vendredi 19 juin 2015

Jim Crace, lauréat de l'Impac Dublin literary award

L'Impac Dublin literary award est un prix littéraire important, son palmarès international est impressionnant - et, ce qui ne gâche rien pour les lauréats, il est richement doté (100.000 euros). Cette année, le lauréat en est le Britannique Jim Crace, pour Harvest, traduit en français sous le titre: Moisson (contrairement à ce que je disais dans une première version de cette note de blog - merci aux lectrices et lecteurs attentifs). D'autres livres le sont, dont Le garde-manger du diable (2005), saine lecture mais peu susceptible de donner à l'écrivain l'autorisation de faire la cuisine s'il devait recevoir les jurés. Le diable aime les champignons. Jim Crace aime tout, dès lors que la cuisine plaît, surprend ou choque. En soixante-quatre histoires, la dernière étant la plus courte, il visite quelques tables peu communes. La boîte de conserves sans étiquette y acquiert une valeur emblématique. Le gâteau se multiplie, mais c’est peu biblique. Le farfale au rouge à lèvres est inattendu. Et le repas se poursuit en lisant, sans aucun respect pour la norme.
Voici deux autres ouvrages, des romans, parmi ceux qu'on peut lire en français (il y en a dix au total).

Admettons que ce soit un roman policier : il y a eu en effet un double meurtre, commis dans les dunes par un rôdeur. Puis le couple a été abandonné dans ce lieu peu fréquenté, sans aucune chance de refaire bientôt surface. Pourtant, à notre grande surprise : « Les corps furent découverts immédiatement. »
Bien, pense-t-on, l’enquête peut avancer. Et puis, on doit relire trois fois la suite du paragraphe pour se rendre à l’évidence, parce qu’il ne s’agit pas du tout de ce qu’on pensait : « Un coléoptère d’abord, Claudatus maximi. Un mâle. Puis arrivèrent les pillards, convoqués par les blessures toutes fraîches et l’odeur de l’urine : mouches de charogne et crabes, qui normalement doivent se contenter de crottes de rats et de carcasses de poissons pour toute pitance. Puis une mouette. Personne, sauf les journalistes, ne pouvait prétendre qu’il n’y avait que la mort dans les dunes, par cet après-midi d’été. »
Joseph et Celice, les victimes, sont des zoologistes qui se sont rencontrés, trente ans auparavant, au même endroit. A l’époque, ils appartenaient à un petit groupe de chercheurs débutants, quatre hommes et deux femmes engagés sans le savoir dans une compétition sexuelle dont naîtrait leur couple, mais qui aurait aussi pour conséquence indirecte un incendie accidentel et la mort de Festa, l’autre femme.
Déjà, la vie et la mort s’étaient mêlées intimement, comme ils auront à l’observer toute leur vie dans leur travail, et à le subir après leur assassinat.
Donc, L’étreinte du poisson n’est pas un roman policier. Le criminel d’occasion n’a fait que passer, on l’oublie ensuite. Son bras, armé d’une pierre avec laquelle il a défoncé les crânes, aura été l’instrument initial de la décomposition des corps. Car du temps s’écoule avant que la disparition du couple soit constatée, avant qu’on se mette à leur recherche, avant qu’on les retrouve. Et les bestioles diverses dont il a été question plus haut, accompagnées de quelques autres, aidées ou contrariées par le vent, la pluie et le sable, mettent ce temps à profit pour accomplir leur œuvre de destruction physique. Pendant que les chairs entament leur processus de décomposition…
Le romancier suit celui-ci avec une précision d’entomologiste. C’est horrible ? Si l’on veut. Mais il y a, dans une dégradation physique naturelle, des moments de grâce : « Dans la lumière de l’aube, sous cette pluie dure et à quelque distance, les cadavres pouvaient passer pour des harengs humains brillants, façonnés par des joailliers de conte de fées et lancés par des géants, deux éclats de glace, deux feuilles de métal, deux sculptures écailleuses en fer-blanc martelé, vert-de-grisées de moisissure et de rouille. »
En outre, il y a aussi le contexte particulier de leur mort, dans un lieu de souvenir où Joseph a entraîné Celice, un peu réticente, avec un but précis : pour refaire l’amour là où ils l’avaient fait la première fois. Elle est à demi nue et lui, complètement. Il a eu le temps, avant de sombrer dans l’inconscience, de poser la main sur la cheville de sa femme et c’est dans cette position que la police les découvrira, bien après les bestioles, un peu avant que leur fille les voie. Une beauté tragique baigne la scène dont la violence s’est apaisée.
Bien sûr, Jim Crace profite lui aussi du temps pendant lequel les corps restent allongés dans les dunes. Entre les moments où il focalise sur eux l’attention du lecteur, il raconte la journée qui a précédé le meurtre, il revient sur les trente années d’avant, il fait entrer en scène la fille du couple. Il tisse des liens indestructibles entre la vie et la mort, envisagées sous le même regard d’une extrême douceur.
Quant au poisson du titre, il est le symbole de notre retour vers l’élément liquide de nos lointaines origines. Son étreinte dément la vérité biblique en vertu de laquelle nous retournerions en poussière. Et la démonstration, posée dans son irréfutable logique, est convaincante. Comme si L’étreinte du poisson était une fable valable pour tous : « Tels sont les jours infinis des morts. »


