genou?
Bérénice n'était plus au bout du fil.
Bobottin perd une partie de sa surface, mais pas de ses attraits.

dimanche 12 juin 2011

Mo Hayder sur la piste d'un pédophile

Un vol de voiture, quoi de plus banal? Quand une petite fille se trouve sur la banquette arrière au moment du vol, c’est évidemment moins banal. Quand plusieurs voitures sont volées avec, chaque fois, un enfant à l’arrière, c’est l’alerte rouge. Un pédophile est entré en action, personne ne peut en douter…
Tel est le point de départ de Proies, une nouvelle enquête pour Jack Caffery et Flea Marley, tous deux flics du côté de Bristol, la seconde spécialisée dans la plongée en eaux troubles, ce qui constitue une partie d’un charme auquel Jack n’est pas insensible. Mais il a été déçu par Flea, pour une raison qu’il ne peut lui expliquer et que nous ne dirons pas non plus – les lecteurs des précédents volumes le savent, les nouveaux venus le découvriront.
Les deux membres de ce couple qui n’en est pas un mais pourrait le devenir plus tard ont été blessés par la vie. Mo Hayder les a placés côte à côte pour leur fournir l’occasion de se soutenir mutuellement, de s’apporter réconfort, amitié, et plus si affinités. Elle prend, depuis plusieurs romans, un malin plaisir à retarder ce moment.
Elle a d’autres chats à fouetter. N’oublions pas l’enquête en cours, le criminel dangereux sur les traces duquel se sont lancés les policiers – avec bien peu de résultats, et le sentiment croissant d’une impuissance déprimante.
Une voiture bleue, la silhouette d’un homme qui ne laisse aucune trace exploitable et a beaucoup de chance, puisqu’il échappe aux caméras installées un peu partout. A moins qu’il ne s’agisse pas de chance et qu’il possède une source fiable de renseignements – hypothèse encore plus inquiétante. Celui que Jack appelle le Marcheur, et qu’il rencontre de temps en temps dans la campagne comme un sage chargé d’éclairer les questions insolubles, affirme que le coupable est très intelligent, plus intelligent que tous les autres…
Nous voilà bien avancés, et la police aussi, qui patauge au sens propre et au sens figuré – le sens propre ayant une odeur pas toujours plaisante, notamment dans un tunnel désaffecté en voie d’éboulement que Flea s’obstine à fouiller, au risque d’être prise au piège.
Mo Hayder l’a montré plusieurs fois: elle est douée pour tracer des pistes solides qui se révèlent des impasses. On la suit en croyant chaque fois que l’affaire est réglée – et en se demandant ce qu’elle va trouver pour aller jusqu’au bout du volume. Car le volume est consistant, même s’il n’est pas de ceux qu’on abandonne en cours de route. Les rebondissements sont du genre à renforcer une peur qui s’est installée dès le début.
En jouant sur une corde sensible – l’enlèvement d’enfants –, elle semble donner dans la facilité. Car, bien sûr, on ne peut que courir avec elle à la recherche du monstre. Mo Hayder est plus fine que cela. Mais il faudra remettre en question quelques évidences, comme dans toute énigme qui se respecte, passer et repasser sur les lieux du crime – des crimes – avant d’en comprendre l’implacable logique. Qui n’est donc pas, autant prévenir tout de suite, celle à laquelle on avait d’abord pensé.
Les âmes sensibles se détourneront peut-être: la romancière ne recule devant aucun détail susceptible de noircir le tableau. Si en revanche on accepte de voir l’horreur en face, de plonger sans respirer dans des atmosphères délétères, voici un livre qui a tout, et à plusieurs niveaux, pour provoquer les battements de cœur qui font se sentir vivant.

samedi 11 juin 2011

L'année littéraire (21) - Si j'étais à Saint-Malo...


... J'irais prendre un petit déjeuner à l'Hôtel de l'Univers, lieu que Mélani Le Bris pointe avec raison, dans Le Monde Magazine, comme celui de quelques grands souvenirs littéraires.
... Je croiserais Dany Laferrière dans un débat sur Haïti, et il me présenterait Lyonel Trouillot, qui sort un roman à la rentrée, ou Yanick Lahens.
... Je ne manquerais pas David Vann, encore un auteur de la prochaine rentrée, bavardant avec Ron Carlson et Pete Fromm.
... Je serais à Alexandrie grâce à Dimitri Stefanakis, à Istanbul grâce à Mario Levi, au Caire grâce à Khaled Al Khamissi.
... J'arpenterais l'Afrique en compagnie de Lieve Joris, Kossi Efoui, Leonora Miano, Sami Tchak et Abdouhraman Waberi.
... J'écouterais Jean-Pierre Verheggen tonitruer ses poèmes et je me féliciterais avec lui du prix Ganzo qu'il reçoit, succédant à Bernard Noël.
... Je croiserais le fantôme de Jean-Claude Izzo dans l'un ou l'autre bar. A moins que ce soit dans l'un et l'autre bar.
... Mais je ne suis pas à Saint-Malo et je me contenterai de lire quelques livres des auteurs invités. En attendant l'année prochaine!

P.-S. Pour suivre, en bref, mes lectures malouines et voyageuses, rendez-vous sur Facebook ou Twitter.

vendredi 10 juin 2011

Les tourbillons mortels de Joyce Carol Oates

Les remous fascinants et effrayants des Chutes du Niagara. Le bruit insoutenable. Les projections d’eau. La destination parfaite pour un voyage de noces. Et l’autre face de la ville américaine toute proche: le Love Canal, empli de déchets toxiques, sur lequel s’empoisonnent des habitants sans défense. La richesse et le drame. Parfois, le drame tout court dans un décor de carte postale, quand un pasteur se jette dans les Chutes au lendemain de son mariage.
Ariah, la jeune veuve, a eu alors le sentiment d’être damnée. De n’avoir pas droit au bonheur. Ou seulement de manière provisoire: quand le brillant avocat célibataire et flambeur Dirk Burnaby la prend sous son aile, décide avec sincérité de l’aimer pour toujours, Ariah s’engage très vite au mépris de l’opinion publique dans un deuxième mariage, convaincue cependant de ce que Dirk la quittera un jour. Et résolue à reporter son affection sur ses enfants.
Joyce Carol Oates, romancière généreuse, écrit plusieurs histoires en une dans Les Chutes. A elle seule, Ariah possède trois vies, dont les deux premières sont chaque fois gommées par la suivante – mais laissent des traces silencieuses que ses enfants auront un jour le courage de retrouver. Les aspects privés se doublent en outre de la tragique affaire de pollution mortelle déjà évoquée. Dans laquelle Dirk, passionné pour une cause juste – et ébranlé par son attirance pour la femme qui l’a convaincu de se battre pour elle – laissera beaucoup plus que sa réputation.
Au verso d’une jolie carte postale, les mots semblent souvent d’avoir pas d’importance. Ici, ils se gonflent de vagues terribles nourries de secrets délétères. Ils emplissent un livre dans lequel on atteint très vite le point de non-retour: le courant est puissant, il faut se laisser emporter.
De la même manière que plusieurs sujets s’interpénètrent, plusieurs lectures différentes, selon la sensibilité de chacun, peuvent être faites des Chutes. Aucune ne sera neutre, tant la passion affleure chez tous les personnages.

P.-S. Cette note pour signaler la réédition du roman dans la collection Points deux - que je n'ai toujours pas vue...

jeudi 9 juin 2011

Aux portes de la mort imminente

Jacques Ravenne et Eric Giacometti, l’un franc-maçon, l’autre pas, forment ensemble un atypique duo d’auteurs. De leurs points de vue divergents, ils nourrissent les aventures du commissaire Marcas dont Lux tenebrae est la sixième enquête. Farcie de symboles, remontant dans le passé jusqu’à Akhenaton, ouverte sur l’expérience de mort imminente, elle conduit le policier aux portes d’une connaissance inédite et dangereuse. Vécue avec sa propre culture maçonne, dégagée des privilèges de réseaux souvent dénoncés comme tels quand la fraternité n’est utilisée que pour tirer quelques avantages matériels de l’appartenance à une loge. Marcas n’est pas de ceux-là…
La perquisition qu’il doit mener à Avignon pour démanteler un trafic supposé d’œuvres d’art antique lui fait découvrir une face inédite d’une croyance plongeant aux sources de l’Egypte ancienne et aux illuminations d’un pharaon amoureux de sa sœur. Un plan gardé secret donnerait accès à un lieu réservé à quelques-uns où, entre la vie et la mort, ils entreverraient la possibilité d’une hypothétique éternité bienheureuse.
L’habileté des auteurs et la légitime fascination éprouvée par de simples humains comme nous concourent à faire de Lux tenebrae un thriller dont les pages se tournent aussi vite qu’on arrive à les lire. On devine là une énigme opaque dont la clef nous permettra peut-être de résoudre quelque mystère… A défaut, il suffit d’y croire le temps de ces quatre cents pages pour éprouver un vif plaisir au rythme soutenu sur lequel s’enchaînent les événements, rebondissant souvent dans des directions inattendues.
L’ésotérisme est un excellent fonds de commerce sur lequel, malgré son âge canonique, la poussière ne repose jamais longtemps. D’Indiana Jones à Robert Langdon, le personnage de Dan Brown, les héros de pellicule et de papier n’en finissent pas de lui redonner l’aspect du neuf. Giacometti et Ravenne participent du même courant avec une intelligence qui ravit – dans tous les sens du mot.

lundi 6 juin 2011

Tracy Chevalier et les fossiles

Dans les rochers de Lyme Regis, au début du 19e siècle, Mary Anning chasse les fossiles. Cette gamine de la classe ouvrière possède un don particulier pour les découvrir. Elle le doit, dit-on, à la foudre qui l’a frappée et à laquelle elle a survécu, au contraire de la femme et des deux filles qui étaient avec elle. «Je ressens un écho de la foudre chaque fois que je trouve un fossile, une petite secousse qui dit: «Oui, Mary Anning, tu es différente de toutes les pierres de la plage.» C’est pour ça que je suis une chasseuse: pour sentir cet éclair, et cette différence, chaque jour.»
Mary Anning ne connaît rien aux fossiles. Son père, ébéniste, qui fouille autant par plaisir que pour vendre ses trouvailles, n’avait pas les moyens de lui en apprendre beaucoup plus. Ils les appellent des «curios» et se contentent d’améliorer une vie très précaire avec les quelques pièces que leur rapporte la vente auprès des touristes. La famille est grande, pauvre, comment Mary imaginerait-elle un monde où des animaux, créatures de Dieu, auraient disparu? Cela supposerait que l’œuvre de Dieu était imparfaite…
Elizabeth Philpot, une bourgeoise londonienne arrivée à Lyme Regis pour y vivre avec deux sœurs, va s’intéresser la première à Mary. Elle partage avec elle la passion des fossiles. Elle ne craint pas de salir et d’abîmer ses gants pour en dénicher – ce qui, pour une jeune femme convenable, bien que trop peu fortunée et déjà trop âgée pour envisager le mariage, paraît une faute presque aussi grave que de se trouver seule en compagnie d’un homme. Elizabeth est une passionnée. Moins douée que Mary, elle bénéficie de l’éducation d’une bonne famille et lit des publications scientifiques. Elle se pose même, avec angoisse, des questions sur la perfection de la création divine.
A l’époque, une femme est quantité négligeable. On ne lui demande pas son avis. Lui accorder le droit de penser paraît incongru. Et envisager qu’une femme soit à l’origine d’une découverte susceptible de modifier notre perception du monde, n’en parlons même pas.
Voici donc les hommes qui déboulent en terrain conquis, amateurs ou savants, bardés de leurs certitudes et agités d’une manière pas toujours exclusivement scientifique. Ils ne sont pas des chasseurs de fossiles: ils les collectionnent, c’est-à-dire qu’ils les achètent et les revendent en s’attribuant la paternité de la découverte. Ils publient des articles, ce qui est impossible pour une femme. Ils se rengorgent et se placent dans la course aux honneurs.
Et voici les femmes devant les hommes, Mary et Elizabeth, manquant de force pour sortir de leur rôle, tombant, mais, oui, amoureuses, se jalousant. On se croirait parfois dans un roman de Jane Austen, et ce n’est pas un hasard: l’écrivaine est passée par Lyme Regis dans ces années-là, elle y a situé en partie Persuasion et Tracy Chevalier lui rend ici un hommage discret.
Une fois encore, la romancière s’attache à des êtres de chair et de sang dotés d’une fine sensibilité. Celle qui nous séduit depuis La jeune fille à la perle porte haut l’art de placer, dans une période donnée, des personnages authentiques sur le fil de son imagination. La plupart des événements qu’elle raconte dans Prodigieuses créatures se sont produits. Elle les restitue d’ailleurs, en fin de volume, dans leur version authentique en précisant les libertés qu’elle a prises dans son livre. Mary Anning, dont la vie a fait l’objet de plusieurs biographies, ne pouvait prévoir qu’un roman la rendrait un jour si proche de nous.

samedi 4 juin 2011

Douglas Kennedy rate les pyramides et trouve beaucoup mieux

Après deux mois et demi passés en Égypte en 1985, Douglas Kennedy l’avoue à un chauffeur de taxi: «je n’avais pas mis les pieds dans un seul des sites touristiques mondialement connus.» Diagnostic de son interlocuteur: «Touriste pas normal».
Qu’a-t-il fait pendant ce temps? Il s’est baladé, il a parlé avec des gens, il a pris les notes qui deviendraient ce premier livre. Un récit de voyage hors des sentiers battus. S’il a emporté un guide, c’est un Baedeker de… 1929! Au-delà des pyramides, donc, à moins que ce soit en deçà, Douglas Kennedy se place à hauteur d’hommes, essaie de comprendre comment fonctionne la société égyptienne, et parfois y renonce quand l’écart est trop grand.
S’il y a un mot qu’il faut connaître, dit-il, pour avoir une chance de percevoir quelque chose dans ce pays, c’est maalesh: peu importe. Rien de ce qui arrive ne doit être pris trop au sérieux, puisque l’essentiel est situé dans une vie future, après la mort. Il faut bien s’en convaincre pour subir des tracasseries administratives sans fin avant d’obtenir une prolongation de visa ou d’entrer dans Siwa, ou encore prendre patience sur une felouque qui remonte le Nil en l’absence de vent.
Les anecdotes abondent, écrites sur le vif. Des dizaines d’histoires personnelles se croisent au hasard des rencontres et des conversations. Le discours officiel sur la cohabitation pacifique entre l’islam et la chrétienté est parfois mis à mal par les faits. Si bien que le livre, à sa parution, ne fut pas distribué en Égypte. Un compliment.

jeudi 2 juin 2011

Le grand feuilleton de Katherine Pancol

Plus de deux mille pages, trois volumes parus en quatre ans. Katherine Pancol ne s’est pas retenue. Les lecteurs ont apprécié : les ventes des deux premiers titres étaient estimées l'année dernière, d’après Livres Hebdo, à deux millions d’exemplaires pour la seule langue française. Le troisième (et dernier?), a consolidé le succès, que l'édition de poche est chargée de prolonger. Les mêmes ingrédients y sont servis avec l’habileté d’une feuilletoniste qui a retrouvé son allant après avoir un peu patiné dans l’épisode central.
A l’intention de ceux qui auraient dédaigné ces pavés, précisons qu’ils ne racontent pas, malgré leurs titres, une saga animalière. Les yeux jaunes des crocodiles, La valse lente des tortues et maintenant Les écureuils de Central Park sont tristes le dimanche croisent, sous des couvertures colorées, les existences d’une foule de personnages.
Autour de Joséphine, l’historienne du Moyen Age devenue romancière à succès, il en manque maintenant deux: son mari et sa sœur. Antoine était déjà très absent avant de disparaître, sa mort ne se fait donc pas trop sentir. Iris, en revanche, prenait beaucoup de place, et depuis l’enfance. Elle était la préférée de leur mère. Son mari Philippe était riche et beau. Elle avait été sollicitée par un éditeur pour un livre que Joséphine, finalement, avait écrit. Même morte, elle pèse encore sur sa sœur. Qui aimerait pourtant trouver un sujet pour un deuxième roman – quelque chose se dessine enfin dans Les écureuils, elle aura mis longtemps avant de croire en elle-même.
Les filles de Joséphine grandissent, Hortense de plus en plus flamboyante et Zoé pleine de questions. L’amour les préoccupe, mais la première l’évacue au profit de sa carrière dans la mode tandis que la seconde en fait le centre de sa vie.
Les élans du cœur rythment un récit qui avance sans se presser. Car même le coup de foudre est contrarié par des circonstances qui l’empêchent de s’épanouir. Et il faut du temps pour lever les barrières jusqu’à se retrouver, un lundi dans Central Park, en compagnie des écureuils – pour une des histoires d’amour.
Katherine Pancol a-t-elle vraiment l’intention d’abandonner ses personnages au terme de ce troisième volume? Elle le dit parfois. Mais il n’y a pas de véritable fin et rien ne l’empêcherait de reprendre avec eux le chemin escarpé des relations entre les êtres. On aimerait bien savoir quel genre d’ouvrage Joséphine va tirer de l’histoire d’un jeune homme amoureux de Cary Grant. Comment elle s’installera dans une nouvelle vie de couple avec Philippe. Quelle sera la prochaine folie d’Hortense. Si les autres branches de cette généalogie romanesque vont fleurir ou se flétrir…
Cette curiosité dit, au fond, la réussite d’une entreprise qui n’est pourtant pas sans défauts. Malgré des longueurs parfois irritantes, Katherine Pancol rend son petit monde attachant. Les caractéristiques des uns et des autres sont devenues familières, on ferait volontiers un nouveau tour de manège avec eux tous les deux ans. Surtout si, entretemps, la romancière décidait de réduire la part d’introspection et d’accélérer le mouvement.

