mardi 30 septembre 2014

Le miroir tendu à Camus par le Prix des Cinq Continents de la Francophonie

Quand on est algérien, comme l’est Kamel Daoud, comment lit-on L’étranger d’Albert Camus ? Avec le sentiment d’un manque flagrant : Meursault, le narrateur, a un nom, une mère, bref, une identité. Quand il devient un assassin, sur la plage, la victime est – et restera – un « Arabe », sans autre précision. Le déséquilibre est total. Encore fallait-il le percevoir et penser à rétablir une équivalence entre la victime et l’assassin.
C’est ce que fait Kamel Daoud dans Meursault, contre-enquête, un roman paru l’an dernier aux éditions algériennes barzakh et réédité en mai dernier chez Actes Sud afin de lui offrir la diffusion qu’il méritait. L’initiative était excellente : le livre vient de recevoir coup sur coup les Prix François Mauriac et des Cinq Continents de la Francophonie, sans oublier sa présence dans les premières sélections des Prix Goncourt et Renaudot.
La première phrase de L’étranger est celle-ci : « Aujourd’hui, maman est morte. » Celle de Meursault, contre-enquête : « Aujourd’hui, M’ma est encore vivante. » Mais c’est d’après La chute, un autre roman d’Albert Camus, que se structure, dans un bar, un récit en forme de monologue qui se transforme en aveux.
Surtout, le narrateur fait mine de croire que l’auteur de L’étranger est Albert Meursault, c’est-à-dire l’assassin lui-même. Du roman qu’il a lu et relu après que Meriem, dont il était amoureux, lui en a donné un exemplaire, il fait ce résumé à l’attention de son interlocuteur (et à la nôtre) :
« Un Français tue un Arabe allongé sur une plage déserte. Il est quatorze heures, c’est l’été 1942. Cinq coups de feu suivis d’un procès. L’écrivain assassin est condamné à mort pour avoir mal enterré sa mère et avoir parlé d’elle avec une trop grande indifférence. Techniquement, le meurtre est dû au soleil ou à de l’oisiveté pure. Sur la demande d’un proxénète nommé Raymond et qui en veut à une pute, ton héros écrit une lettre de menace, l’histoire dégénère puis semble se résoudre par un meurtre. L’Arabe est tué parce que l’assassin croit qu’il veut venger la prostituée, ou peut-être parce qu’il ose insolemment faire la sieste. Cela te déstabilise, hein, que je résume ainsi ton livre ? C’est pourtant la vérité nue. Tout le reste n’est que fioritures, dues au génie de ton écrivain. Ensuite, personne ne s’inquiète de l’Arabe, de sa famille, de son peuple. A sa sortie de prison, l’assassin écrit un livre qui devient célèbre où il raconte comment il a tenu tête à son Dieu, à un prêtre et à l’absurde. »
Des faits, en revanche, il donne une version beaucoup plus personnelle. Non seulement la victime avait bien un nom, Moussa, mais en outre il était son frère. Il n’y a pas de sœur dans l’histoire vraie – censée être vraie – qu’il raconte. Et, vingt ans plus tard, en 1962, le futur bavard s’ôtera un poids de la conscience en tuant un Français. Retour à un certain équilibre, au moment de l’accession du pays à l’indépendance, ce qui fait accepter plus aisément un certain nombre d’actes violents…
Kamel Daoud propose au lecteur européen, ou nourri exclusivement de culture européenne, le miroir dans lequel il n’avait jamais vu L’étranger. Le retournement de perspective est salutaire et son premier roman frappe les esprits avec des moyens littéraires à la hauteur du projet. Ce journaliste né en 1970 à Mostaganem travaille au Quotidien d’Oran où il a été rédacteur en chef. Il avait précédemment publié des récits dont plusieurs avaient été rassemblés dans Le Minotaure 504, Prix Mohammed Dib du meilleur recueil de nouvelles en 2008. Il ne devrait pas en rester là.

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