jeudi 28 août 2014

Karine Tuil croise les parcours de deux amis

Karine Tuil possède deux registres. Pour le dire vite : la légèreté et l’humour d’une part, la gravité de l’autre. Son neuvième roman, L’invention de nos vies, appartient au second pan de son œuvre, dont il est probablement, à ce jour, la plus belle réussite. Ample et dense, il fouille en profondeur l’histoire de deux amis inséparables, Samir et Samuel, que la vie a malgré tout fini par séparer. Le premier, fils d’immigrés tunisiens, installé aux Etats-Unis, présente toutes les apparences de la réussite sociale mais il a menti sur ses origines pour se faire une place au soleil et a emprunté en partie la biographie de Samuel, juif. Celui-ci, qui rêve de devenir un grand écrivain, va d’échec en échec. Entre eux, il y a Nina. Elle vit avec Samuel mais a aimé Samir. Les parcours des deux hommes, aujourd’hui très éloignés l’un de l’autre, sont destinés à se croiser à nouveau et à évoluer de manière inattendue. C’est puissant, passionnant, d’une intelligence sensible à travers laquelle tous les éléments du roman se mettent en place avec naturel.
Votre écriture est à la fois très travaillée et très libre. Cela correspond-il à une évolution dans votre travail ?
Je souhaitais écrire un roman sur la brutalité sociale, un roman qui démonterait les mécanismes de notre société obsédée par la performance, la réussite et, pour cela, j’ai cherché une langue qui correspondrait à mon propos, qui traduirait précisément cette violence. J’ai donc choisi des phrases longues – surtout au début du livre –,  une ponctuation particulière avec l’emploi de barres obliques pour créer du rythme, un souffle, une forme d’élan. La société nous écrase de ses exigences. Je voulais qu’au début du livre, le lecteur ressente physiquement cette sensation d’étouffement, cette pression. Que le texte lui résiste. J’aime qu’un livre mette un peu mal à l’aise, qu’il déstabilise. L’écriture est rapport de force, déséquilibre, inconfort. Mais une fois qu’il aura forcé le texte, le lecteur doit être littéralement emporté par le flux des mots, transporté par l’histoire.
Les notes en bas de page offrent des fragments biographiques à des personnages qui ne font que passer. C’est une manière de leur donner une vraie consistance ?
L’invention de nos vies est un livre sur les compromissions, les trahisons que chacun est prêt à faire pour trouver sa place sociale. Il me semblait donc important de faire exister les personnages secondaires, les figurants, de montrer que ces êtres qui ne font que passer dans le roman ont aussi leur existence propre, leur individualité – leur place sociale –, qu’ils soient simples ou puissants. Et puis, j’aime être formellement surprise par un roman. Le classicisme m’ennuie.
Samir et Samuel éprouvent l’un envers l’autre autant d’envie que de mépris. Entre eux, Nina est, d’une certaine manière, le prix de la compétition. Aviez-vous d’emblée mis en place ce schéma ?
L’idée était de montrer l’extension du domaine de la rivalité, de la compétitivité à la sphère sexuelle, amoureuse, intime. Ces deux hommes aiment la même femme – la très sensuelle Nina – et elle devient très vite un enjeu de pouvoir entre eux. Il s’agit de gagner non pas l’amour d’une femme mais sa personne. Elle devient un enjeu social, un trophée qu’on exhibe : l’avoir, se montrer à ses côtés, c’est atteindre une nouvelle marche vers le succès.
La réussite sociale de Samir est d’autant plus fragile qu’elle est construite sur le mensonge. Etait-ce un des thèmes que vous vouliez aborder ici ?
Oui, je voulais écrire un livre sur le mensonge, l’histoire d’un homme dont toute la vie – une vie brillante, riche, en apparence réussie – repose sur une imposture. La duplicité identitaire, la double vie sont des thèmes que j’aborde depuis mes premiers livres. J’aime les anti-héros, dévoiler leurs failles, leur construction intime, leur mécanique intellectuelle, leurs blessures secrètes. Les gens lisses ne m’intéressent pas – et d’ailleurs existent-ils ? C’est un mythe. Tout le monde porte une fêlure en soi. Une faille. Une tache. Et la réalité n’a fait que conforter ce que je pressentais. On a vu, avec l’affaire Cahuzac notamment, comment un homme peut se retrouver prisonnier de son mensonge au nom d’une certaine idée de la réussite sociale. Par goût du pouvoir. Mais comme le dit le proverbe que je cite dans le roman : « Avec le mensonge on peut aller très loin mais on n’en revient jamais. »
En regard, l’échec de Samuel, malgré l’évolution qu’il va connaître au fil du temps, lui reste collé à la peau. Ou inscrit dans son caractère. Toute gloire est-elle futile ?
Je le crois profondément, oui. Les honneurs ne comblent rien, ne résolvent rien. Ils ne réparent pas les failles narcissiques, n’atténuent pas les doutes liés à la création, à la fragilité que suscite l’acte d’écrire. J’aime beaucoup cette phrase de Gombrowicz issue de son Journal (1967) : « Je sais depuis longtemps – j’étais en quelque sorte prévenu d’avance – que l’art ne peut, ne doit pas apporter de bénéfices personnels… que c’est une entreprise tragique ». Un artiste ne devrait jamais songer aux honneurs, à une consécration et pourtant, il écrit pour trouver sa place sociale, obtenir une forme de reconnaissance. Du temps où il n’était pas reconnu en tant qu’écrivain, Isaac Bashevis Singer songeait tous les jours au suicide…
Dans quel état sort-on de l’écriture d’un tel livre ?
Dans un état de stupeur, de fragilité. J’ai écrit ce livre contre. Contre tout ce qui me déplaisait ou me révoltait dans la société. C’est un livre plein de rage et de colère. J’en suis sortie vidée comme après un long combat – que dans le domaine littéraire, on n’est jamais sûr de gagner…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire