dimanche 8 juillet 2018

14-18, Albert Londres : «Mirbach avait su faire perdre deux années à l’Entente.»




Mirbach l’assassiné

Nous n’oserions jurer que le comte Mirbach ne soit tombé victime d’un de ses propres moyens d’action. Mirbach était entouré d’Allemands connaissant sa manière. Nous n’irons pas jusqu’à dire que pour attirer la foudre vengeresse et bienfaitrice sur l’autel de sa patrie, Mirbach s’y soit fait poignarder. Mais il avait à ses côtés de ses compatriotes élevés à son école. Que s’agissait-il d’obtenir ? L’entrée des troupes allemandes à Moscou. Quel est l’événement qui couperait court à toute objection ? L’assassinat de l’ambassadeur. Qu’un sous-ordre excessif ait ainsi expérimenté la méthode sur le dos de l’inventeur, voilà qui ne nous étonnerait pas.
Cela ne nous étonnerait pas, parce que nous avons connu le comte Mirbach et les siens, à Athènes. Nous l’avons même connu plus qu’il ne s’en doutait. Vous verrez tout à l’heure l’inconvénient pour un ministre étranger de ne pas habiter un hôtel particulier.
Mirbach était le président du Conseil secret de la Grèce. Non que Mirbach fût un de ces hommes éminents qui s’imposent aux gouvernements. C’est que Mirbach représentait une conception. Il était l’Allemand dans un pays étranger ; ce pays était plus faible, c’était donc une colonie, il devait le diriger.
Ce n’était pas commode, l’influence du royaume se partageait entre deux hommes : Venizelos et le roi. Pour parler plus justement, cette influence ne se partageait pas, la Grèce les avait tous deux mêlés dans le cœur. Mais ces deux hommes qui vivaient unis dans l’esprit de leur peuple ne l’étaient pas entre eux. Le roi, par envie, détestait Venizelos. Venizelos, par amour de ses compatriotes, mettait chaque fois qu’il le fallait un frein aux caprices du roi. Le roi était pour l’Allemagne Venizelos était pour la France. Mirbach agit aussitôt : « La France ne fait rien pour Venizelos, dit-il ; puisque le roi est pour l’Allemagne, l’Allemagne va travailler pour le roi. »
Mirbach décida de violenter la Grèce. Il eut besoin d’un collaborateur. Un homme monoclé, chargé de trésors, intelligent, se présenta à la légation : « Me voici, dit-il. C’était Schenck, baron d’empire, grand argentier de la corruption de Guillaume II.

Mirbach et son complice

Regardons, nous trouverons les mains de Mirbach et de Schenck dans tous les malheurs de l’armée Sarrail.
Si, en décembre 1915, Constantin osa envoyer deux officiers à Sarrail pour lui annoncer qu’en cas de retraite de son armée, l’armée grecques se retirerait des frontières pour ne pas entrer en conflit avec les Bulgares et leur laisserait libre passage, c’est que Mirbach était président occulte du conseil grec.
Si l’armée serbe, reformée à Corfou, dut être transportée par mer à Salonique au lieu de traverser le territoire grec, c’est que Mirbach dicta à Constantin toutes les réponses que le roi chassé fit à ce sujet aux demandes de l’Entente.
Si les sous-marins allemands purent opérer dans la mer Ionienne et dans la mer Égée, c’est que Mirbach leur télégraphiait les passages de nos paquebots et que Schenck leur payait l’essence.
Si les Bulgares s’entendirent avec le roi de Grèce pour s’emparer du fort Roupel et interdire ainsi à l’armée d’Orient tout espoir sensé d’invasion de la Bulgarie, c’est que Mirbach présida à l’accord bulgaro-grec.
Si Berlin et Sofia connaissent mieux que Paris les possibilités de notre armée lointaine, c’est que Mirbach, toutes les vingt-quatre heures, par le sans-fil du roi, les tenait au courant de ses moyens exacts.
S’il n’y a pas eu d’élections en 1916 pour permettre à Venizelos de battre le roi, c’est que Mirbach a dit au roi : « Votre pays envahi, les élections ne peuvent avoir lieu : prétexte excellent ! » Et le roi fut débarrassé du même coup de Drama, Sérès et Cavalla.
Si l’armée d’Orient n’a jamais pu se sentir les coudées franches, c’est que Mirbach, à côté de l’armée régulière grecque, avait levé des régiments de comitadjis, que Schenck les nourrissait et que ces bandits guettaient toute avance des Français pour leur couper dans le dos les voies de ravitaillement et de retraite.
Si, en août 1916, les Bulgares nous ont attaqués, ont pris Florina et failli réussir la liaison avec Constantin, c’est que Mirbach a dévoilé notre concentration à l’ennemi.
Si la Salonique n’a jamais pu s’élancer franchement en Macédoine, c’est que pendant vingt mois, quand le coureur allait partir, Athènes dressait la tête et le piquait au talon. Et Athènes, c’était Constantin et Constantin c’était Mirbach.

De Grèce en Russie

Mirbach avait su faire perdre deux années à l’Entente. Puisque la Russie devait devenir une colonie allemande, Mirbach serait envoyé en Russie. Il ferait, faute de mieux, gagner du temps à l’Allemagne. Il avait su (tâche facile) tenir Constantin dans la main, il saurait bien en faire autant de Lenine et de Trotsky.
Il avait su armer secrètement les Grecs contre l’Entente, il saurait bien armer les Russes. Les mêmes tours qui avaient amusé les uns amuseraient bien les autres. On l’expédia donc avec son sac.

Où l’on dansait au-dessus de Mirbach

La légation d’Allemagne à Athènes n’était pas dans un hôtel, elle logeait dans un grand immeuble. Elle en occupait le premier et le deuxième étages. Au troisième, logeait une Ententiste. Certains soirs, il y avait réception chez les deux clans. On trouvait dans les escaliers le roi, l’un des princes, voire des princesses et des personnages officiels de France et d’Angleterre. Les uns s’arrêtaient au deuxième ; les autres gagnaient le troisième. On se faisait même des politesses au pied de l’ascenseur. Quand on riait trop fort chez Mirbach, cela embêtait la maîtresse du logis supérieur. Alors, elle disait : « Le Boche parle trop haut, dansons pour l’assommer. » On dansait. On échangeait souvent de ces sympathies. On en échangeait même par l’intermédiaire des domestiques. Elles s’invectivaient sur le palier. Les bonnes de l’Allemand étaient sûres d’elles. « On est plus fort que vous, on vous aura, criaient-elles, nous userons de tous les moyens, s’il le faut, c’est notre ministre qui le dit. »
— Mirbach, sur la tête de qui on dansait, dire que tu es peut-être mort d’un de ces moyens !
Le Petit Journal, 8 juillet 1918.


Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

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