Aymer Smith a une mission désagréable : annoncer aux pêcheurs d’un village côtier que l’entreprise qu’il dirige avec son frère Matthias n’a plus besoin de varech pour fabriquer leur savon de luxe. Matthias se serait volontiers contenté d’une lettre. Mais Aymer estime devoir à ces familles une présence physique pour leur annoncer la mauvaise nouvelle, la perte de quelques revenus de complément. Le 19e siècle est celui du progrès : les composants organiques sont remplacés par la soude chimique dans la composition du savon…
Le voici donc à Wherrytown, dans la seule auberge. Elle n’est pas très accueillante, elle n’a pas de nom. Mais Aymer a le sens du devoir et, en outre, il est bien obligé de s’en contenter. Dans l’ignorance encore de tout ce qu’il va apprendre sur place, des rencontres inattendues qui se préparent et d’une conséquence douloureuse, plus tard.
En même temps que lui débarque, involontairement, l’équipage d’un navire américain échoué sur la côte avec sa cargaison de vaches canadiennes. Wherrytown est envahie comme elle ne l’a probablement jamais été et les chambres de l’auberge sont surpeuplées. Heureusement pour Aymer, il partage la sienne avec un jeune couple de futurs émigrants. La vision de la chair féminine et les bruits des ébats l’émoustillent d’autant plus que le sujet était auparavant loin de ses préoccupations – et qu’il est puceau, encore pour quelque temps.
Car Aymer est un homme qui respecte surtout les choses de l’esprit et possède une assez haute opinion de sa propre intelligence. Sceptique, il se tient à distance de la religion, ce que n’apprécie guère le pasteur de l’endroit. Abolitionniste, il prend des risques en libérant un esclave noir qui appartenait à l’équipage – et l’envoie peut-être à la mort en le lâchant dans la nature en plein hiver. Mais, curieux, il est aussi fasciné par l’environnement qu’il découvre dans des paysages si différents de son cadre londonien.
Quant aux personnes qu’il côtoie par nécessité, il leur trouve en général bien peu de qualités, et peu dignes des siennes. Les marins américains sont des rustres, les pêcheurs sont incultes. Lui-même, aux yeux de tous, est un assommant prétentieux.
La rencontre de plusieurs mondes, de différentes manières d’envisager la vie, est au cœur de ce formidable roman, aussi fin que drôle. Jim Crace prend un malin plaisir à mettre face à face des gens qui n’ont rien à se dire, ne se comprennent pas et se sentent néanmoins poussés à partager quelque chose. C’est l’exotisme dans son propre pays. Tous les autres à portée de la main. Avec la naissance de nouvelles tentations et, à la fin, une véritable transformation chez Aymer, que tous remarqueront à son retour à Londres. Qu’est-ce qui a changé chez lui ? Peut-être simplement est-il plus riche d’avoir abandonné un temps son monde confortable et ronronnant. Il s’est mis en danger, d’ailleurs plus qu’il le croit.

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