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mercredi 1 janvier 2020

2020 avec Edmond Jaloux à la Bibliothèque malgache


Les vœux de la Bibliothèque malgache pour 2020 ne peuvent être autre chose qu’une incitation à la lecture. Avec, dès aujourd’hui, l’exhumation d’un roman oublié (à tort) d’Edmond Jaloux, Le reste est silence, paru en 1909.



Edmond Jaloux (1878-1949) a été un critique littéraire ouvert et écouté. De l’art du roman, il disait ceci :

On critique quelquefois le roman, Messieurs, parce que ses règles sont plus souples que celles des autres arts. On le critique aussi parce qu’il appartient peu à notre âge classique. Cependant Don Quichotte et Pantagruel ont quelque droit à passer pour des œuvres classiques ; ce qui donne au roman moderne un certain droit à revendiquer, lui aussi, de véritables lettres de noblesse. Il ne faut pas croire, d’ailleurs, que ce code soit indécis ; un beau roman suit les lois d’une construction intime aussi fatales, quoique moins visibles que celles du sermon, de la fable ou de la satire, genres qui passent pour conserver le canon des modèles qu’ils ont imités. Mêler dans une œuvre d’art l’épopée et la science, la philosophie et le mouvement, l’homme et la nature, la chair et l’esprit, le temps et l’éternité ; étudier l’individu dans sa vie secrète et dans ses rapports avec autrui, analyser l’évolution de la société et les mystères de la conscience, nous éclairer sur nous-mêmes, donner une âme aux choses, une physionomie vivante aux maisons, une volonté agissante aux cités, baigner chacun de nos actes, chacun de nos conflits. dans ce vaste monde qui nous enveloppe, nous éclaire et nous permet de communier à tout instant avec l’esprit universel, poursuivre l’inconnaissable et révéler le quotidien, faire sentir ce qui dure sous les apparences de ce qui passe, retrouver la magie du Cosmos et se faire l’annonciateur de sa poésie, tout cela, Messieurs, c’est l’art du roman. Mais il n’est possible, il n’est acceptable que si l’on soumet à cette vue générale des cas particuliers, si l’on respecte ces deux règles inflexibles, qui sont la soumission des faits aux caractères, et ceux-ci à l’observation du réel et à la connaissance de l’homme.

Il parlait alors de Paul Bourget, dont il faisait l’hommage en 1937 lors de son discours de réception à l’Académie française. Il pensait peut-être aussi à lui-même puisqu’il a pratiqué le genre avec un certain succès. Le reste est silence… a reçu en 1909, l’année de sa publication, le prix Vie heureuse, l’ancêtre du Femina. Marcel Ballot avait accueilli l’ouvrage avec enthousiasme dans Le Figaro (son article est donné intégralement en préface de notre édition). Voici un extrait de son texte :

Vous lirez donc, j’espère, cette très simple histoire où beaucoup de vie réelle et de frémissante humanité tiennent en peu de pages et en de menus événements. Vous y verrez avec quelle fine sobriété nous sont peints la vieille cité maritime et commerçante, l’intérieur bourgeois et provincial qui fournissent à chaque scène du roman un décor si approprié. Vous ne pourrez vous empêcher de plaindre et d’aimer la frivole Mme Meissirel, petite « Bovary » marseillaise aux inconsciences et aux grâces de créole, « maman » adorable, mais intermittente, s’occupant de son enfant avec excès quand elle ne le néglige pas tout à fait pour se passionner ailleurs. Vous aimerez et plaindrez aussi son lourd mari, prodigieusement maladroit, timide ou énergique à contre-temps, docile aux suggestions d’une sœur acariâtre et, malgré tout, plein de tendresse, de débonnaire indulgence. Vous ne vous étonnerez pas que le petit garçon prenne d’instinct parti pour sa mère, pour la grande amie enjouée, capricieuse, futile dont il se sent presque l’égal ; et, quand cette mère impulsive aura déserté la maison, vous trouverez non moins naturel qu’il se découvre solidaire de l’humiliation, de l’angoisse paternelles. Toute psychologie exacte paraît, en effet, facile et un peu élémentaire, mais celle-ci est plus compliquée qu’on ne le croirait à première vue et M. Edmond Jaloux en a très fidèlement noté les moindres nuances. La longue veillée du père et de l’enfant, les brefs colloques de ces deux abandonnés ne songeant qu’au retour de l’absente et n’ayant garde d’y faire allusion, leur joie folle, désordonnée lorsque, le lendemain et faute d’avoir trouvé un autre asile, elle vient reprendre sa place auprès d’eux, ont très heureusement inspiré le talent du romancier. De tout cela il a dégagé une sorte de poésie familière, mélancolique, désabusée qui ne manque pas d’un certain charme.

Edmond Jaloux. Le reste est silence…
2,99 euros ou 9.000 ariary
ISBN 978-2-37363-084-8

jeudi 4 avril 2019

Avril à la Bibliothèque malgache : Rwanda, 1995



Pierre Maury. Rwanda, 1995


Cet ouvrage date de plus de vingt ans. Mais, basé sur des séjours effectués dans les derniers mois de 1995, il était épuisé. Au vingt-cinquième anniversaire du génocide rwandais, il n’a pas semblé inutile de le rééditer.

Ce petit livre ne prétend pas offrir LA vérité sur le Rwanda d’aujourd’hui. La réalité est complexe, elle ne se dévoile souvent qu’en étant envisagée de points de vues différents, voire contradictoires. Prétendre l’appréhender supposerait une longue enquête, bien plus longue en tout cas que ne l’a permis un séjour d’un mois, en deux parties, en octobre et en décembre 1995.
Pourquoi, alors, ajouter encore à la masse des publications qui, depuis la fin de la guerre en juillet 1994, se sont succédé dans les librairies, sans parler des milliers d’articles publiés dans la presse ? Pour dire autre chose, ou au moins essayer de dire autre chose, pour proposer, du Rwanda dans sa deuxième année de renaissance après un génocide inqualifiable, qui dépasse dans l’horreur les capacités d’une imagination humaine normalement constituée, une image qui ne s’arrête pas aux événements de 1994, sans pour autant les oublier.
Au point de départ, un hasard qui devient une chance : arrivé au Rwanda sans but précis, sans article à écrire, avec pour seule motivation de rencontrer des gens qui vivent là – pas des Européens, des Rwandais –, je n’ai vécu à aucun moment l’existence « normale » du journaliste en reportage. Celui-ci a rarement le temps de se mêler à la population locale sans objectif immédiat, sans rentabiliser très vite son séjour par des articles. Alors, il pare au plus pressé, vit à l’hôtel et fait de rapides incursions dans les endroits qu’on veut bien lui montrer. Parfois il interviewe des personnalités officielles. S’il est assez lucide pour décoder les discours qu’on lui assène à longueur de journée, tout cela lui donne, souvent, une idée assez précise des grandes orientations qui sont celles d’un pays. Mais il est loin de rendre compte de ce qu’est la vie quotidienne de ce pays. Et pour cause : il ne la partage pas.
Mon expérience, par la force des choses, a été très différente. Accueilli dans une famille, puis dans une autre, puis dans une troisième encore, j’ai partagé la vie quotidienne de Rwandais appartenant à des classes sociales diverses, mais qui avaient pour point commun de n’être pas directement liés à la vie politique du pays. C’étaient des citoyens comme les autres, ou presque. Presque : le hasard a voulu que je rencontre surtout des Tutsis – pas tout à fait le hasard, les circonstances historiques ont fait d’eux la plus grande partie des exilés avant 1994 et m’ont fourni, au départ de la Belgique, les premiers contacts, prolongés sur place. Ce n’est évidemment pas indifférent…
Néanmoins, il m’a paru utile de rapporter les choses vues dans ce contexte limité. L’écart est grand, en effet, avec les reportages habituellement effectués dans la région. Une fois encore, c’est peut-être en partant sans idée de reportage qu’on est capable de rendre compte au plus près de la vie d’une population.
Il ne s’agit pas non plus, du point de vue d’un spécialiste de l’Afrique noire. Je suis arrivé là doté d’une certaine naïveté, sans rien connaître des habitudes locales, ou pas grand-chose : ce qu’on m’en avait dit en Belgique, et qui avait quand même tempéré un peu ma naïveté d’Européen, de Blanc débarquant dans un monde totalement étranger.
Ces notes paraîtront, pour quelques-unes en tout cas, trop évidentes aux yeux de ceux qui ont déjà voyagé là-bas et pour lesquels le contraste dans les modes de vie entre l’Europe et l’Afrique noire n’est plus depuis longtemps un sujet d’étonnement. Il n’empêche que, je l’ai constaté autour de moi, ce continent reste encore si méconnu que même les évidences sont parfois bonnes à dire.
Ouvrir les yeux et les oreilles. Je n’aurai rien fait d’autre, transcrivant les images et les propos avec une honnêteté aussi scrupuleuse que possible, sans rien cacher ni des contradictions visibles ni des sentiments contradictoires qu’elles font naître. Sauf pour les quelques personnages officiels, présents malgré tout dans certaines rencontres et qui m’ont apporté des informations précises, je n’ai pas gardé les noms de celles et ceux qui furent mes guides et mes médiateurs. Dans un pays dont l’équilibre reste très fragile, on ne sait ce que sera demain, et il aurait pu être dangereux, pour certains, d’être reconnus un jour ou l’autre. Ceux-là ont cependant toute ma reconnaissance, et bien davantage.

1,99 euros ou 6.000 ariary
ISBN 978-2-37363-082-4

Presse

C’est par tout ce qu’il ne dit pas que ce petit livre représente un témoignage exceptionnel : il ne parle pas de politique, ne livre aucune « clé » idéologique, n’évoque jamais nommément le génocide. Simplement, il parle de la vie, qui a triomphé sur la trame de la mort, et l’auteur conclut, à l’instar de bien des Rwandais : après cela, je ne serai plus jamais pareil.
Colette Braeckman (Le Soir, 21 septembre 1996).

Les stigmates de la guerre et les travaux de reconstruction, les petits commerces de rue, les lieux de sorties nocturnes, l’orga­nisation familiale, les préparatifs d’un repas, d’un mariage… : c’est la vie au fil des jours qui surgit sous sa plume, non sous la forme d’une chronique, d’un récit de voyage pro­prement dit, mais dans la succession de brefs chapitres où les observations sont rapportées par thèmes. Ce petit livre (il fait moins de cent pages) se révèle attachant, précieux, par la modestie même de son propos et par la réserve de son écriture.
Carmelo Virone (Le Carnet et les Instants, 15 novembre 1996 – 15 janvier 1997).

mercredi 3 avril 2019

Avril à la Bibliothèque malgache : Bernanos



Georges Bernanos. Scandale de la vérité



Dominique Fernandez, dans Ramon (Grasset & Fasquelle, 2008), l’ouvrage qu’il consacre à son père, cite la phrase avec laquelle Bernanos dédicace, le 26 mars 1936, Journal d’un curé de campagne au critique littéraire : « Mon cher ami, ce curé si peu cartésien vous paraîtra peut-être d’abord un peu bête, mais je suis sûr que vous finirez par l’aimer, car votre cœur est avec ceux de l’avant, votre cœur est avec ceux qui se font tuer. » Trois ans et demi plus tard, Ramon Fernandez consacre dans Marianne un long article à Scandale de la vérité et Nous autres Français. Stupeur du fils en lisant ce qu’il considère comme une tentative de réconciliation entre deux hommes que les circonstances et les positions divergentes ont séparés : « Je trouve extrêmement curieux que mon père, peu de temps avant qu’il ne se décide à la trahir, cette mission, ait hissé sur le pavois les deux écrivains qui étaient le mieux faits pour le retenir sur la voie de l’honneur. On dirait l’appel au secours d’un homme qui craint de se noyer. »
Cet article paradoxal, le voici « en guise de présentation » de Scandale de la vérité. Ses lecteurs d’alors formaient, rappelle Dominique Fernandez, un « public de gauche ». En mai, Ramon Fernandez avait présenté tout autrement Scandale de la vérité aux lecteurs de La Liberté, « public d’extrême-droite ». Le grand écart suscite, chez le fils, une série de questions. Du moins l’auteur des lignes qui suivent n’était-il pas, cette fois, dans une posture de mépris adoptée ailleurs.

Si quelqu’un doit souffrir en ce moment d’être éloigné de France et comme en exil, c’est assurément M. Georges Bernanos, qui partait voici quelques mois pour l’Amérique du Sud, avec un peu de la sombre amertume de Platon quittant Athènes. Que les temps sont changés ! Munich avait irrité M. Georges Bernanos. Il entretenait avec son pays une de ces querelles que l’amour inspire et que l’humeur complique. M. Georges Bernanos est naturellement polémiste, et beaucoup de ses contemporains, comme on dit, l’ont senti passer… Les deux livres que j’ai sur ma table, Scandale de la vérité et Nous autres Français, sont des manières de premiers testaments, comme dirait M. Julien Benda, où l’auteur s’est appliqué à définir l’âme de son pays et son destin. Écrits entre les deux guerres, la blanche et la rouge, ils sont pour nous d’un particulier intérêt.
Mais situons d’abord M. Georges Bernanos dans nos perspectives littéraires. Il n’a pas été d’abord facile à définir. Sous le soleil de Satan le faisait apparaître comme un romancier du surnaturel, spécialité assez rare en France et qui n’a pas de province littéraire bien établie. L’imposture et La joie semblaient préciser M. Georges Bernanos comme le romancier du prêtre, autre spécialité extrêmement difficile et chez nous peu commune. Mais bientôt, les dons de polémiste de M. Georges Bernanos éclataient dans la Grande peur des bien-pensants, mettant alors sa pensée, sa tradition intellectuelle en pleine lumière.
[…]
Ramon Fernandez.
Marianne, 4 octobre 1939.

1,99 euros ou 6.000 ariary
ISBN 978-2-37363-080-0

vendredi 8 mars 2019

Marie-Louise Gagneur, «Une lacune de la langue»



Marie-Louise Gagneur,
(« En quoi l’oreille se trouverait-elle froissée du mot professeuse ? »)




Bibliothèque malgache
Paru le 8 mars 2019
ISBN : 978-2-37363-081-7
Prix de vente : 0,99 € (format epub ou pdf)



Un sujet brûlant agite le monde des lettres et les colonnes des gazettes pendant l’été 1891. Marie-Louise Gagneur (1832-1902), qui a publié des livres remarqués, n’en peut plus d’être appelée « auteur » ou « écrivain ». Elle s’adresse à l’Académie française pour que celle-ci prenne en considération la féminisation de certains mots dont le masculin s’est assuré l’exclusivité.
En 2019, ça va mieux. Mais il y a fallu du temps, et il n’est pas inutile de rappeler un épisode de ce long combat qui passionnait, cette année-là, si pas les foules, au moins le monde intellectuel français.
Parmi les nombreuses réactions rassemblées dans ce dossier articulé autour de deux lettres signées par Marie-Louise Gagneur – reprises par plusieurs journaux –, on trouve tout ce qui pouvait caractériser la société de l’époque devant les revendications linguistiques d’une femme. Beaucoup de condescendance, en particulier dans les milieux d’une Académie qui ne fait pas mentir sa réputation (sa vocation, dit même Leconte de Lisle) conservatrice. Un peu de moquerie puérile – pourquoi cette femme de lettres ne signe-t-elle pas Gagneresse ou Gagneuse, se demandent deux chroniqueurs (car il n’y a aucune chance pour que cela soit écrit par des chroniqueuses) ? Mais aussi des encouragements et un appel à aller plus loin…
Aujourd’hui, l’Académie française rebaptise Marie-Louise Gagneur autrice, auteure ou écrivaine. Mais sans grande conviction, en notant que le féminin d’auteur est un cas épineux et que la forme écrivaine se répand sans s’imposer. Un pas a été fait. Le chemin est encore long, dont nous voici à revisiter un fragment.

jeudi 7 mars 2019

Féminisation, le débat en... 1891 (6)


Féminisons

Tout le monde sait qui est madame Gagneur, romancier ou romancière distinguée. Eh bien, cette dame, qu’on ne saurait accuser d’avoir jamais joué à « l’émancipée » de façon quelconque, cette bourgeoise d’excellente bourgeoisie, qu’il serait difficile même au plus Prudhomme des philistins de traiter de bas-bleu, sous couleur qu’elle a imaginé, raconté des histoires, pour son plaisir et pour celui de ses lecteurs et lectrices, cette veuve très honorable et honorée d’un sénateur républicain, vient d’adresser à M. Claretie, avec la double autorité de son nom et de son talent, une lettre intéressante, piquante et « suggestive », au point de vue même de la question, si vivante aujourd’hui, de l’émancipation de la Femme. Cette lettre, qu’ont publiée plusieurs journaux, n’est point d’ailleurs pour M. Claretie, administrateur de la Comédie, mais pour le même, chancelier, en ce moment, de l’Académie française ; et elle demande à celui-ci d’intervenir auprès de la compagnie du bout du fameux pont, afin que ladite veuille bien féminiser un certain nombre de mots demeurés jusqu’à présent exclusivement masculins, auteur, écrivain, orateur, sculpteur, témoin, confrère, etc., vocables témoignant tous de la très et trop flatteuse idée que les hommes ont encore de leur intelligence, au détriment du « sexe » tenu toujours, par la plupart, pour inférieur.
Oh ! je ne veux pas outrer l’importance de cette lettre. Rien de plus légitime que la réclamation y formulée avec une politesse, au reste, exemplaire. Mais cela ne vaut, réellement, qu’à titre de symptôme, comme un signe à retenir du mouvement qui emporte la femme de ce temps vers un avenir rêvé de liberté, à la conquête de droits la faisant l’égale de l’homme. Autrement, qu’importe, en vérité, que l’Académie sanctionne, ou non, la féminisation de certains mots, si l’usage, peu à peu, l’usage, le seul maître de la langue, les féminise ? Or, voyez : moi-même, en commençant, je n’ai pas pu m’empêcher d’écrire romancière ; on dit couramment doctoresse ; avant peu, j’en suis sûr, des gens diront et écriront autrice ou auteuse, oratrice ou orateuse, sculptrice ou sculpteuse, sans se croire pour cela plus révolutionnaires qu’avec actrice ou acteuse (encore que ce dernier terme, si je ne me trompe, soit d’invention récente, et fleure jusqu’ici un authentique mépris, tendant à distinguer de la véritable artiste la petite femme de théâtre, la cocotte de coulisses qui regarde les planches comme un trottoir particulier, privilégié).
Quant à consœur, substitué à confrère dans la correspondance de deux femmes de lettres entre elles ou dans les formules de salutation d’un homme de lettres écrivant ou parlant à un confrère du sexe, notre humeur libertine en pourra faire d’abord des gorges chaudes. On a déjà tant ri (non sans raison) voilà quelques années, lorsque Victor Hugo s’écria publiquement, je ne sais plus à quelle occasion : « Dans confrère, il y a frère ! » Dans consœur, il aurait sœur, mais il y aurait toujours pour les esprits mal faits… et ce pourrait être une source de gaieté rabelaisienne, trop facile, durant un certain laps. Mais tout s’use, et la source tarirait. Aussi bien, il est déjà des femmes qui n’hésitent point à l’employer, ce féminin très juste, avec un tel sérieux, dédaigneux de la blague, avec une telle sérénité contagieuse qu’elles entraîneront, n’en doutez pas, leurs amies plus timides et finiront par désarmer, chez nous, les plus gouailleurs. Nous nous habituerons à ce mot nouveau ; et, à notre tour, nous nous en servirons sans penser à mal.
*
En attendant, vous l’avouerez : c’est vraiment curieux et « suggestif », je le répète, que les divers substantifs, signalés à l’Académie par madame Gagneur, soient restés jusqu’à ce jour d’un seul genre, du genre mâle, tandis qu’il y a des siècles qu’on dit boulangère, charcutière, bouchère, lingère, blanchisseuse, brodeuse, etc. Preuve que l’homme a trouvé bon depuis des temps que la femme s’associe à tous ceux de ses travaux qui ne comportent aucune gloire, qui, simplement utiles, sont inférieurs, mais que, pour les hauts emplois de l’intelligence, il n’a point cessé de l’y juger impropre, incapable au moins d’y rivaliser avec lui jamais, d’y montrer mieux qu’un génie secondaire, créature fatalement imperfectible au-dessus d’un certain degré soit de pensée pure, soit même d’imagination.
Entendons-nous : il y a maintenant une belle élite d’esprits indépendants qui ont rejeté loin d’eux cette barbare conception de l’irrémédiable infériorité du Féminin. Ils estiment, pour les Lettres, par exemple, qu’un sexe qui a produit, dans ce seul pays de France, coup sur coup ou simultanément, madame de Staël, George Sand, la comtesse d’Agoult et madame Ackermann, à ne parler que des mortes illustres de ce siècle, a le droit de prétendre qu’il marcherait de pair avec nous, une fois tombées les dernières entraves. Et pour les arts proprement dits, sculpture, peinture, musique, il y a marqué et « continue », quoique de façon moins éclatante, on n’en disconvient pas. Enfin, la science l’attire, et il faut être d’une bêtise de gendarme pour ne pas être frappé de l’admirable effort multiple par où ce sexe, aux pieds duquel on voulait que nous tombions, mais dont on ne célébrait si fort les vertus ou les vices… adorables, qu’afin de le maintenir dans la servitude, servitude de foyer ou servitude de luxe, s’applique à démontrer son égalité naturelle de facultés avec l’homme, à revendiquer et conquérir l’autonomie que notre seule force physique lui a primitivement enlevée. Mais le nombre de ceux qui tiennent ce langage est encore très minime : ouvriers, paysans, bourgeois, mondains, sont encore, presque tous, en proie aux vieilles idées de la supériorité du Masculin à tous égards ; et une des femmes citées plus haut, madame d’Agoult, se trouve avoir écrit quelque chose d’encore juste, dans cette « réflexion » : « Les hommes de ce temps-ci ne connaissent que deux sortes de femmes : la femme de joie et la femme de peine. »
Notre langue l’établit pour les deux. – Même pour la femme de joie, le vocabulaire est d’une richesse ! et il n’est guère de mois sans néologisme… Si bien qu’on pourrait faire un dictionnaire spécial des vocables de l’amour et de la prostitution – à condition d’y ajouter sans cesse. C’est une langue dans la langue, celle-là, et toujours active, ne se lassant pas de créer.
*
Les préventions contre la femme qui peint, qui sculpte, surtout contre la femme-auteur, contre le « bas-bleu », romancière, journaliste, moraliste ou poète, ont leur source secrète dans le cruel égoïsme qui nous rend chère la femelle, outil de volupté, vénal ou non, plus ou moins raffiné, ou ménagère, ménagère à tout faire, aussi bien : courtisane domestique doublée d’une domestique, Lucrèce et Phryné mêlées, filant la laine, préparant le manger et en même temps bonne à nous assouvir sensuellement. La « bête » enfin voilà ce que notre instinct de cochons orgueilleux, despotes et fats, nous porte à désirer de rencontrer jusque dans l’épouse, et ce que nous sentons bien que ne veut plus être la moderne « affranchie », l’affranchie du ciseau, du pinceau, de la plume (pas d’équivoque !), aimable et capable d’aimer tout comme une autre, plus peut-être, ou mieux, mais consciente, se sachant une personne, lucide à notre égard comme au sien.
On objecte : « Ce n’est plus une femme ».
J’ai répondu d’avance. Et puis l’homme libre n’est-il donc pas un homme ? Et puis… l’égalité intellectuelle des deux sexes, ce n’est point l’identité qui la constitue (malgré que nous ayons, d’ordinaire, la superbe naïveté de prononcer d’une femme supérieurement intelligente qu’elle a l’esprit viril) ; mais c’est l’équivalence des fonctions et manifestations cérébrales, dans une différence qui en fait, au reste, l’intérêt principal, le prix unique, le charme double et doublement fécond.
Pourquoi, d’ailleurs, insisterais-je ici, où chaque semaine, cette vérité s’affirme par le talent d’un maître-chroniqueur féminin, Séverine-Jacqueline, qui pourrait dire, à la Corneille, qu’elle n’a point, dans la presse, de rival à qui elle fît tort en le traitant d’égal ?
Que ceux qui ont peur par ignorance se renseignent ; il y a des journaux, des revues spéciales où des femmes combattent pour la Femme.
Je recommande notamment (oh ! le titre est long) le Bulletin de l’union universelle des femmes, qui paraît tous les mois ; oui, le titre est long, mais la direction par madame Maria Chéliga-Loévy est excellente. Ce bulletin ferait réfléchir des gens que, peut-être, j’amuse fort et qui, assurément, n’ont jamais lu dix lignes de ce grand esprit libre qu’est madame Clémence Royer, pour la nommer enfin, elle, la première, entre toutes, des Françaises qui pensent et qui écrivent, madame Clémence Royer, le philosophe de hautaine envergure, qui a introduit chez nous Darwin, et qui l’a dépassé, jetant des vues neuves, hardies, profondes – en des articles, en des brochures, en des livres admirés de quelques-uns, presque ignorés du public malheureusement.
Mais revenons à la lettre de madame Gagneur. Adressée à l’Académie, c’est à vous qu’elle s’adresse en réalité.
Soyons « chic » à tout le moins : donnons leur féminin aux mots dont cette dame déplore l’excessive virilité. Féminisons.
Léopold Lacour.
Gil Blas, 9 août 1891

Ce dossier a pris des proportions imprévisibles et sa publication intégrale risque de faire déborder ce blog. Il deviendra donc, dès le vendredi 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, un petit livre (moins de 100 pages) numérique dont voici déjà la couverture, en attendant sa présentation, demain.


Marie-Louise Gagneur,
Une lacune de la langue.
0,99 euros ou 3.000 ariary
ISBN 978-2-37363-081-7

mercredi 6 mars 2019

Féminisation, le débat en... 1891 (5)


Des féminins, s. v. p. 

Mme Gagneur, la romancière bien connue, vient d’avoir la singulière idée d’écrire à M. Jules Claretie, chancelier de l’Académie française, pour demander à la docte et vénérable Assemblée de féminiser certains mots restés jusqu’à présent exclusivement masculins, comme : auteur, écrivain, orateur, docteur, administrateur, sculpteur, partisan, témoin, confrère, sauveur, etc.
Mme Gagneur a, sans doute, de bonnes intentions el Mme Astié de Valsayre lui saura gré de défendre les intérêts du beau sexe, même sur le terrain de la littérature. Mais où celle femme d’esprit se trompe du tout au tout, c’est quand elle se figure que l’Académie peut décréter que tel mot « exclusivement masculin » aura désormais un féminin, parce que la bonne vieille du Pont des Arts l’aura ainsi décidé. Voyez-vous MM. Marmier, Camille Rousset et Doucet, Gaston Boissier et un certain nombre d’autres Mazade voulant nous obliger à dire dorénavant une témoine, une administrateuse, une consœur ? Ce que ça serait amusant !
Non, madame. L’Académie n’a pas qualité pour former des mots, ni pour leur donner droit de cité. Son rôle se borne à constater leur existence. L’Académie est une chambre d’enregistrement. Et voyez comme elle enregistre vite, le dictionnaire en est à la lettre A et pas encore au mot « auteur ».
Ce que Mme Gagneur devrait faire pour arriver à ce qu’elle désire, c’est plutôt de s’adresser à la Société des Gens de Lettres dont elle fait partie, aux associations de la presse et du public. Quand par suite d’un emploi fréquent, conséquence naturelle de la manifestation d’une idée qui se présentera souvent, un mot courra la rue, sillonnera le journal et s’implantera dans le livre, que dame Académie le veuille ou non, ce mot sera français, et sa classification dans le dictionnaire n’ajoutera rien ni à sa qualité intrinsèque ni à sa force d’expression. Tel est le mot doctoresse par exemple, qui est accepté et qui est, en même temps que caractéristique, harmonieux à l’oreille. Le goût public n’a pas hésité à adopter ce féminin pour désigner la femme-médecin, plutôt que « médecine » par exemple, qui aurait prêté à une fâcheuse équivoque.
Maintenant, s’il faut regretter que la langue française ne se soit pas montrée assez galante avec le beau sexe, voyons, madame, est-ce que vous ne pouvez pas vous consoler avec l’éternel féminin ?
Quolibet.
Le Tintamarre, 2 août 1891

Ce dossier a pris des proportions imprévisibles et sa publication intégrale risque de faire déborder ce blog. Il deviendra donc, dès ce vendredi 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, un petit livre (moins de 100 pages) numérique dont voici déjà la couverture, en attendant le lien renvoyant vers la page qui lui sera consacrée incessamment sur le site de la Bibliothèque malgache.

mardi 5 mars 2019

Féminisation, le débat en... 1891 (4)

Échos

Mme M.-L. Gagneur prend des voies détournées pour conduire les femmes à l’Académie ; mais elle n’en soulève pas moins une question des plus ardues, sous les auspices d’un exposé des motifs qui commence ainsi :
« Longtemps hostile et railleur envers la femme désireuse de développer ses facultés et d’en trouver l’utile emploi, l’homme paraît se résigner à lui faire une place dans toutes les branches de l’activité intellectuelle. »
Que va-t-il se passer ? – Tout simplement ceci : On demande à l’Académie de créer le féminin des substantifs suivants :
« Écrivain, auteur, docteur, sauveur, orateur, administrateur, sculpteur, partisan, témoin et confrère. »
Voyez-vous les académiciens à la recherche du meilleur féminin de ces substantifs-là ? – Passe encore pour « docteur » ou pour « orateur » ; mais le féminin de « confrère ? »
M. de Broglie va s’écrier : « Proh Pudor ! » Fort heureusement que Meilhac est là pour répondre : « Et ta sœur ? »
Franc-Tireur.
La France, 29 juillet 1891

Ce dossier a pris des proportions imprévisibles et sa publication intégrale risque de faire déborder ce blog. Il deviendra donc, dès ce vendredi 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, un petit livre (moins de 100 pages) numérique dont voici déjà la couverture, en attendant le lien renvoyant vers la page qui lui sera consacrée incessamment sur le site de la Bibliothèque malgache.

lundi 4 mars 2019

Féminisation, le débat en... 1891 (3)



Les néologismes de Mme M.-L. Gagneur

Mme M.-L. Gagneur vient d’adresser une lettre à M. Jules Claretie, chancelier de l’Académie française. Elle supplie l’Académie de vouloir bien enrichir la langue française d’un certain nombre de mots devenus, paraît-il, indispensables. Il est, à son avis, urgent de créer des substantifs féminins équivalents aux substantifs masculins : écrivain, auteur, docteur, orateur, administrateur, sculpteur, partisan, confrère, sauveur, etc. La femme s’est émancipée ; le dictionnaire doit faire de même. « Longtemps hostile et railleur envers la femme désireuse de développer ses facultés et d’en trouver l’utile emploi, l’homme paraît se résigner à lui faire une place dans toutes les branches de l’activité intellectuelle. » Autres mœurs, autre langage. L’Académie est tenue de seconder cette « évolution d’égalité et de justice » en féminisant quelques substantifs.
En ces temps où chôme la politique, où les théâtres sont clos et où la température incline les esprits à nigauder sans fatigue, l’idée un peu saugrenue de Mme M.-L. Gagneur semblait devoir fournir un aimable passe-temps aux « interviewers ». Par malheur presque tous les académiciens sont aux champs (qui ne les envierait ?) et les ouvriers de la plume, – c’est ainsi que se désignent eux-mêmes les reporters, – fussent revenus tout à fait bredouilles s’ils n’avaient fini par découvrir deux académiciens sur le point de boucler leurs malles et résignés à la suprême interview de la saison. L’un était un prosateur et l’autre un poète. Tous deux ont parlé avec considération de Mme M.-L. Gagneur et avec un peu de dédain de ses néologismes. Bref la consultation a fait long feu. Décidément l’interview n’est pas un divertissement d’été. Nous serons, quelques mois durant, privés de ces délicieuses dissertations sur tout, à propos de tout, où s’exerce l’ingéniosité des publicistes et où se déchaîne l’universelle niaiserie. Voici Bouvard et Pécuchet forcés de retourner pour un temps à leurs bouquins.
Elle n’était pourtant pas dénuée de tout intérêt, la question des néologismes féminins. La pensée de s’adresser à l’Académie pour forger et imposer des mots nouveaux était une conception bien française. Créer des mots nouveaux par la seule vertu du dictionnaire est une entreprise extraordinaire, mais qui n’est point nouvelle. Au commencement du siècle, l’excellent Sébastien Mercier a écrit un ouvrage intitulé : Néologie ou Vocabulaire des mots nouveaux, à renouveler ou pris dans des acceptions nouvelles. (Cet ouvrage est le Gradus de quelques petits symbolistes.) Mais, en sacramentant des mots nouveaux, Mercier était un révolutionnaire et proclamait, dès sa préface, la volonté « d’étouffer la race des étouffeurs » : il désignait ainsi les grammairiens de l’Institut et, en particulier, son éternel ennemi, l’abbé Morellet. Cent ans après, c’est à l’abbé Morellet qui n’en peut mais, que s’adresse Mme M.-L. Gagneur. Ce recours à l’Autorité, cet appel au Législateur achèvent de rendre la prétention comique. M. Leconte de L’Isle, l’un des deux académiciens qui ne sont pas encore à la campagne, dit à ce sujet avec beaucoup de bon sens : « L’Académie n’est pas chargée d’innover, mais de conserver… Que Mme Gagneur invente des noms féminins, qu’elle les mette en circulation, les fasse adopter par d’autres écrivains et un jour pourra venir où ces mots seront entrés dans le langage courant et où l’Académie aura à les examiner. »
Je ne crois pas, à la vérité, que Mme M.-L. Gagneur ait jamais chance de faire passer dans l’usage les mots nouveaux dont elle souhaite la création. Car tous ces noms féminins, qui font, dit-elle, défaut à la langue française, sont fort bien remplacés par des noms masculins. Si je dis, par exemple, que Mme M.-L. Gagneur est un écrivain estimable, je ne puis comprendre comment son amour-propre en peut être alarmé. Il me semble, au contraire, que la grammaire consacre ici d’une façon éclatante l’égalité des sexes. Quant aux mots : témoin, partisan, confrère, etc., il faut reconnaître que les susceptibilités féminines sont ici tout à fait imprévues. Je ne me suis jamais senti humilié pour ma part que les mots caution et victime fussent du genre féminin. Pour ce dernier vocable, j’entends bien la réponse de toutes les femmes. Mais on peut leur répliquer par un exemple bien décisif : dupe est un substantif féminin et pourtant…
S.
Journal des débats politiques et littéraires, 28 juillet 1891

Ce dossier a pris des proportions imprévisibles et sa publication intégrale risque de faire déborder ce blog. Il deviendra donc, dès ce vendredi 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, un petit livre (moins de 100 pages) numérique dont voici déjà la couverture, en attendant le lien renvoyant vers la page qui lui sera consacrée incessamment sur le site de la Bibliothèque malgache.

mercredi 5 septembre 2018

Emmanuel Bove à la Bibliothèque malgache (aussi)



Emmanuel Bove, Mes amis

J’ai lu Emmanuel Bove (1898-1945) dans les années 80, en profitant d’une vague de rééditions (chez Flammarion et Calmann-Lévy, je crois). La vague est retombée, malgré quelques répliques de loin en loin, et j’ai un peu oublié Emmanuel Bove tout en me promettant d’y revenir un jour ou l’autre.
Le jour est venu : deux éditeurs republient en même temps Mes amis – Le Livre de poche et L’Arbre vengeur. On croirait un gag. J’ai pensé qu’il n’était pas interdit d’en renforcer l’effet comique et d’ajouter de manière subreptice une troisième réédition – numérique, celle-ci – aux précédentes. Je me suis fait plaisir puisque je me suis ainsi plongé dans Mes amis. Si d’autres partagent ce plaisir, tant mieux.

Victor Bâton, ou plutôt Bâton Victor, comme il dit quand il se présente avec un sens formel qui l’honore en même temps qu’il donne l’impression d’être au régiment, cherche à passer inaperçu même quand personne n’est là pour l’observer : il se lave courbé, marche de même, passe les portes de profil (l’angle sous lequel il préfère se voir dans un miroir), prend garde à ne pas déranger, à ne pas faire un geste inconvenant, fournit des explications pour des comportements qui n’ont pas besoin de commentaires, craint de mal faire, ou que son attitude, bien que calculée au plus près de ce qu’il pense être correct, soit mal interprété… Timide et mou, indécis, il est un homme gris comme ceux auxquels aimera à s’attacher Simenon, un peu plus tard. (Il n’a pas fallu attendre certain roman érotique pour savoir qu’il y avait plus d’une nuance dans le gris.) Sinon que, dans sa volonté trop marquée de ne pas se faire remarquer, Victor Bâton paraît empoté, ce qui se remarque, et il s’en trouve gêné.
« J’avais eu l’intention de ne donner que deux sous de pourboire. Au dernier moment, craignant que ce ne fût pas assez, je laissai quatre sous. »
Le grand malheur de sa vie est moins d’avoir été blessé à la guerre que de n’avoir pas d’amis. L’ironie du titre se double des démarches entreprises avec maladresse pour se lier avec des personnes de rencontre, dont Mes amis fait collection. Victor Bâton aime qu’elles dépendent de ses (relatives) largesses – il bénéficie d’une petite pension d’invalidité – car il craint moins de les voir se détacher de lui. Ce qui finit cependant toujours par advenir, parfois à cause de femmes qui l’attirent et qui transforment le besoin d’amitié en désir d’amour, pour la maîtresse de l’un ou la fille de l’autre. Élans malheureux qui rendent nécessaire un pas de côté.
« Je ne demandais qu’à aimer, qu’à être comme tout le monde. Ce n’était pourtant pas grand’chose. »
Le pire est aussi le meilleur : Victor Bâton, c’est moi, c’est peut-être vous, dans les moments où on se voudrait un autre sans jamais le devenir. On n’est pas fier. Mais voilà : on s’est reconnu, exactement comme Victor Bâton quand il se voit photographié dans un journal, au milieu d’un attroupement. Une bouffée de plaisir, même honteux, quel bonheur !
Pierre Maury.

Mise en vente le 5 septembre 2018
Édition exclusivement numérique, 2,99 € (9.000 ariary à Madagascar)
ISBN : 978-2-37363-075-6

mercredi 20 juin 2018

Louis Roubaud, « Le Voleur et le Sphinx » en édition numérique


Journaliste surtout, écrivain aussi, bien qu’il fut auteur de nouvelles avant de se mettre au grand reportage, Louis Roubaud (1884-1941) n’est plus guère lu malgré les efforts récents de L’Éveilleur à Bordeaux, qui a réédité l’an dernier Démons & déments et, ces jours-ci, Prostitution. Troublante énigme, avec une préface de François Forestier.
La production de Louis Roubaud a été considérable et la Bibliothèque malgache a décidé de s’y mettre aussi en exhumant d’abord Le Voleur et le Sphinx, un reportage publié en 1926, trois ans après le livre d’Albert Londres, Au bagne. Ce n’est pas la seule fois que les deux hommes se croisent, on espère y revenir plus tard, en d’autres occasions.
Sur la Guyane et les forçats, Louis Roubaud n’en est pas resté là. En 1928, il publie dans le premier numéro de Détective un article qui est une parfaite introduction à son ouvrage paru deux ans plus tôt. Et que nous reprenons d’ailleurs en ouverture de notre réédition numérique. Le voici.

Il y a au bagne des hommes qui crient leur innocence ou ont trop expié…

Partout dans les centres de la Guyane, le Gouverneur de la colonie ou le Directeur de l’Administration pénitentiaire m’avait prêté sa maison.
J’y étais comme chez moi.
Il y a toujours une véranda. J’y installais une table et deux chaises. Sur la table : mon bloc-notes, une carafe de punch au rhum blanc et citron vert avec le plus de glace possible. À la main : mon stylo.
Je disais à mon « garçon de famille ».
— Au premier de ces messieurs !
Mes clients attendaient debout ou assis en tailleur sur le gravier de l’allée. Je les voyais, ils conversaient, consultaient des notes. Des oisifs avec la pointe d’un couteau s’extrayaient les « chiques » sous les ongles de leurs pieds nus.
Ainsi à St-Laurent du Maroni, à Cayenne ou à la Royale, je recevais librement et sans témoins, tous les forçats qui désiraient parler au « Journaliste ».
Il en avait beaucoup. Et mon « garçon de famille », qui n’était pas le même aux Îles du Salut et sur le Continent, manifestait la même importance. Il prenait et notait les rendez-vous ; on lui confiait les lettres, les mémoires. Il hochait la tête, éliminait quelques importuns, favorisait des amis.
— Toi c’est sérieux, je vais Lui signaler ton cas.
Et il me disait :
— Lisez ça c’est l’affaire Nolfi… c’est l’affaire Gutmann… Tenez Pollier en voilà un intéressant !
Puis il appelait au dehors :
— Avance, Tatave… c’est ton tour !
Je le priais de s’asseoir, d’accepter une cigarette et un verre de punch, je lui demandais son nom.
— Cotarassi Gustave-Louis-Émile, matricule T. 22578.
J’avais son dossier, là sur une pile de papiers crasseux je le trouvais et le feuilletais pour confronter la version officielle avec la sienne.
— Vous êtes condamné à vingt ans pour assassinat ?
— Non, monsieur, je suis ici pour homicide par imprudence !
Il cherchait ses mots et s’exprimait avec prétention :
— J’ai serré le cou de la vieille tout juste pour lui faire peur en la priant de ne pas gueuler. Je suis opposé au meurtre. L’expertise médicale a conclu que la victime n’avait pas succombé à la strangulation. Mais dans son trouble elle avait avalé son appareil… !
Un autre torse nu avec d’autres tatouages s’asseyait à mon côté acceptait le punch, la cigarette et commençait :
— Je suis innocent…
Ainsi j’en ai vu, j’en ai vu… Pendant trente jours, tous ceux du bagne qui ont voulu me parler ont pu me parler. Je suis allé partout : chez les déportés dans l’Île du Diable, chez les cellulaires dans l’Île St-Joseph, chez les récidivistes de l’évasion dans l’Île Royale, chez les transportés à Cayenne, chez les relégués à Saint-Laurent, chez les incorrigibles à Charvein… Seuls, les lépreux n’ont pas été autorisés par l’Administration à venir sous l’une de mes vérandas, mais je les ai visités dans leur Île St-Louis, j’ai écrit toutes leurs doléances. Et partout, même chez ceux qui portaient sur leur cou d’indélébiles bravades : « Vaincu mais pas dompté ! » « Mort aux vaches ! » « Prière à Deibler de trancher en suivant le pointillé », toujours des « innocents » se présentaient à moi avec des documents, des récits, des mémoires, de vieilles coupures de journaux jaunis…
Il y a peu d’innocents en Guyane. Peut-être ceux-là ne sont-ils pas venus jusqu’à moi.
Et peut-être en ai-je entendu de véridiques, qui m’ont crié comme les autres :
— On s’est trompé !
Avec le même accent et les mêmes larmes que les menteurs.
Sur quatre mille forçats de toutes catégories, rassemblés dans tous les camps, dans toutes les cases de notre colonie de la Pénitence, je parierais qu’il y a bien trois mille neuf cent soixante-dix coupables ! Mais mon pari est horrible puisqu’il suppose trente hommes étouffés dans l’irrespirable torture de l’injustice !
J’ai demandé à un célèbre bandit, qui n’a jamais renié ses crimes et dont j’admirais la persistante vigueur après vingt-sept ans d’expiation :
— Qu’est-ce qui vous a soutenu, qu’est-ce qui vous soutient ?
Il m’a répondu.
— La révolte.
L’innocent, lui, n’a d’autre quinine que l’espoir. Mais le temps use ce remède : chaque jour marqué sur le calendrier du « Perpétuel » l’ensevelit un peu plus dans l’oubli. Vingt jours… Vingt mois… Vingt ans… ! On s’est raccroché à tout, l’avocat a multiplié les démarches, la mère, la femme ont rédigé des suppliques ; un journaliste passait… il a écrit un article…
L’avocat plaide d’autres affaires, la mère est morte, la femme a refait sa vie, le journaliste visite une autre partie du monde… La terre tourne ! Si l’on crie :
— Au secours ! Au secours !
Quatre mille voix couvrent la vôtre du même appel.
— Je suis innocent !
C’est dans une clameur de quatre mille gosiers que votre innocence est fondue.
L’un m’a dit :
Il y a des moments où je me crois vraiment coupable. Et l’autre :
— J’en tuerai un, pour être enfin un vrai meurtrier !
Te souviens-tu, Eugène Dieudonné, de ma salle à manger de Cayenne où je te parlais de ton fils que tu ne connaissais qu’en photographie. Le bébé qui te tendait les bras devant le chaland de l’Île de Ré, le jour de ton embarquement sur le La Martinière était devenu un grand jeune homme mâle et pâle comme toi. Tes deux coudes sur les genoux, tes deux poings sur les yeux, tu sanglotais.
Pour te délivrer, Victor Méric a écrit un livre, nous avons fait des « campagnes de presse », nous avons vu le garde des Sceaux et nous avons obtenu… Un abaissement de peine… Une dérision ! tu avais le temps de mourir dix fois sans revoir ta femme et ton gosse.
Alors ton évasion tragique, le martyre de la brousse, de la vase, des insectes et du soleil. Il a fallu qu’Albert Londres anticipât sur la grâce et te ramenât avec lui dans ton pays malgré les lois !
Ta chance est rare.
Je me rappelle un vieillard, le docteur Brengues, qui m’apportait un volumineux dossier de Nîmes, le temps avait blanchi ses cheveux, ridé ses joues, courbé son corps. Il se traînait à peine et répétait :
— Cherchez dans tout cela une preuve, une seule que je suis un empoisonneur !
J’ai consacré ma nuit et une partie de la journée du lendemain à compulser la sténographie des débats judiciaires, les charges de témoins, le réquisitoire. Vraiment on avait accumulé des « présomptions troublantes », mais la preuve n’y était pas !
Et Brengues ajoutait :
— Je suis médecin. J’ai fait mon diagnostic : un an, dix-huit mois au plus ! dépêchez-vous de me réhabiliter !
Sur mon bateau de retour, entre Fort-de-France et Basse-Terre, un radio m’annonçait sa mort.
J’évoquais ce vieillard deux ans plus tard en France, dans la forteresse de St-Martin-de-Ré, la veille d’un embarquement de forçats pour la Guyane. À l’atelier, des émouchettes : un long visage penché sur les filets, des mains osseuses s’embrouillant dans les pelotons de ficelle. Le Directeur murmurait à mon oreille :
— Ne lui parlez pas, c’est Seznec. Il espère encore ne pas partir, nous le changerons de quartier qu’au dernier moment.
J’ai vu aussi en Guyane des coupables dont le châtiment dépassa la faute. L’expiation les a purifiés ; ils paraissent frappés pour le crime d’un autre. Ainsi Ulmo.
Je l’avais convoqué sous ma véranda de Cayenne. Vingt années séparaient cet homme d’un grand collégien en tunique d’aspirant de marine qui, en 1907, découvrait l’amour entre les bras d’une fille du quai Cronstadt.
Aujourd’hui Ulmo se juge et se déteste. Son nom même lui fait horreur !
Ainsi Duez que j’ai vu pleurer à l’Île-et-la-Mère.
Il a commis autrefois, un abus de confiance dans la liquidation des biens des congrégations. Il a payé cher l’impunité de puissants complices.
Il vit en Guyane. Doit-il y mourir ?

2,99 euros ou 9.000 ariary
ISBN 978-2-37363-072-5

lundi 1 janvier 2018

Les vœux de la Bibliothèque malgache et de Tristan Bernard

Aujourd'hui, Tristan Bernard (1866-1947) entre dans le domaine public et, avec quatre titres, dans la catalogue numérique de la Bibliothèque malgache (collection « Bibliothèque littéraire »).
Plus connu peut-être pour ses traits d’esprit que pour ses œuvres, il a lui-même contribué à faire oublier que celles-ci sont pleines de ceux-là.
Voici l’occasion de le vérifier, et de s’en réjouir.


Une collection de vingt-sept histoires fantaisistes et plaisantes. Des explorateurs européens en quête de cannibales africains n’en trouvent pas mais sont amenés à déguster leurs porteurs. L’Académie donne des prix à des ouvrages publiés d’abord sous d’autres titres, sans se soucier de cohérence. Le roi Dagobert entend le peuple murmurer et retourne, outre sa culotte, sa veste, son bonnet royal et ses pantoufles. Pierre Arabin meurt et renaît, pour la grande joie de ses amis tandis que les dames trouvent ses souvenirs un peu tristes. Etc.
Supplément
En guise de préface, les extraits du Journal de Jules Renard où celui-ci fournit quelques fragments pour faire, sans le vouloir, le portrait d’un homme qu’il fréquentait beaucoup : « une petite tête d’enfant chaude comme une pomme de terre en robe de chambre. »

Le premier roman en solitaire d’un écrivain qui ne s’y était risqué, auparavant, qu’en compagnie, préférant écrire des pièces de théâtre pour mettre en valeur ses qualités de dialoguiste. Daniel Henry y cherche son personnage, comme un comédien qui ne saurait quel habit endosser. Ses vêtements causent d’ailleurs quelques soucis à un jeune homme toujours en train de se demander comment le voient les autres. Et les réponses qu’il apporte lui-même ne le satisfont guère, jusqu’au moment où Berthe Voraud semble s’intéresser à lui. Mais le chemin vers leur union est tortueux.
Supplément
Une étude de caractère, sans faire l’économie de l’aspect physique (« Il est gras ; il n’est pas rose. »). Parue dans La Presse en 1900, elle est signée Francis de Croisset : « Il a l’observation minutieuse et analytique. Il scrute le cœur humain à coups d’épingles. Il le fouille de ses ongles courts, avec le plaisir aigu et chatouilleur qu’on ressent à gratter un bouton. »

L’automobile n’a pas changé seulement le voyage, elle a aussi modifié le voyageur et les lieux mêmes dans lesquels il se déplace. Les anecdotes vécues ou imaginées rassemblent, sous forme humoristique, les avantages et les inconvénients de la nouveauté. Avec une belle collection d’attitudes diverses devant la machine devenue le point de repère absolu en fonction duquel s’organise désormais la vie sociale. Plus de cinquante variations sur le même thème, avec l’apparition, de temps à autre, d’une bicyclette ou d’un cheval.
Suppléments
Gloire à l’auto, un texte de Tristan Bernard écrit pour Le Matin au moment où son livre était publié. Et une courte revue de presse.

Dans Les veillées du chauffeur, on croisait Sherlock Holmes. En suivant l’idée, Tristan Bernard place une enquête entre les mains d’une femme qui seconde avec zèle son mari, un vrai policier celui-là. Pour une intrigue assez tirée par les cheveux grâce à une jeune femme recueillie une nuit, en bas de chez lui, par Firmin Remongel, instantanément tombé amoureux de cette brève apparition. Les apaches font du bruit dans les rues de Belleville, le quartier n’est pas très sûr mais il s’y passe des choses encore plus étranges que ne le laissent penser les premiers indices. Pour compléter l’information, il faudra d’ailleurs aller jusqu’au Havre et à Bruxelles.
Supplément
Dans la revue de presse, André du Fresnois, peu amateur de romans policiers, s’étonne sur un air guilleret. Et Paul Souday se fait moralisateur.

Ces quatre ouvrages sont mis en vente au prix de 1,99 € pour Contes de Pantruche et d’ailleurs, et 2,99 € pour chacun des autres volumes. (Ou, à Madagascar, 6.000 et 9.000 ariary.)