dimanche 26 janvier 2020

Le fil jamais rompu d’une unique phrase

Une seule phrase, très longue, déroulée au fil d’un monologue intérieur, coupée de virgules à l’exclusion de tout autre signe de ponctuation et disposée en paragraphes de tailles variables, ouverts par des minuscules. Tel est, d’un point de vue formel – il saute aux yeux – le menu proposé par le romancier irlandais Mike McCormack dans D’os et de lumière, son premier livre traduit en français. Il avait été, il est vrai, mieux mis en valeur que ses deux recueils de nouvelles et ses deux romans précédents, en étant couronné par le prix littéraire le mieux doté au monde, le Dublin Literary prize : 100.000 € ! Nicolas Richard, un traducteur qui en a vu d’autres (Pynchon ou Brautigan, par exemple), restitue en français le flux impressionnant de la version originale.
Marcus Conway, la quarantaine, est un homme bien à sa place dans la société irlandaise. Il y joue même un rôle important puisque, ingénieur, il a en charge la validation de travaux d’intérêt public. Cela va de la réfection d’un pont à une construction d’école. Le poste qu’il occupe avec rigueur, professionnalisme et honnêteté lui vaut cependant bien des inimitiés. Entrepreneurs et politiciens préféreraient, pour faciliter l’avancée d’un chantier ou caresser des électeurs dans le sens du poil, qu’il mette parfois rigueur, professionnalisme et honnêteté entre parenthèses au profit de tous… sauf de la qualité durable du résultat, la seule chose qui le guide.
Ce sens de la responsabilité, qui l’honore, il ne l’a perdu qu’une fois : quand il a eu, en voyage, une liaison dont Mairead, son épouse alors enceinte de leur premier enfant, a tout appris. La crise a été brutale, la situation s’est apaisée après quelque temps mais le couple se trouve, depuis, en équilibre moins stable sur des bases plus fragiles.
De responsabilité, il en est encore question dans une intoxication alimentaire qui frappe les buveurs de l’eau distribuée par la collectivité locale, contaminée par des germes présents dans les déjections humaines. Responsabilité collective, semble-t-il, pour un accident sanitaire qui frappe notamment Mairead, impossible à faire endosser par une partie de la société plutôt que par une autre. Comme les germes, la responsabilité est fondue dans une masse indistincte dont nul ne peut être dissocié. Tous coupables, donc pas de coupable…
La morale individuelle, au filtre de laquelle Marcus passe les événements du moment, d’abord, puis de sa vie et de ce qui se produit dans le monde, dans la manière dont vivent ses deux enfants, est la colonne vertébrale d’une pensée sinueuse qui épouse le cours des heures et des jours, en fonction des événements : une conversation par Skype avec son fils en Australie, le vernissage d’une troublante exposition de sa fille, les échanges parfois houleux avec entrepreneurs et politiciens déjà évoqués. Mais aussi les souvenirs plus lointains de son père ou les images puissantes d’une ville imaginaire et parfaite, en perpétuelle croissance, dessinée par un génie autiste…
« c’est comme ça qu’on perd le fil
assis ici dans cette cuisine
qu’on perd le fil en ressassant un vieux thème, balayé par un jaillissement de mots et d’associations d’idées »
Le miracle étant que le fil ne se rompt jamais, jusqu’à la fin.

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