dimanche 2 juin 2019

Michel Serres en oblique

Michel Serres avait 88 ans, et rien d'un vieux con. Quand je me suis frotté à ses livres, souvent mais avec un peu de crainte - l'impression, vite évacuée, qu'il n'écrivait pas pour moi -, j'ai éprouvé des bonheurs rares. Ils tenaient, pour l'essentiel, à la navigation que conduisait cet ancien marin entre des mondes réputés éloignés les uns des autres. Il défrichait des terres peu ou mal cartographiées, innovait avec un regard clair que rien ne semblait effrayer - car il lui arrivait, dans le cheminement même de sa pensée, d'affronter des tempêtes. Il laisse une oeuvre importante, dont je vous confie, bouteilles à la mer, quelques extraits.

Photo Espace des Sciences

Hermès III. La traduction (1974)
J’ai toujours imaginé que la ville avait inventé la politique. Ce n’est pas, que je sache, une imagination, c’est la lecture la plus obvie. Celle qui dit aussi qu’elle a peut-être inventé l’histoire. Où capitalise-t-on l’information ? Tout se passe comme si le monde roulait, au moins, sur deux temps. Celui des accélérations, des dynamiques, fiché, çà et là, dans un espace à temps inerte. Mégalopolis envahissant la terre la déracine de son éternité, de ses stabilités astronomiques. La fin des cultures est à l’horizon de la fin de l’agriculture.

Feux et signaux de brume. Zola (1975)
Zola est-il savant? Son œuvre, ensemble de récits, est-elle scientifique? Les questions sont grossières, et il faut raffiner. Elles sont indécidables, en l'absence d'évaluation, de critère, de ce qui spécifie la science. On se rabat sur l'homme et la vie. Est-il au courant des recherches, des problèmes, des résultats? La chose est vérifiable, il suffit de voir sa correspondance, les notes de lecture qu'il a laissées : Brown-Séquart, Prosper Lucas, Darwin, Claude Bernard, Weissmann... Mais cela n'a qu'un intérêt marginal. Car il s'agit de reconnaître si et comment tel sujet au travail dans un intervalle historique donné, s'est instruit d'un savoir quelconque.

Le parasite (1980)
Au commencement est la production : moulin à huile, baratte à beurre, cuisine charcutière ou buron à fromage. Encore aimerais-je savoir ce que cela veut dire, produire. Ceux qui nomment production la reproduction se rendent la tâche facile. Notre monde est plein de copistes et de répétiteurs, il les comble de fortune et de gloire. Mieux vaut interpréter que composer, mieux vaut tenir une opinion sur un partage déjà fait qu'inventer son œuvre propre. Le malheur du temps est le naufrage du nouveau dans le duplicata, le naufrage de l'intelligence dans la jouissance de l'homogène.

Les cinq sens (1985)
La culture s'affine quand elle déplace les regards des relations entre les hommes vers les objets innocents. La morale s'améliore, souplesse aimable dans la vie collective allégée, quand elle détourne l'attention des amours inquiètes mal vécues par nos voisins ou de leurs opinions vers la trajectoire d'une comète. La société où domine la surveillance vieillit vite, surannée, abusivement archaïque, le passé y demeure, monstrueux, elle accuse l'âge du mythe.

Petite Poucette (2012)
Sans que nous nous en apercevions, un nouvel humain est né, pendant un intervalle bref, celui qui nous sépare des années 1970.
Il ou elle n’a plus le même corps, la même espérance de vie, ne communique plus de la même façon, ne perçoit plus le même monde, ne vit plus dans la même nature, n’habite plus le même espace.

C’était mieux avant ! (2017)
Avant, nous fûmes guidés par Mussolini et Franco, Hitler, Lénine et Staline, Mao, Pol Pot, Ceausescu… rien que des braves gens, spécialistes raffinés en camps d’extermination, tortures, exécutions sommaires, guerres, épurations. Auprès de ces acteurs illustres, tel président démocratique fait mine anonyme, sauf lorsqu’il fait signer au vaincu le traité humiliant de Versailles, qu’il lance cent bombardiers ordinaires sur Dresde ou l’arme atomique pour irradier à mort les civils d’Hiroshima et de Nagasaki.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire