mardi 6 novembre 2018

Dormir avec Philippe Lançon au moment du Femina

En tout bien tout honneur, certes, mais je ne suis pas fier: hier, au moment du Femina, je m'étais endormi avec Le lambeau à côté de moi, le livre de Philippe Lançon dont tout le monde pensait qu'il aurait le prix - ce qui fut fait, comme vous savez - et dont je postposais la lecture depuis sa sortie en avril dernier.
Pourquoi est-ce que je dormais? Parce que je m'étais levé beaucoup trop tôt et que la journée commençait à être vraiment longue.
Pourquoi n'avais-je pas lu Le lambeau (et j'en suis resté, hier, aux trois quarts)? Parce que ce texte, dont j'ai eu l'occasion d'apprendre par de nombreux articles ce qu'il contenait, me faisait peur.
Il me renvoie à deux moments de notre vie commune, à Philippe Lançon et moi - même si lui ne se souvient probablement même pas du premier et n'a rien su de l'aspect commun du deuxième, de mon côté, je n'ai pas oublié.
En septembre 2011, d'abord, nous avions bavardé un quart d'heure par téléphone à l'occasion de la sortie des Iles, le premier roman qu'il signait de son nom. La conversation, plaisante et chaleureuse, s'était conclue, de sa part, par un "Bon courage!" qui, depuis le 7 janvier 2015, semble chargé d'ironie - il n'y en avait pourtant aucune.
Le 7 janvier 2015, alors que Philippe Lançon, rescapé de la tuerie de Charlie-Hebdo mais blessé en plusieurs endroits par les balles des terroristes, devait avoir été évacué depuis peu de temps, je m'effondrais devant la télé, incapable de penser à quoi que ce soit, même pas à ce qui venait d'arriver et qui dépassait de très loin l'entendement.
A cause de ces deux moments, j'ai eu l'impression que la lecture du Lambeau représentait pour moi un tour de force à la hauteur duquel je ne me sentais pas. Comme si je n'étais pas, dans une certaine mesure, digne de ce livre. Je me trompais, probablement par excès de prudence, par peur d'être blessé à mon tour. Oubliant, sur ce cas précis, que les textes plus grands que nous nous grandissent. Et, donc, il y a quelques jours, je l'ai enfin ouvert.
Il se lit assez lentement, car chaque phrase pèse son juste poids - ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit: la lecture n'est pas pénible, elle se fait à petits pas - les pas que faisait le blessé dans le couloir de l'hôpital - en écoutant Bach et en retournant de temps à autre vers Proust et Kafka, au fil des opérations et des visites, des incompréhensions et des relations fortes nouées avec les uns et les autres. On sourit parfois, comme lors de la visite de François Hollande - le coquin! -, on retient son souffle mais on avance avec la confiance que Philippe Lançon plaçait dans sa chirurgienne, personnage majeur du livre. Et la présence des morts...
Au passage, j'ai appris que son titre ne désignait pas, comme je le pensais avant de lire, le lambeau de chair qui ornait le bas de son visage après l'attentat (comme le pensait encore hier soir une journaliste de je ne sais plus quelle chaîne de télévision, et qui n'a pas osé contredire le présentateur du JT quand il affirmait qu'elle avait lu Le lambeau). Le lambeau est le remplacement de l'os de la mâchoire fracassée par un péroné, pour une autogreffe ayant plus de chances de prendre qu'un ajout de corps étranger.
Lisez, c'est une expérience inoubliable.

Les autres lauréats du Femina sont, pour le roman étranger, Alice McDermott (La neuvième heure, Quai Voltaire) traduit de l'anglais par Cécile Arnaud, pour le prix de l'essai, Elisabeth de Fontenay (Gaspard de la nuit, Stock) et, pour l'inattendu prix spécial, Pierre Guyotat pour l’ensemble de son oeuvre

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