mercredi 1 juin 2011

Paul Auster : contre le souvenir, la fiction

Au rez-de-chaussée d’une maison où dorment, à l’étage, sa fille et sa petite-fille, August Brill est tenté de ressasser son passé, «d’échec en échec, bien plus d’échecs que de réussites». Pour éviter d’y penser, il invente un personnage qu’il met dans un trou, sans savoir ce qu’il va en faire. August a été critique littéraire mais n’a écrit que des articles. Il fait ici, pour la première fois peut-être, œuvre de fiction: Owen Brick, tombé de nulle part, se souvient d’une vie antérieure et ne comprend pas comment il se retrouve en uniforme, embarqué dans une guerre civile à laquelle il ne comprend rien. L’Amérique qu’il connaît n’est pas celle qu’il découvre. Les attentats du 11 septembre n’ont pas eu lieu, les États ne sont plus unis et se sont levés les uns contre les autres.
Ce pourrait être une fable sur une autre version possible de l’histoire récente. Ce l’est, d’ailleurs, inspirée par la pluralité des mondes de Giordano Bruno. Dans des univers parallèles, plusieurs suites d’événements pourraient se produire en un même lieu…
Seul dans le noir est aussi une construction perverse dans laquelle un serpent se mord la queue, mais sa tête est du côté du réel tandis que la queue plonge dans un rêve éveillé. Il n’y a qu’un seul responsable à la guerre que vit Owen Brick: August Brill, sans qui cet échafaudage n’aurait pu exister. Pour y mettre fin, Owen reçoit la mission d’exécuter celui qui l’a créé. Il ne retrouvera son univers familier qu’à cette condition – qu’il refuse.
Le roman se referme sur lui-même, aussi serré qu’un nœud gordien qu’il faudra bien trancher d’une manière ou d’une autre. Le recours au fantastique n’est en tout cas pas ici une facilité: Paul Auster pose les éléments de son énigme impossible avec une précision presque effrayante.
Et puis, comme August Brill ne parvient pas à échapper complètement à son passé, celui-ci l’occupe aussi pendant les nuits sans sommeil au cours desquelles la moindre lampe de chevet le blesse comme un phare puissant braqué sur lui. Il faudrait d’ailleurs s’interroger sur son hypersensibilité à la lumière, peut-être un autre signe de sa réticence à regarder les choses en face. Il faudra qu’une autre nuit, sa petite-fille qui ne dort pas non plus ait une conversation amicale avec lui pour reconstituer un parcours amoureux où la trahison a tenu sa place.
La conversation occupe une quarantaine de pages, presque à la fin du livre. Il s’y dit de belles choses par-dessus le fossé des générations que les deux insomniaques tentent de combler en dévoilant chacun ses blessures, sans exhibitionnisme, dans une chaleureuse complicité. Mais, par rapport aux trois quarts de l’ouvrage, cette partie ressemble à une pièce rapportée. L’ambition littéraire est moindre. Et, si on ne se laisse pas séduire par le ton du dialogue, un brin de déception perce. Elle ne fera cependant pas oublier la spectaculaire audace du reste.

dimanche 29 mai 2011

Jean-Luc Coatalem : la tentation de l'exotisme

Un jour, Louis Noël, dit Bouk, orphelin parrainé par le grand-père de Lucas, est parti. Né près d’Angkor, arrivé dans la famille bien que s’en tenant toujours à l’écart, à l’abri derrière les pages économiques du Figaro, il était la touche exotique qui ancrait l’histoire commune dans un ailleurs mythique. Des intérêts commerciaux avaient forgé les premiers liens, puis ceux-ci avaient débordé du cadre matériel.
Beaucoup plus tard, devenu journaliste – comme Jean-Luc Coatalem –, Lucas, le narrateur, part à la recherche de ce presque frère égaré dont la légende prétend qu’il est retourné sur le lieu de ses origines. Au Cambodge, le journaliste ne trouve que les ruines des temples, ce qu’il reste d’une ville dont des archéologues tentent de reconstituer le passé et des interrogations sur sa propre vie. En particulier sur l’étrange attirance suscitée par l’Asie. Ce qu’il appelle un tropisme asiatique. Traduit, dans son cas, par l’amour d’une jeune femme qui comprendra n’avoir pas été choisie pour elle-même mais comme représentation de quelque chose qui la dépasse. La quête de Bouk, dont le véritable nom, Attitya, prend progressivement le dessus, semble vouée à un échec qui précipite aussi la fin d’une liaison.
Mais, comme dans un récit initiatique, même si l’initiation est tardive, le temps passé à définir ce qu’on cherche est au moins aussi important que de le trouver. La tentative de relier le passé et le présent telle que la conduit Lucas est sa manière de remettre en place les éléments d’une vie dans laquelle les silences ont laissé des zones inexplorées.
Le dernier roi d’Angkor dessine la place d’un manque affectif creusé aussi par l’absence du père. Et dont le comblement est une vue de l’esprit conçue par un Blanc parfois renvoyé avec rudesse à des désirs trop occidentaux et non partagés. En parallèle, moins pour expliquer que pour éclairer, le romancier pose l’histoire d’Hergé et de Tchang, personnage du Lotus bleu inspiré par une amitié authentique.

jeudi 26 mai 2011

C'est dans la poche : la clé sous le paillasson, mais vous savez où est le paillasson


C'est dans la poche (le magazine) s'arrête.
C'est dans la poche (l'idée) se poursuit...
Il me semble avoir réalisé, sept fois, un joli mensuel (avec ses défauts) qui aurait pu intéresser pas mal de lecteurs. Probablement n'ai-je pas été capable de le faire savoir comme j'aurais dû. Les chargements n'ont en tout cas jamais atteint la fréquence que j'espérais, stagnant au fil du temps plutôt que croissant.
Comme dirait l'autre (mais quel autre?), j'en tire les conclusions et j'abandonne cette formule. Dommage pour ceux qui l'aimaient, mais vous étiez moins nombreux que ceux qui ne subissaient pas une attraction suffisante pour le lire - ou qui en ignoraient l'existence.
Puisque rien n'est grave, et surtout pas la disparition d'un mensuel gratuit quand son existence peut se prolonger de manière souterraine, la plupart des articles que vous auriez pu trouver dans les prochains numéros (ceux qui, je le rappelle à l'attention des distraits, n'existeront pas) seront publiés ici même, dans un blog dont la particularité (une des particularités) est d'avoir intégré celui que je tenais autrefois pour Livres Hebdo sous le titre: Les poches sous les yeux.
A suivre, donc...

mercredi 25 mai 2011

François Weyergans au cinéma

François Weyergans est quelqu'un qui rit beaucoup, mais d'un rire contenu, peu expansif, comme chargé d'une certaine ironie envers lui-même. Si Melchior, le personnage de La démence du boxeur, devait le décrire, peut-être le ferait-il ainsi. «Quand Melchior pensait à ses amis, c'était de leur rire qu'il se souvenait le mieux»...
Le souvenir est un des thèmes essentiels de ce livre puisque Melchior, à quatre-vingt-deux ans, a sa vie plutôt derrière lui. Mais, bien que s'étant consacré au cinéma - il a été un grand producteur -, c'est récemment qu'il s'est décidé à tourner lui-même un film. Un désir d'enfant qui veut connaître ce plaisir avant de mourir...
Livre beau, grave et triste à la fois, La Démence du boxeur est peut-être ce que François Weyergans, auteur cependant déjà de quelques ouvrages qui ont fait date, a écrit de mieux.
(Note: cet article a été rédigé en 1992, au moment de la sortie du roman.)
Vous aviez déjà, dans Le Radeau de la Méduse, parlé de la façon de faire un film, mais c'est la première fois que vous parlez du cinéma...
Dans Le Radeau de la Méduse, je parlais de télévision! Il y a une frontière nette entre la télévision et le cinéma.
Ici, il y a d'une part le plaisir de mettre le cinéma dans un roman - il faut bien abriter ce pauvre cinéma quelque part, il n'a plus trop d'endroits où aller, donc on peut peut-être le recueillir dans la littérature - et, d'autre part, il y a aussi, très enfoui, mon désir d'écrire une histoire du cinéma, que je sais très bien que je n'écrirai jamais.
Il s'agit, pour Melchior, de retrouver un cinéma «à l'ancienne», en quelque sorte...
Ces mots, «cinéma à l'ancienne» me hérissent un peu, mais on est d'accord sur les choses. C'est un peu ambigu. Avant tout, je voulais faire le portrait d'un personnage âgé. Et, comme toile de fond, j'ai pris le cinéma. Il y a au départ un désir très naïf. Je me suis dit: ce serait bien que je fasse un livre dans lequel on parle de cinéma parce que ça me permettrait, pendant que je l'écris, de regarder plein de films sur mon magnétoscope. Mais je n'ai pas de magnétoscope et, au lieu de mener une vie de pacha en regardant des films et en écrivant de temps en temps trois lignes, je me suis retrouvé à mener une vie de forçat, à n'écrire que des lignes qui ne conviennent pas, qu'il faut raturer et refaire, pendant presque deux ans, sans même avoir le temps d'aller au cinéma!
Ce Melchior saisi à la fin de sa vie, est-ce qu'il pourrait être vous-même, plus tard?
Je ne crois pas. Je n'aurais jamais été producteur ou distributeur. Je lui ai fait avoir quelques attitudes de base que j'admire dans la vie, que j'essaie d'atteindre moi-même sans y parvenir toujours...
Une des choses qui frappent dans son caractère, c'est le goût presque joyeux qu'il éprouve pour l'échec. Est-ce ainsi que vous pouvez vivre l'échec?
Je n'ai pas de goût pour l'échec. Je pense qu'il faut arriver à construire une certaine sorte de vision du monde, ou une sorte d'armure qui fait qu'on souffre le moins possible. Ça se paie assez cher parce que, en contre-partie, si on souffre le moins possible, les joies sont peut-être ressenties moins fortement, parce qu'on apprend à avoir du recul, à avoir un regard un peu ironique ou cynique. C'est assez lacanien, pour employer un adjectif qui était à la mode il y a quinze ans, mais c'est vrai. La psychanalyse, telle qu'elle m'intéresse, je ne pense pas qu'elle guérisse mieux qu'un médicament, ni moins bien, mais elle peut donner une sorte de philosophie.
Ce roman n'est-il pas, d'une certaine manière, et bien que différent, cousin de Macaire le Copte?
Oui, Melchior a un côté Macaire, j'en étais un peu conscient. Je voulais faire un Macaire laïc, comme pour répondre à toutes sortes de gens qui me disent que ce qu'ils préfèrent dans mon œuvre c'est Macaire. Moi pas, par exemple. Je vois bien d'où ça vient: d'une grande vague mystique, un mysticisme qui n'est pas trop vaseux.
Le côté ascétique de ces personnages semble aussi bien vous correspondre...
Peut-être. Mais il y a aussi le fait que, dans ce livre, la mort prend la place qui était celle de Dieu dans Macaire. C'est pour ça que je le dis plus laïc.
La mort serait donc le vrai sujet de La Démence du boxeur?
Disons-le. C'est un vieux monsieur sympathique, plein d'ardeur, plein de vie, mais qui vit tragiquement parce qu'il va mourir tout seul. J'aimais bien montrer la jeunesse d'un type vieux, aussi. J'ai inventé plein de jeux d'enfants. Quand on écrit, on peut inventer des enfances qui ne sont pas vraiment les nôtres - rien de tout cela ne m'est arrivé. Mais les mêmes souvenirs d'enfance à quarante-trois ans, ce ne serait pas bien...
L'essentiel n'est-il pas la perspective, le point de vue?
Oui. Et là, le narrateur est vraiment très loin, mais on peut croire que c'est Melchior qui parle. C'est technique. Il ne faut pas qu'il y ait de verbes clinquants. Quelques personnes me reprochent ça et disent qu'il y a trop d'auxiliaires. Mais moi, dès que je peux remplacer n'importe quel verbe par «être» ou «avoir», je n'hésite pas, c'est mieux!

samedi 21 mai 2011

L'année littéraire (20) - Maurice Nadeau a cent ans

On lui souhaite, de grand cœur, même si le souhait est un peu irrationnel, de vivre encore cent ans dans les livres. De toute manière son œuvre d'éditeur, car on peut dire qu'il a fait une œuvre de son travail, restera encore très longtemps présente pour les lecteurs. Il a même écrit lui-même quelques livres qui comptent. Pour un survol de sa carrière, je vous renvoie à un article que j'ai publié récemment dans Le Soir, Une maîtresse nommée littérature, au moment où paraissaient ses entretiens avec Laure Adler, Le chemin de la vie.
Il y a plus longtemps - c'était en 1990 -, j'avais interrogé, séparément mais avec les mêmes questions, Maurice Nadeau qui venait de publier Grâces leur soient rendues et Françoise Verny pour Le plus beau métier du monde. Deux éditeurs grand format, avec des conceptions assez différentes de la profession.
La preuve par la réédition de ce double entretien.

Ils n'ont rien en commun, sinon la passion des livres. Mais pas de la même manière. Tout sépare d'ailleurs Maurice Nadeau, qui a œuvré longtemps dans l'ombre de maisons d'édition où il développait sans fracas sa collection des «Lettres Nouvelles» avant de créer, contraint et forcé, sa propre structure - minuscule, faut-il le dire? -, de Françoise Verny, grande prêtresse de Grasset avant de passer bruyamment, avec armes et bagages (dans ceux-ci, elle emportait notamment sa fidèle Françoise Mallet-Joris), chez Gallimard où, pendant quatre ans, elle ne fut pas vraiment à sa place. C'est chez Flammarion qu'elle l'a apparemment trouvée maintenant, mais la manière est restée la même: une politique d'auteurs, certes, mais avec le spectaculaire en plus.
Leurs livres sont aussi différents qu'eux. Françoise Verny raconte sagement sa vie, de sa formation à ce qu'elle est devenue maintenant, égrenant les rencontres au fil des livres édités, manifestant une grande fidélité même aux auteurs qui ne l'ont pas suivie dans ses pérégrinations germanopratines. Maurice Nadeau, au contraire, égrène ses souvenirs des écrivains qui ont fait ses catalogues sans cesse recommencés et auxquels il a permis de trouver un public francophone, mais dénonce avec amertume les infidélités dont il a été la victime.
Il fallait bien les confronter, même si les rencontres se sont faites séparément. Pour le pugilat, rendez-vous ce vendredi soir sur le plateau de «Caractères». Car si, comme on le verra, Françoise Verny a pour Maurice Nadeau une grande estime, celle-ci n'est pas réciproque. Et cependant - ils ne le savaient pas encore en répondant à nos questions -, ils se rejoignent sur bien des points. Alors, d'où viennent les divergences? Du fait que Françoise Verny, à neuf heures du matin, a choisi de nous inviter à boire un café au bistrot d'en face en grillant ses premières (?) Gitanes de la journée alors que Maurice Nadeau, à quatre heures de l'après-midi, buvait de l'eau dans une pièce - débordant de livres - des minuscules bureaux qui lui servent de repaire à la fois pour «La Quinzaine littéraire» et sa maison d'édition?
Quoi qu'il en soit, il fallait d'abord chercher à apprendre auprès d'eux comment on devient éditeur.
Maurice Nadeau: - Ah!... Si on a beaucoup d'argent, d'abord, et si on a le goût des livres... Moi, j'avais le goût des livres, mais je n'avais pas d'argent, alors ça risquait de donner autre chose. Il faut dire que les circonstances ont joué un rôle: on est critique, on est journaliste, on vous met dans un jury - le Renaudot -, je lisais des manuscrits, et j'ai été amené à faire une collection. Puis je me suis pris au jeu, et j'ai continué!
Françoise Verny: - Je ne connais pas la réponse. Je connais peu de gens qui veulent devenir éditeurs. Il n'y a pas de règle. Je vais prendre un exemple qui ne me concerne pas, celui d'une adjointe, Monique Nemer. Elle était professeur de littérature comparée et, en bavardant avec elle, je me suis rendu compte qu'elle avait un intérêt pour les livres. Elle a commencé à travailler avec moi et, au fond, elle s'est aperçue qu'elle aimait ce métier et que ce métier l'aimait.
- Il faut quand même une qualité fondamentale, nécessaire au métier, laquelle?
Maurice Nadeau: - Peut-être que l'éditeur a le goût d'écrire et qu'il ne s'en sent pas capable. Alors il publie les autres. C'est possible. Beaucoup d'éditeurs sont des auteurs rentrés. Il y a aussi, en France, beaucoup d'histoires de familles. C'est la famille Gallimard, la famille Flammarion...
Françoise Verny: - Il faut une grande curiosité, et un minimum de culture générale. Il faut aussi une grande faculté d'accueil, et ne pas se tromper. Mais trop de gens croient que l'édition n'est pas un vrai métier parce qu'on lit le journal et qu'on lit des livres. Ce que je déteste le plus, ce sont les non-professionnels!
- Depuis que vous pratiquez ce métier, est-ce que des choses ont changé?
Maurice Nadeau: - C'est devenu une affaire de grands mastodontes, de trusts à capital financier. Il y a les Presses de la Cité d'un côté, Hachette de l'autre, mais ces gens-là ne cherchent pas d'auteurs, ce n'est pas leur travail. J'ai quand même l'impression que c'est en train de disparaître. Il y a, depuis quatre ou cinq ans, une trentaine de nouveaux éditeurs, des jeunes qui n'ont pas beaucoup d'argent et qui publient de la littérature, de vrais ouvrages, et pas ces trucs faits pour être placés dans les supermarchés.
Françoise Verny: - Le métier n'a pas changé dans les rapports entre l'auteur et l'éditeur, ça ne changera jamais. Ce qui a changé, c'est qu'il y a maintenant des contraintes économiques, des problèmes qui se posent en termes d'industrialisation et dont on est bien obligé de tenir compte quand on appartient à ce milieu.
- Quel est votre meilleur souvenir d'éditeur?
Maurice Nadeau: - Tous les auteurs que j'ai découverts ont mérité mon souvenir. Je ne vois pas quelle préférence je pourrais donner à l'un ou à l'autre. Ce sont donc des découvertes, mais il faut dire aussi qu'elles ont été souvent le fruit du hasard. On ne s'intéressait pas aux étrangers, alors je prenais ce que je pouvais, et je refusais aussi...
Françoise Verny: - J'en ai plusieurs, et je ne veux pas les hiérarchiser. Mais c'est plutôt de l'ordre des rencontres, et de la découverte de manuscrits.
- Et votre plus mauvais souvenir?
Maurice Nadeau: - Notamment d'avoir dû recommencer à zéro chaque fois que j'ai été foutu à la porte de chez un éditeur. Parce que c'est lui qui a les contrats, c'est lui qui a les auteurs. Mais, au fond, ce que je regrette le plus, c'est de ne pas avoir publié celui que je considère comme le plus grand, Beckett. J'aurais pu le publier, et je n'ai pas osé. La timidité, ou le manque d'argent... je ne l'ai pas pris! Oui, ça, c'est un mauvais souvenir...
Françoise Verny: - Le pire, ce n'est pas l'erreur: on en commet tout le temps. Ce n'est pas l'échec: on en connaît tout le temps. Le plus mauvais souvenir, c'est la déception, quand on croit dans le manuscrit d'un auteur, qu'on espère d'autres livres, et puis qu'on s'aperçoit qu'il n'y avait qu'un seul livre.
- Qu'attendez-vous, dans votre travail, des années à venir?
Maurice Nadeau: - C'est difficile. On perd de l'argent sur les livres et, si on recommence, ça s'accumule. Il faudrait un succès, mais le genre de littérature que je fais ne me permet pas de l'espérer. Il peut y avoir un coup de chance, mais ça paraît peu probable. D'ailleurs, décrocher un prix, ça pourrait être ma mort. Je ne sais pas. Continuer comme ça...
Françoise Verny: - Si j'ai écrit ce livre, c'était pour savoir si j'avais encore envie de faire ce métier. Et j'ai encore envie. La vie est drôle, Davy m'avait fait connaître Alexandre Jardin et Cyril Collard. Et là, il m'a apporté le manuscrit d'une jeune femme, que je vais sortir au début de l'année prochaine. Tout d'un coup, je me suis dit: encore un nouvel auteur, voilà! Il n'y a pas de répétition, parce qu'aucun être ne ressemble à un autre.
- Vous venez d'écrire un livre, en passant donc de l'autre côté de la barrière. Avez-vous eu le sentiment d'avoir été, au sens fort du mot, édités?
Maurice Nadeau: - Mes rapports avec mon éditeur ne sont pas mauvais. C'est un ami qui m'avait prié de lui donner ça, de l'écrire. Au fond, je n'avais aucune envie de l'écrire. C'est bon que j'ai trouvé une machine à traitement de texte et que ça ne prenait pas trop de temps...
Françoise Verny: - C'est difficile à dire. J'ai un éditeur, mais je ne pense pas qu'on ait tout à fait des rapports d'éditeur à édité. J'ai quand même constaté une chose, c'est que, sur son propre texte, on a besoin d'un regard extérieur, même si on est soi-même éditeur.
- Maurice Nadeau, que pensez-vous de Françoise Verny?
Maurice Nadeau: - Je crois qu'elle représente un état de l'édition qui est horrible. Ce sont des gangsters, des truands, ces gens s'étripent, se tuent. Elle représente, je crois, un moment de l'édition qui est en voie de disparition. On ne peut pas faire des coups en bourse et aimer sérieusement ce qu'on va proposer! Bien sûr, il y a toujours, dans l'édition, un côté propagandiste: ce qu'on aime, on voudrait que tout le monde l'aime. Ce n'est pas ça qui me gêne, c'est tout le reste, cette vaste machine dans laquelle on risque d'être broyé. Je me félicite, au fond, d'être resté marginal. Sans cela, je n'aurais pas fait ce que j'aurais voulu.
- Françoise Verny, que pensez-vous de Maurice Nadeau?
Françoise Verny: - Ce n'est pas du tout le même genre d'éditeur que moi. Mais je pense beaucoup de bien de lui. On ne peut pas ne pas respecter ce qu'a fait Nadeau dans le domaine de l'édition. En même temps, je ne me sens pas complexée par rapport à lui, pas du tout. Je ne crois pas que la question soit de savoir si l'un est plus ou moins moderne que l'autre. J'ai une vision des choses. Nadeau, au fond, situe un peu son métier sur le territoire de l'éternité. Moi, je n'en fais rien, je suis beaucoup plus matérialiste.

