Il s'est amusé, Philippe Jaenada, dans La serpe, à cirer les pompes de Virginie Despentes et à se dire, du même coup, que cela l'empêcherait d'avoir le Goncourt. Cette anecdote accompagne un déjeuner avec son éditeur qui fait semblant de ne pas râler parce que le roman précédent de son auteur est passé pas très loin d'un prix littéraire - mais manqué!
Cette fois, c'est réussi. Le Prix Femina va donc à La serpe, dommage pour quelques autres livres mais tant mieux pour celui-là, dans lequel je m'amusais depuis hier soir. J'adore cette histoire d'un écrivain parti enquêter sur les traces d'un vieux triple crime dont avait été accusé en 1941 Georges Arnaud (celui du Salaire de la peur, pas l'autre), parricide ou presque puisque acquitté après une plaidoirie trop magistrale pour être tout à fait honnête de Maurice Garçon, mais que l'imaginaire collectif continuait et continue encore de croire coupable. Ce qui ne satisfait pas Philippe Jaenada.
Il part dans le Périgord humer les vieilles traces de sang, mais il n'y est pas tout de suite. La voiture de location qu'il conduit fait des caprices, des lumières s'allument qui lui font craindre le pire, et il sait comment envisager le pire en comparant son aventure, un moment, aux plus grands exploits de la fiction éternelle ou contemporaine, littérature ou cinéma, tout lui est bon, pourvu qu'on sourie - et on sourit beaucoup, d'où mon sourire encore à l'instant, en apprenant qu'il reçoit le plus important des prix du jour.
L'affaire est grave - trois morts, un jeune homme sans autres qualités que son goût pour dépenser l'argent qu'il n'a pas, il n'est à ce moment pas encore écrivain ni défenseur des victimes d'injustice, comme il le deviendra plus tard (du coup, le personnage est plutôt sympathique malgré ses frasques, ou à cause de ses frasques aussi).
Mais Philippe Jaenada en fait un festival de légèreté, même quand son humour est volontairement lourd. Il a l'art du déplacement efficace dans la phrase et les parenthèses, qui se multiplient jusque les unes dans les autres, valent bien l'usage que font certains des notes en bas de page quand elles sont habilement inscrites dans le texte sous lequel elles se trouvent. Les digressions réjouissent, les réflexions personnelles tout autant, et on ne perd malgré tout jamais de vue que, je le disais, l'affaire est grave.
Le Prix Femina étranger récompense une autre enquête à propos d'un crime: Ecrire pour sauver une vie, le dossier Louis Till, de l'Américain John Edgar Wideman (traduit par Catherine Richard-Mas). Mais je ne l'ai pas lu et je ne vous en dirai donc pas grand-chose.
Il me semble néanmoins qu'il n'est pas étranger aux préoccupations qui animaient déjà l'écrivain américain quand je l'avais rencontré en 1992 pour Suis-je le gardien de mon frère?, un ouvrage consacré à l'injustice qui frappe plus particulièrement, aux Etats-Unis, les Africains-Américains, ainsi qu'il se définissait alors. En voici un bref passage:
Les inspecteurs m'ont embarqué, m'ont demandé de leur fournir un alibi pour une nuit où une petite épicerie avait été cambriolée en Utah. Quatre Noirs avaient fait le coup. Trois d'entre eux avaient plus ou moins été identifiés, il en manquait un. J'étais Noir. Mon frère était suspect. Alors, peut-être que j'étais le quatrième? Peu importait que je réside à six cents kilomètres du lieu du crime. Que je sois écrivain et professeur de littérature à l'université. Je suis Noir. Robby est mon frère. Ces faits m'incrimineraient toujours.
Enfin, le Prix Femina essai va au beau récit que Jean-Luc Coatalem consacre à Victor Segalen, Mes pas vont ailleurs. Je ne vais pas m'appesantir, mais je vous en parlais avant même sa parution, dans la note de blog où je signalais la publication, à la Bibliothèque malgache, d'un ouvrage de Victor Segalen, René Leys, et d'un recueil d'articles, inédit sous cette forme, que lui avait consacrés un de ses proches, Gilbert de Voisins. Un retour en arrière vous en dira un peu plus long - ici aussi, à propos de plusieurs livres du même auteur, qui venait de se voir attribuer le Prix de la langue française qui lui sera remis à Brice ce week-end. Une excellente semaine, peut-être chargée en festivités, pour Jean-Luc Coatalem et son éditeur!
Comme le jury du Femina n'en a jamais assez, il offre aussi cette année un prix Spécial à Françoise Héritier pour l'ensemble de son oeuvre.
Comme le jury du Femina n'en a jamais assez, il offre aussi cette année un prix Spécial à Françoise Héritier pour l'ensemble de son oeuvre.
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