lundi 12 janvier 2015

Alan Hollinghurst et un poète

Oui, il s’en écrit encore, des romans à l’ancienne mode britannique, qui parlent de littérature et de bonne société, et dont l’auteur ose une première phrase parfaitement anodine : « Allongée dans le hamac, elle lisait de la poésie depuis plus d’une heure. » Dans la forme, Alan Hollinghurst a tout d’un écrivain du dix-neuvième siècle. Il est attentif aux changements de temps, avec les premières gouttes de pluie hésitantes ou le grondement insistant de l’orage. De la conversation, il fait une dentelle dont on ne se lasse pas de contempler les détails. Mais, avec ses personnages, il entreprend un roman du vingtième siècle où l’écriture, l’ambition, l’amour et l’orientation sexuelle fournissent à plusieurs générations une matière à creuser presque sans fin – et sans ennui pour le lecteur, ce qui représente, quand on y pense bien, un tour de force.
Tout commence en 1913, quand George Swale invite, dans le petit domaine familial de Deux Arpents, son ami de Cambridge – et de cœur, et de corps – Cecil Valance. Daphné, la sœur de George et la jeune fille qui lisait dans la première phrase, attend l’arrivée de Cecil avec une exaltation contenue. De lui, elle sait qu’il écrit des poèmes, précisément, qu’il en publie, même, et qu’il bénéficie auprès de son frère d’une aura dont elle est incapable de comprendre toutes les raisons d’être. Plus tard, beaucoup plus tard, elle dira : « Cecil ne signifie rien pour moi, j’ai été folle de lui pendant cinq minutes il y a soixante ans. » Ce qui n’est ni tout à fait faux, ni tout à fait vrai, et résume en quelques mots la manière dont le séduisant Cecil a conduit Daphné vers son frère cadet, Dudley, un mariage, des enfants, tout ce qui constitue la vie normale, à l’époque, d’une femme partagée entre ses rêves et le sens des réalités.
Plus tard aussi, un poème jeté sur le papier par Cecil à l’intention de Daphné prendra un sens qu’il n’avait peut-être pas, tandis que les lettres échangées entre Cecil et George auront été examinées à la loupe par des historiens de la littérature plus soucieux probablement de démêler la vie sexuelle des auteurs que le sens de leur œuvre, à moins que ce sens ne soit, à leurs yeux, forcément enfoui dans les secrets de la correspondance privée.
Alan Hollinghurst est un grand romancier gay. Et un grand romancier tout court. Il parvient à entrelacer les thèmes de son roman dans un récit équilibré, dont on serait bien en peine de dire quel pan de cette fiction s’y trouve privilégié. L’enfant de l’étranger – du titre, nous nous garderons de donner la clé – traverse même, mais très vite et surtout pour ses conséquences, la Grande Guerre dont l’anniversaire est tellement dans l’air de notre temps. Prenons cette coïncidence (l’édition originale est parue il y a deux ans) comme le signe de ce que réussit l’écrivain : écrire à la manière d’autrefois un ouvrage résolument contemporain dans les questions qu’il pose à la société, à la littérature et aux analystes des deux, avec leur esprit de système qui évolue selon l’époque. On a rarement aussi bien montré combien l’interprétation d’une œuvre dépend non seulement du moment où elle est émise mais aussi de la relation entre le commentateur et les proches de l’écrivain.

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