vendredi 20 mai 2011

David Sedaris du côté de l'ironie

Les emplois précaires sont des sujets en or pour l’écrivain qui les a occupés, s’il est capable de les raconter sur le ton badin qui leur donne un relief inattendu. Dans N’exagérons rien!, David Sedaris fait des descriptions savoureuses de quelques épisodes professionnels. Par certains aspects, ce recueil de nouvelles est un guide de survie au Pays du père Noël ou un manuel du bon usage des ateliers d’écriture. On y mesure la distance considérable qui sépare une vocation d’une fonction au quotidien, ou une illusion d’une réalité.
Le monde du travail n’est pas le seul à fournir la matière de scènes pittoresques. La vie, après tout, offre une gamme presque infinie de possibilités. Sur la route, un jeune homme très semblable à l’auteur fait son Kerouac en levant le pouce pour voyager en stop. Aventures et mésaventures se succèdent jusqu’au renoncement à ce mode de transport. En vacances en Grèce, un blocage complet des fonctions intestinales s’ajoute à quantité d’autres problèmes pour transformer le séjour en cauchemar. Le fumeur résiste comme il le peut à la pression sociale. Et le réfractaire à l’ordinateur découvre, dans une chambre d’hôtel ou à l’embarquement dans un aéroport, les inconvénients de sa fidélité à sa machine à écrire.
Comment avouer, en outre, que J’aime les garçons? Et que faire des listes de mots français appris consciencieusement pendant d’autres vacances? Chez David Sedaris, tout fait problème existentiel. Et tout problème existentiel se transforme en tableau visuel dont le principal acteur doit bien reconnaître qu’il est ridicule…
Humoriste grinçant, l’écrivain porte sur lui un regard impitoyable. Et très réjouissant. Le lire ne comporte qu’un seul risque, mais de taille: adopter le même sens critique envers soi-même. Rassurez-vous, il est possible de s’en remettre, bien que plus rien ne soit jamais pareil ensuite, à commencer par l’évaluation (ou la surévaluation) de qualités dont on croyait qu’elles faisaient notre charme.

