jeudi 10 septembre 2020

Le Congo belge de Barbara Kingsolver n’est pas celui de Tintin

Dans son gros roman à cinq voix, Les yeux dans les arbres (traduit par Guillemette Belleteste), l’Américaine Barbara Kingsolver emmène une famille au Congo belge, en 1959. Par quel hasard ? Celui qui y a fait vivre, comme elle le révèle dans un avant-propos, ses parents : « Des gens qui, en tant que personnels de santé, ont été attirés au Congo par la compassion et la curiosité. » Mais, précise-t-elle, les personnages de son roman n’ont rien à voir avec sa famille. Heureusement pour elle : Nathan Price, le père du roman, est un pasteur intransigeant et, donc, peu commode. Il fait penser souvent à ces coopérants partis vers des pays émergents, comme on ne le disait pas encore à l’époque, emplis de la volonté farouche d’imposer la civilisation, la seule civilisation possible – la leur – à ceux qui, selon eux, souffrent de ne pas la connaître. Oubliant au passage que ce qu’on ne connaît pas ne peut pas manquer.

Nathan Price est de ces hommes-là, fort de ses convictions baptistes imposées déjà à sa famille, soit son épouse Orleanna et ses quatre filles – Rachel, l’aînée, Leah et Adah, les jumelles, Ruth May, la plus jeune. De la Géorgie à Kilanga, il y a bien plus qu’un voyage, si compliqué soit-il – on se régale des pauvres stratagèmes par lesquels il faut passer pour emporter les suppléments de bagages. Il y a surtout un changement de monde, avec les manifestations extérieures qui lui sont liées : une autre langue, un autre paysage, un autre climat, une autre nourriture, une autre manière de vivre. Avec, aussi, des différences invisibles pour qui ne veut pas les voir : des croyances bien installées, d’excellentes raisons pratiques pour renoncer à certains rites, des structures sociales répondant à une culture ancienne, etc.

Il va de soi que le pasteur n’a aucune intention d’en tenir compte. Son projet consiste à répandre la bonne parole sans plier. Quelles que soient les difficultés. Certes, il apprend vite quand il s’agit d’adapter le mode de culture aux conditions locales. Mais, s’agissant de la foi et de ses représentations rituelles, il sera inflexible, au risque de s’attirer la réprobation générale.

La figure de Nathan Price domine le roman mais nous n’entendons sa voix que rapportée par son épouse ou ses filles. Celles-ci, surtout, racontent leur vie sous l’angle qui correspond à leur caractère individuel. Rachel est dotée d’une intelligence moyenne et s’intéresse à des choses futiles. Leah et Adah sont surdouées bien que la seconde souffre d’un handicap depuis sa naissance. Ruth May est trop jeune pour avoir été moulée par la société américaine et est la plus à l’aise dans le village congolais. Leurs tons variés, parfois même leurs interprétations différentes des mêmes événements, fournissent au roman une épaisseur peu commune puisqu’une réalité unique est envisagée sous plusieurs formes et cela correspond, somme toute, assez bien à la distance créée par l’étrangeté du Congo pour des Américaines.

En 1960, c’est l’indépendance. Lumumba est élu, le Katanga fait sécession, Lumumba est assassiné, Mobutu prend le pouvoir, ce sera le début d’une nouvelle ère dont Leah, restée sur place, sera le témoin. Mais la famille, entre-temps, a explosé. A force de résistance, le pasteur a réussi à démolir tout ce qui pouvait l’être, et toujours avec cette même merveilleuse inconscience. Ruth May est morte, les autres femmes n’ont échappé aux dangers qu’avec beaucoup de chance, le père s’est enfoncé dans la forêt… A l’image d’un pays que, pour une fois, elles imitent dans leur ensemble, l’unité des femmes se défait, chacune suivant son destin en fonction de ses aspirations.

Les yeux dans les arbres est un roman passionnant dans lequel le choc entre les cultures provoque catastrophes et prodiges, et dont les personnages vivent des moments historiques sans s’en rendre compte. Mieux instruit, le lecteur ne s’y trompe pas et prend la mesure des limites humaines. Celles que refusait le pasteur Price.

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