mercredi 20 juin 2018

Louis Roubaud, « Le Voleur et le Sphinx » en édition numérique


Journaliste surtout, écrivain aussi, bien qu’il fut auteur de nouvelles avant de se mettre au grand reportage, Louis Roubaud (1884-1941) n’est plus guère lu malgré les efforts récents de L’Éveilleur à Bordeaux, qui a réédité l’an dernier Démons & déments et, ces jours-ci, Prostitution. Troublante énigme, avec une préface de François Forestier.
La production de Louis Roubaud a été considérable et la Bibliothèque malgache a décidé de s’y mettre aussi en exhumant d’abord Le Voleur et le Sphinx, un reportage publié en 1926, trois ans après le livre d’Albert Londres, Au bagne. Ce n’est pas la seule fois que les deux hommes se croisent, on espère y revenir plus tard, en d’autres occasions.
Sur la Guyane et les forçats, Louis Roubaud n’en est pas resté là. En 1928, il publie dans le premier numéro de Détective un article qui est une parfaite introduction à son ouvrage paru deux ans plus tôt. Et que nous reprenons d’ailleurs en ouverture de notre réédition numérique. Le voici.

Il y a au bagne des hommes qui crient leur innocence ou ont trop expié…

Partout dans les centres de la Guyane, le Gouverneur de la colonie ou le Directeur de l’Administration pénitentiaire m’avait prêté sa maison.
J’y étais comme chez moi.
Il y a toujours une véranda. J’y installais une table et deux chaises. Sur la table : mon bloc-notes, une carafe de punch au rhum blanc et citron vert avec le plus de glace possible. À la main : mon stylo.
Je disais à mon « garçon de famille ».
— Au premier de ces messieurs !
Mes clients attendaient debout ou assis en tailleur sur le gravier de l’allée. Je les voyais, ils conversaient, consultaient des notes. Des oisifs avec la pointe d’un couteau s’extrayaient les « chiques » sous les ongles de leurs pieds nus.
Ainsi à St-Laurent du Maroni, à Cayenne ou à la Royale, je recevais librement et sans témoins, tous les forçats qui désiraient parler au « Journaliste ».
Il en avait beaucoup. Et mon « garçon de famille », qui n’était pas le même aux Îles du Salut et sur le Continent, manifestait la même importance. Il prenait et notait les rendez-vous ; on lui confiait les lettres, les mémoires. Il hochait la tête, éliminait quelques importuns, favorisait des amis.
— Toi c’est sérieux, je vais Lui signaler ton cas.
Et il me disait :
— Lisez ça c’est l’affaire Nolfi… c’est l’affaire Gutmann… Tenez Pollier en voilà un intéressant !
Puis il appelait au dehors :
— Avance, Tatave… c’est ton tour !
Je le priais de s’asseoir, d’accepter une cigarette et un verre de punch, je lui demandais son nom.
— Cotarassi Gustave-Louis-Émile, matricule T. 22578.
J’avais son dossier, là sur une pile de papiers crasseux je le trouvais et le feuilletais pour confronter la version officielle avec la sienne.
— Vous êtes condamné à vingt ans pour assassinat ?
— Non, monsieur, je suis ici pour homicide par imprudence !
Il cherchait ses mots et s’exprimait avec prétention :
— J’ai serré le cou de la vieille tout juste pour lui faire peur en la priant de ne pas gueuler. Je suis opposé au meurtre. L’expertise médicale a conclu que la victime n’avait pas succombé à la strangulation. Mais dans son trouble elle avait avalé son appareil… !
Un autre torse nu avec d’autres tatouages s’asseyait à mon côté acceptait le punch, la cigarette et commençait :
— Je suis innocent…
Ainsi j’en ai vu, j’en ai vu… Pendant trente jours, tous ceux du bagne qui ont voulu me parler ont pu me parler. Je suis allé partout : chez les déportés dans l’Île du Diable, chez les cellulaires dans l’Île St-Joseph, chez les récidivistes de l’évasion dans l’Île Royale, chez les transportés à Cayenne, chez les relégués à Saint-Laurent, chez les incorrigibles à Charvein… Seuls, les lépreux n’ont pas été autorisés par l’Administration à venir sous l’une de mes vérandas, mais je les ai visités dans leur Île St-Louis, j’ai écrit toutes leurs doléances. Et partout, même chez ceux qui portaient sur leur cou d’indélébiles bravades : « Vaincu mais pas dompté ! » « Mort aux vaches ! » « Prière à Deibler de trancher en suivant le pointillé », toujours des « innocents » se présentaient à moi avec des documents, des récits, des mémoires, de vieilles coupures de journaux jaunis…
Il y a peu d’innocents en Guyane. Peut-être ceux-là ne sont-ils pas venus jusqu’à moi.
Et peut-être en ai-je entendu de véridiques, qui m’ont crié comme les autres :
— On s’est trompé !
Avec le même accent et les mêmes larmes que les menteurs.
Sur quatre mille forçats de toutes catégories, rassemblés dans tous les camps, dans toutes les cases de notre colonie de la Pénitence, je parierais qu’il y a bien trois mille neuf cent soixante-dix coupables ! Mais mon pari est horrible puisqu’il suppose trente hommes étouffés dans l’irrespirable torture de l’injustice !
J’ai demandé à un célèbre bandit, qui n’a jamais renié ses crimes et dont j’admirais la persistante vigueur après vingt-sept ans d’expiation :
— Qu’est-ce qui vous a soutenu, qu’est-ce qui vous soutient ?
Il m’a répondu.
— La révolte.
L’innocent, lui, n’a d’autre quinine que l’espoir. Mais le temps use ce remède : chaque jour marqué sur le calendrier du « Perpétuel » l’ensevelit un peu plus dans l’oubli. Vingt jours… Vingt mois… Vingt ans… ! On s’est raccroché à tout, l’avocat a multiplié les démarches, la mère, la femme ont rédigé des suppliques ; un journaliste passait… il a écrit un article…
L’avocat plaide d’autres affaires, la mère est morte, la femme a refait sa vie, le journaliste visite une autre partie du monde… La terre tourne ! Si l’on crie :
— Au secours ! Au secours !
Quatre mille voix couvrent la vôtre du même appel.
— Je suis innocent !
C’est dans une clameur de quatre mille gosiers que votre innocence est fondue.
L’un m’a dit :
Il y a des moments où je me crois vraiment coupable. Et l’autre :
— J’en tuerai un, pour être enfin un vrai meurtrier !
Te souviens-tu, Eugène Dieudonné, de ma salle à manger de Cayenne où je te parlais de ton fils que tu ne connaissais qu’en photographie. Le bébé qui te tendait les bras devant le chaland de l’Île de Ré, le jour de ton embarquement sur le La Martinière était devenu un grand jeune homme mâle et pâle comme toi. Tes deux coudes sur les genoux, tes deux poings sur les yeux, tu sanglotais.
Pour te délivrer, Victor Méric a écrit un livre, nous avons fait des « campagnes de presse », nous avons vu le garde des Sceaux et nous avons obtenu… Un abaissement de peine… Une dérision ! tu avais le temps de mourir dix fois sans revoir ta femme et ton gosse.
Alors ton évasion tragique, le martyre de la brousse, de la vase, des insectes et du soleil. Il a fallu qu’Albert Londres anticipât sur la grâce et te ramenât avec lui dans ton pays malgré les lois !
Ta chance est rare.
Je me rappelle un vieillard, le docteur Brengues, qui m’apportait un volumineux dossier de Nîmes, le temps avait blanchi ses cheveux, ridé ses joues, courbé son corps. Il se traînait à peine et répétait :
— Cherchez dans tout cela une preuve, une seule que je suis un empoisonneur !
J’ai consacré ma nuit et une partie de la journée du lendemain à compulser la sténographie des débats judiciaires, les charges de témoins, le réquisitoire. Vraiment on avait accumulé des « présomptions troublantes », mais la preuve n’y était pas !
Et Brengues ajoutait :
— Je suis médecin. J’ai fait mon diagnostic : un an, dix-huit mois au plus ! dépêchez-vous de me réhabiliter !
Sur mon bateau de retour, entre Fort-de-France et Basse-Terre, un radio m’annonçait sa mort.
J’évoquais ce vieillard deux ans plus tard en France, dans la forteresse de St-Martin-de-Ré, la veille d’un embarquement de forçats pour la Guyane. À l’atelier, des émouchettes : un long visage penché sur les filets, des mains osseuses s’embrouillant dans les pelotons de ficelle. Le Directeur murmurait à mon oreille :
— Ne lui parlez pas, c’est Seznec. Il espère encore ne pas partir, nous le changerons de quartier qu’au dernier moment.
J’ai vu aussi en Guyane des coupables dont le châtiment dépassa la faute. L’expiation les a purifiés ; ils paraissent frappés pour le crime d’un autre. Ainsi Ulmo.
Je l’avais convoqué sous ma véranda de Cayenne. Vingt années séparaient cet homme d’un grand collégien en tunique d’aspirant de marine qui, en 1907, découvrait l’amour entre les bras d’une fille du quai Cronstadt.
Aujourd’hui Ulmo se juge et se déteste. Son nom même lui fait horreur !
Ainsi Duez que j’ai vu pleurer à l’Île-et-la-Mère.
Il a commis autrefois, un abus de confiance dans la liquidation des biens des congrégations. Il a payé cher l’impunité de puissants complices.
Il vit en Guyane. Doit-il y mourir ?

2,99 euros ou 9.000 ariary
ISBN 978-2-37363-072-5

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