jeudi 19 mai 2011

Nicolas Fargues à la plage

Le roman dans le roman n’est pas une invention du vingt et unième siècle. Mais Nicolas Fargues double la mise. Avec, il est vrai des sortes de livres virtuels. Celui que John s’est mis en tête d’écrire n’avance pas trop et n’existera peut-être jamais. Celui de Belval, journaliste vedette de la télévision, a été rédigé par un nègre.
La mise en abyme a ses limites: les réflexions que se fait John en ouvrant le roman de Belval sont du genre à alourdir celui de Nicolas Fargues, meilleur dans sa manière d’inventer une conversation et de camper une scène que dans le commentaire. Mais la dizaine de pages consacrées à celui-ci ne réussissent pas à gâcher vraiment le plaisir.
Car, comme il l’a prouvé dans ses six livres précédents, le romancier est capable d’aller vite. Son lecteur saisit l’intention au quart de tour, sourit aux passages ironiques, relève les intonations des personnages, acquiesce souvent.
Dès l’ouverture, on est conquis par le film que l’auteur projette – car, un jour, Nicolas Fargues fera du cinéma tant son sens de l’image est aigu. John participe, sur une place, à une collecte de déchets organisée par la mairie. «A perte de vue, des carcasses de jerrycans, des sprays rouillés, de la gomme de pneu durcie comme du bois par le sel et autres fragments de filets jonchaient la plage en une frange déprimante, parallèle au rivage.» L’inefficacité de l’opération menée ce jour-là est criante s’il s’agit de lutter contre la pollution. En revanche, s’il s’agit de présenter les habitants du village, c’est parfait. Ils sont à peu près tous là, porteurs déjà de ce qu’ils deviendront par la suite.
Il manque bien, entre autres, Mary, la fille de John, dont l’arrivée en compagnie de Vienna provoquera une petite tornade sentimentale. Et Sarkozy, de passage dans le livre, pour une petite visite à portée politique immortalisée par une photo très surprenante…
Nicolas Fargues pousse les protagonistes de son Roman de l’été dans leurs derniers retranchements. Leurs masques ne résistent guère aux situations dans lesquelles il les place. Et il joue habilement, comme de coutume, avec les contrastes. Sa comédie humaine lui sert à révéler les travers de nos contemporains. Il le fait avec finesse, sans véritable méchanceté. Il n’assassine pas. Il égratigne.
Le roman de l’été n’est pas son meilleur livre. On l’oubliera probablement assez vite. Mais il est agréable de passer quelques heures en compagnie de ses personnages dont quelques-uns pourraient être des connaissances. Ils sont à la fois vagues et précis, typiques d’une époque dans laquelle chacun est sensé trouver sa place dans la société et garder, une fois pour toutes, l’étiquette qui le caractérise.

mercredi 18 mai 2011

Laurent Binet entre l’Histoire et le roman

Prix Goncourt du premier roman, Laurent Binet s’est trouvé malgré lui, et à la marge, impliqué dans la polémique qui a opposé Claude Lanzmann et Yannick Haenel autour de Jan Karski, présent dans un film de l’un et dans un roman de l’autre. Le débat a passionné Laurent Binet. Celui-ci s’interroge en effet sur les rapports entre le réel et la fiction.
Son roman, qu’il appelle «infra roman», est au cœur de la problématique. Il a choisi, pour l’écrire, un parti pris radical: «Je n’aime pas penser à la place des gens. Faire parler les morts, c’est un coup de force de la fiction sur le réel.» Il a donc adopté une approche très différente de celle de Haenel, dont le monologue intérieur ne le convainc pas – pas plus qu’il n’est convaincu par Les Bienveillantes, de Jonathan Littell. Claude Lanzmann a apprécié et le lui a dit par téléphone. «J’ai éprouvé de la fierté de recevoir ce coup de fil», dit-il. Ajoutant dans la foulée: «Et du soulagement…»
Sous un titre énigmatique se cache un ouvrage atypique. HHhH, voilà qui n’évoque rien si on n’en donne pas la signification. Elle vient à son heure: «Himmlers Hirn heißt Heydrich – le cerveau d’Himmler s’appelle Heydrich».
Reinhard Heydrich n’est pourtant pas le personnage principal du roman. Il est la cible de deux parachutistes, Gabčík et Kubiš, envoyés de Londres à Prague pour assassiner celui qui, en 1942, y incarnait le pouvoir nazi. Laurent Binet avait entendu parler de cette histoire il y a longtemps, par son père. Sa fascination pour Prague, dont il écrit qu’elle est la plus belle ville du monde, a fait le reste.
«Prague occupe une place très importante dans mon histoire personnelle. J’ai eu une petite amie slovaque, avec laquelle j’ai habité dans un appartement à Prague. Et, en creusant sur place cet épisode que je connaissais mal, je me suis rendu compte qu’il s’agissait d’une histoire extraordinaire.»
Une histoire si extraordinaire que, dit-il, «il n’était pas besoin d’en rajouter. La tentation romanesque était forte, et il m’est arrivé d’y céder, en contradiction avec mon projet. J’ai gardé ces passages, pour en faire un sujet de discussion, en amont ou en aval. En fait, je voulais mettre cette histoire en valeur le mieux possible en utilisant tous les outils du roman, sauf un: la fiction.»
C’est pourquoi il ne cesse, dans le texte, de dire ses doutes, ses errements dans la recherche d’informations sur l’attentat du 27 mai 1942, ce qui l’a précédé et ce qui l’a suivi. Pas un détail qui ne soit pesé sur la balance de l’authenticité – quitte à le rejeter comme insignifiant. Il ne tait aucune des hésitations survenues en cours de rédaction, et notamment celle-ci, qui lui pose encore un léger problème: «Mon but était de rendre hommage à ces deux parachutistes. Or, après 150 pages, ils sont à peine évoqués. C’était perturbant pour moi. Mais la carrière d’Heydrich était un passage obligé, avec d’autres éléments posés dans une succession de chapitres courts apparemment hétérogènes, qui convergent vers l’attentat les reliant tous.»
Les nombreuses interventions de l’auteur auraient pu nuire à l’élan du récit. Le contraire se passe: nous sommes avec Laurent Binet au cœur même de son travail et de sa fascination pour les événements qu’il reconstitue, à la fois à distance et au plus près d’eux. La fascination est partagée jusque pour ce que nous ne connaîtrons jamais.
L’exercice est un grand numéro d’équilibriste. Mais qui se soucie moins du spectacle que de la précision de ses gestes, parfaitement adaptés au terrain glissant sur lequel il se trouve. Entre le roman et l’Histoire, Laurent Binet a trouvé une voie médiane qui emprunte au premier sans affaiblir la seconde. Il a mis presque dix ans pour la parcourir, moitié pour la documentation, moitié pour l’écriture. Le résultat est à la hauteur d’une exigence jamais prise en défaut.

P.S. Je pourrais expliquer mon long silence. Mais les circonstances qui l'ont provoqué demanderaient une longue explication, et je préfère revenir avec des sujets mieux adaptés à l'objet de ce blog.