jeudi 2 janvier 2020

Le précédent thriller désinvolte de Jean Echenoz

Non, il ne sera pas question ici du roman qui paraît demain, Vie de Gérard Fulmard (Minuit), mais du précédent, réédité chez le même éditeur au format de poche…

Le général veut une femme. Quel général ? Quelle femme ? Pour quelle mission ? C’est ce que Jean Echenoz se charge de nous expliquer dans Envoyée spéciale. Avec assez de nonchalance pour que nous ignorions longtemps, aussi longtemps que la femme en question, qui n’est pas encore désignée, rappelons-le, vers quelle destination elle sera spécialement envoyée.
Un roman de Jean Echenoz, on l’a souvent noté, vaut surtout par la musicalité ondoyante d’une écriture dont les syncopes créent un rythme très personnel. Un exemple le montrera mieux qu’une explication, choisi arbitrairement au milieu de l’ouvrage – on aurait pu le prendre n’importe où ailleurs, la démonstration n’en aurait pas souffert :
« On va sortir s’expliquer mieux, a-t-il jeté en se levant, laissant tomber un billet avant de pousser et traîner Lessertisseur vers l’extérieur du bar : divertissant spectacle pour les consommateurs présents qui, supposant une rixe entre ivrognes malgré la teneur des boissons renversées sur leur guéridon, s’étonnaient surtout que la disproportion de ces morphologies – puissante chez Lessertisseur, frêle chez le commanditaire – ne parût empêcher nullement celui-ci d’extraire celui-là du débit de boissons. »
Ça sent la bagarre, heureux hasard pour prouver, du même coup, qu’Envoyée spéciale tient les promesses, lancées en vrac dès le début, de n’ennuyer jamais, car il y a de l’action, et de surprendre souvent, car la ligne droite n’est pas le seul chemin entre deux points. Aucun risque cependant de s’égarer dans un dédale : Jean Echenoz tient, d’une main amicale mais ferme, son lecteur sur le parcours.
Là, pas très loin de notre citation, le commanditaire retire un objet de sa poche : « Il fallait bien que tôt ou tard parût aussi, dans notre affaire, une arme à feu ». Ailleurs, en découvrant le véritable nom d’un personnage jusque-là désigné comme « le Néo-Guinéen », le narrateur regrette de devoir abandonner son appellation première – « mais nous nous devons de respecter l’identité des gens. » L’objection du public, capable de trouver inutile une information sur des phéromones, n’est pas ignorée bien qu’elle soit rejetée : « A cette réserve, bien entendu recevable, nous répondrons comme tout à l’heure : pour le moment. »
Voyez comment ce livre entraîne loin de l’histoire qu’il raconte, bourré qu’il est de petits éléments, pas seulement décoratifs (bien qu’ils constituent, ensemble, une superbe décoration)…
Un mot, quand même, de ce général, de ses subordonnés, de cette femme annoncée dans les premières lignes. Ce sera Constance, parce qu’elle n’appartient pas aux réseaux, parce qu’elle s’ennuie et qu’il sera possible, lors du conditionnement qui précédera sa mission, de la rendre ductile – un adjectif qu’Objat, en grande conversation avec le général, ne connaît pas mais comprend à coups de synonymes : « maniable, obéissante, souple, malléable ».
Sur la piste de Constance et d’une opération délicate, un thriller désinvolte se monte, avec enlèvement, séquestration, syndromes de Stockholm et de Lima, celui-ci moins connu mais non moins pertinent dans le contexte, séjour au sommet d’une éolienne, déstabilisation annoncée de la Corée du Nord… Le projet du général ne fait pas dans la dentelle, au contraire de Jean Echenoz qui en découpe les éléments avec grande finesse.

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