Dans la foulée de l'annonce du Goncourt, le jury du Renaudot a livré les secrets de ses délibérations. Pour trois prix, pas moins, bien que le Renaudot du roman soit le plus connu. C'est Delphine de Vigan qui l'a obtenu - de haute lutte, puisqu'il a fallu cinq tours de vote avant que tombe la décision - pour D'après une histoire vraie. Du côté de l'essai, Didier Blonde et son enquête sur Leïlah Mahi 1932 est le lauréat et, pour les poches, Vénus Khoury-Ghata avec La fiancée était à dos d'âne.
Reprenons, un à un.
Delphine, écrivaine, ne parvient pas à surmonter le succès
de son dernier roman, dans lequel elle dévoilait quelques secrets de famille.
C’est la panne. Pire qu’une panne, une dépression. Survient, comme une
sauveuse, ou au moins comme une solide béquille, une nouvelle amie, L., à qui
Delphine peut se confier et déléguer quelques tâches qu’elle ne parvient plus à
gérer : répondre aux messages, rédiger une préface, même la remplacer dans
une rencontre scolaire. Car L., qui sert de plume à des célébrités, cultive une
ressemblance physique croissante avec celle qu’elle prétend aider. Et il faut
que Delphine soit bien bas pour ne pas comprendre qu’elle se fait dévorer par
l’autre.
D’après une histoire
vraie utilise l’effet de réel avec une perversité jubilatoire qui crée un
étrange vertige chez le lecteur. Déstabilisé au moins autant que le personnage
principal, il suit un récit habile, parsemé de points de repère rassurants et
truffé de pièges inquiétants.
Delphine de Vigan a mis quatre ans à concevoir une bombe
romanesque aux mécanismes discrets bien qu’ils imposent leur fonctionnement. Son
livre précédent, Rien ne s’oppose à la
nuit, avait été couvert d’éloges et de prix littéraires. Celui-ci, en confirmant la maturité de son auteure,
a pris le même chemin.
Après Rien ne s’oppose à la nuit, les choses
se sont moins bien passées, s’il faut en croire votre nouveau roman…
C’est-à-dire ?
Le blocage de
l’écriture que vous racontez dans un livre dont le titre, D’après une histoire vraie, génère cependant quelques doutes. La
question est inévitable : est-ce à moitié vrai ou en grande partie
inventé ?
C’est la question qui
sous-tend le roman, surtout. Donc, évidemment, je ne peux pas y répondre comme
ça. J’ai écrit un livre de 480 pages pour aborder cette question.
Il y a quand même une
idée qui, pour être romanesque, vient quand même du livre précédent, qui aurait
pu générer un livre fantôme.
Oui, c’est une belle
idée romanesque. J’ai moi-même dit ça dans une interview après la parution de Rien
ne s’oppose à la nuit. Au-delà de mon
histoire familiale par laquelle il était inspiré, c’était un livre qui
interrogeait sur l’origine de l’écriture. C’était un questionnement sur
pourquoi on écrit, d’où on écrit, quel événement, quelle faille, quel petit
grain de sable fait de nous des écrivains ? Je me suis dit qu’il y avait
peut-être un autre livre qui pouvait raconter ça, ce que j’ai appelé le livre
fantôme dans une interview. De là à imaginer que certains lecteurs attendent ce
livre fantôme, il n’y a qu’un pas.
Il est présent à
l’arrière-plan, d’une certaine manière.
Tout à fait,
d’ailleurs peut-être ce roman-ci est-il le livre fantôme.
Ou pas ?
Ou pas, voilà. En tout
cas, pas nécessairement sous la forme que le lecteur attend.
Ni que L.
attend ?
Et que L. attend. Bien
sûr, il y a un jeu sur le vrai et le faux. Au départ, la confusion non
seulement possible mais souhaitée entre la narratrice et l’auteure est voulue.
Maintenant, jusqu’où cette histoire est vraie, c’est toute la question. Le
titre résume d’ailleurs cette tendance du moment qui est de nous raconter des
histoires en les certifiant, en leur apposant le label du réel. Mais, en fait,
on n’en sait rien si elles sont réelles, jusqu’où elles sont réelles et en quoi
une fiction n’est-elle pas plus réelle ou plus vraie ?
C’est le
« mentir-vrai » d’Aragon ?
Oui, il y a quelque
chose de ça. De toute façon, pour moi, dans l’écriture, ce n’est pas ça qui
compte, au fond. La vérité est ailleurs. Elle n’est pas dans la vérité de
l’histoire ou de son origine, elle est dans la manière dont l’écrivain s’en
empare et la traite.
Il y a une part de
jeu ?
Oui, il y a une part
de jeu.
Vous utilisez des
prénoms et des noms réels, celui de votre compagnon, François, ceux de quelques
écrivaines, Lionel Duroy qui écrit l’autobiographie de Depardieu… C’est une
manière d’égarer encore plus le lecteur ?
En tout cas, c’est une
manière de jouer avec les codes. Mon idée était de jouer avec les codes de
l’autofiction et, parmi ces codes-là, il y a le fait de conserver les prénoms,
de se créer un double romanesque qui porte le même prénom que le mien. Et,
aujourd’hui, les gens savent le prénom de mon compagnon. Donc, oui, je joue
avec le lecteur, je l’emmène dans un voyage où il part en effet de l’idée qu’il
lit quelque chose de « vrai », où il retrouve d’une certaine manière
l’auteure de Rien ne s’oppose à la nuit
après le succès de ce livre – et peut-être d’ailleurs que cette Delphine-là, au
début du roman se confond tout à fait avec moi. Ensuite, le voyage va brouiller
les pistes, brouiller les codes, peut-être en inventer d’autres pour inviter le
lecteur à se poser un certain nombre de questions sur l’écriture, sur la
littérature, sur sa lecture aussi : pourquoi est-il si important que ce
soit vrai ou pas ?
Vous jouez même avec
les nerfs du lecteur jusqu’au dernier signe typographique, l’astérisque qui
suit le mot « FIN ». Car, finalement, qui a écrit ce livre ?
Exactement. Qui a
écrit ce livre ? Est-ce que c’est L., est-ce que c’est Delphine, est-ce
que c’est l’autre qui existe chez chaque écrivain ? C’est toujours un
autre qui écrit par-dessus notre épaule.
C’est aussi un livre
sur la manipulation. Etait-ce le thème central du roman romanesque ?
Oui, c’est le point de
départ et c’est une question qui m’intéresse. Je l’ai déjà abordée dans
d’autres romans et il faut croire que ça me tient à cœur, la description d’une
relation d’emprise, l’abus de pouvoir, la manière dont on peut être
littéralement phagocyté, anesthésié, paralysé par quelqu’un d’autre…
Au terme de ce livre,
peut-on dire que la fiction a gagné ou, plus fondamentalement, que l’écriture a
gagné ?
C’est une question
intéressante… Je dirais que la fiction l’emporte. Peut-être que c’est un éloge
de la fiction sous couvert d’autobiographie.
Pensez-vous déjà au
prochain livre ?
Je commence à y
penser, oui. Mais je ne sais pas quand je le terminerai : chaque livre a
son propre rythme et peut-être que ce sera quatre ans, peut-être que ce sera
dix, je n’en sais rien.
Quête modianesque pour Didier Blonde, fasciné par le portrait d'une femme dont on sait peu de choses, à l'exception du nom et de la date de la mort, dont les cendres se trouvent au cimetière du Père-Lachaise à Paris.
Cette Leïlah Mahi, qui fut-elle, que représente-t-elle pour ceux qui l'ont connue, et qui eux-mêmes ont été oubliés? Le livre chemine par intermittences, il a d'abord été un bref article qui aurait pu clore le sujet, car après tout, qu'y avait-il de plus à en dire?
Sinon que les obsessions, même à éclipses, ne relâchent pas si facilement leur emprise sur un écrivain familier de la période où à vécu Leïlah Mahi, et qui y a toujours privilégié les personnages de l'arrière-plan, les rôles secondaires, les silhouettes fugitives.
Un très beau récit qui dépose, chez le lecteur, une fine poussière venue du passé.
Donner
une jeune Juive pour femme à Abdelkader afin qu’il protège les siens, c’est
l’idée d’un vieux rabbin dans La fiancée était à dos d'âne, de Vénus Khoury-Ghata. Mais l’Emir a bientôt perdu ses guerres, Yudah suit
le mouvement de l’exil vers la France. Et se laisse porter par les événements,
sûre de son destin. Même si, devenue Judith, elle rencontrera Victor Hugo à
Paris pendant la révolution de 1848, elle n’aura pas le temps de l’accomplir.
Sa trajectoire brisée est imaginée dans une langue très pure, porteuse d’une
sorte d’évidence.
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