samedi 10 septembre 2011

Yann Martel, le vrai-faux scandale de la rentrée 2010

A chaque rentrée littéraire son scandale. L'année dernière, c’est tombé sur Yann Martel, l’auteur du best-seller planétaire L’histoire de Pi, dont Béatrice et Virgile avait déjà subi les foudres de quelques critiques anglo-saxons quelques mois plus tôt. Il est vrai qu’il leur avait fourni le bâton. Construire un livre complexe était audacieux. Placer au centre de celui-ci une allégorie de l’Holocauste, c’était plus qu’il n’en fallait. Voici donc, pour le New York Times, un roman aussi raté et blessant que son précédent était attirant. Le New Yorker relève des choix déroutants. Pour le Washington Post, c’est terne et prétentieux. Du pays d’Obama à celui de Sarkozy, le ton n’a guère changé avec l’arrivée de la traduction française. Dans Le Nouvel Observateur, Didier Jacob parle d’une «allégorie qui, par sa référence contestable à la Shoah, risque en plus de réveiller un Claude Lanzmann qui dort.» Michel Schneider, dans Le Point, présente «l’auteur qui a scandalisé l’Amérique» mais trouve injustes les critiques les plus dures.
En matière de scandale, on n’est pas vraiment dans la provocation absolue, celle qui choque au-delà des lecteurs d’un livre, quand la réputation sulfureuse d’un texte déborde et s’attire l’anathème de la part de ceux qui en ont seulement entendu parler. Ceux-ci étant d’ailleurs, en général, les plus virulents: il est plus facile de s’élever collectivement contre une œuvre dont on ne connaît que quelques éléments – ceux, précisément, qui prêtent à polémique –, au lieu de se faire une idée personnelle (et nuancée) en lisant. Le phénomène n’est pas nouveau, et demandez à Salman Rushdie ce qu’il en pense.
Ceci dit, il faut bien que Béatrice et Virgile pose un problème, puisque certains le soulèvent. Ou plutôt transgresse quelques règles non écrites, floues et contestables.
La première de ces règles voudrait que la Shoah soit un territoire réservé à ceux qui l’ont vécue, à leur famille et à leur peuple. Henry, le romancier qui est le moteur de Béatrice et Virgile, n’appartient à rien de tout cela. Il est pourtant obsédé par le sujet, au point d’avoir écrit sur lui un livre double, mi-roman, mi-essai, impubliable de l’avis général des éditeurs, libraires et historiens. De quel droit lui interdirait-on cette obsession?
La deuxième règle récuserait le droit à la fantaisie dès lors qu’il s’agit de quelque chose d’aussi grave. Sur la gravité, tout le monde sera d’accord. Mais pourquoi ne pas accepter, par le biais d’une pièce de théâtre en cours d’écriture par un vieux taxidermiste, l’allégorie des animaux? Béatrice étant une ânesse et Virgile, un singe hurleur, leur amitié fournit la matière de dialogues pendant lesquels ils s’interrogent sur des événements qui, sans être décrits, évoquent pour le lecteur, et encore bien davantage pour Henry, l’Holocauste. La Fontaine, s’il l’avait connu, en aurait peut-être tiré une fable. Plus courte que cette pièce penchant du côté de Godot. Mais les hésitations du taxidermiste ainsi que le double mouvement de résistance et de fascination de l’écrivain du roman répondent à toutes les questions. Et, avec Maus, Art Spigelman n’a-t-il pas signé un chef-d’œuvre?
Enfin, et bien qu’on puisse allonger la liste à l’infini, une troisième règle tendrait à évacuer de tout discours sur la Shoah la moindre ambiguïté. Certes, ici, l’ambiguïté est maximale: le taxidermiste est peut-être un ancien tortionnaire nazi. Et alors? La simplicité tendant souvent au simplisme, un peu de complexité semble plutôt bienvenue. La polémique fait pschitt! Encore un peu, on dirait qu’elle est abracadabrantesque. Revenons donc à la littérature.

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