vendredi 27 mai 2016

Jaume Cabré, la complexité au naturel

Il faut l’avouer : voici un roman autour duquel on a beaucoup tourné avant de se décider à le lire vraiment. Il y avait sa taille et son poids, bien sûr, mais on a déjà vu et lu plus long, plus lourd. Il y avait surtout le concert unanime d’éloges entonné par les lecteurs, professionnels ou non, qui avaient franchi le pas. C’était presque trop, jusqu’à faire naître l’impression d’une œuvre surévaluée, mais comment savoir sans vérifier ?
Un beau jour – le jour fut beau, en effet, même s’il a duré plus d’un jour –, on y est entré. Après quoi il ne reste qu’à ajouter un éloge aux éloges, parce qu’en effet on n’en est pas sorti : Confiteor est un grand, un très grand livre.
En fait, on comprend assez vite que Confiteor est une construction romanesque inhabituellement ambitieuse et même, sur le plan formel, d’une audace peu fréquente. Essayons de fixer quelques points de repère – alors qu’ils ne sont pas d’une grande utilité une fois qu’on est lancé dans un récit où tout s’impose avec naturel. Adrià, le personnage principal, qui est aussi le narrateur, ou du moins celui dont la voix domine à travers le truchement de Bernat, son meilleur ami, parle parfois de lui à la première personne, puis passe sans prévenir au « il ». De la même manière, c’est sans s’annoncer qu’une époque dont on était très éloigné arrive ou revient d’un coup au premier plan. Au fil d’un ouvrage qui joue sans cesse à nous surprendre, on se trouve presque simultanément à Auschwitz, à Barcelone aujourd’hui ou presque, à Rome dans les années soixante, dans les œuvres les plus puissantes de la littérature et dans la création pure susceptible d’émouvoir même quand elle est imaginaire.
Sous les aspects d’un bric-à-brac qui pourrait égarer, Confiteor (dont il faut peut-être donner le sens en français : « je reconnais, j’avoue ») est un livre organisé à la perfection, mais souterrainement, sous les couches du temps qui donnent de l’épaisseur aux thèmes et sous-thèmes dont on ne finit pas d’épuiser la richesse.
Suivons deux lignes mélodiques, dont personne (pas nous, en tout cas) n’osera dire qu’elles sont les principales tant elles sont tressées avec les autres, qui aideront à comprendre de quoi il s’agit. Parlons donc d’un violon et d’un amour.
Le père d’Adrià, vaguement antiquaire ou collectionneur, en tout cas passionné par les objets anciens dont l’existence peut être reliée à des faits marquants de l’histoire de l’intelligence et de la sensibilité, possède un violon enfermé dans un coffre. Ce violon, il rêve d’en faire l’instrument de la gloire de son fils quand celui-ci sera devenu un musicien de talent. Sinon qu’Adrià n’est pas particulièrement doué, beaucoup moins en tout cas que Bernat – qui rêve, lui, d’être écrivain. Mais c’est une autre histoire, tout en étant la même. Et ce violon singulier, marqué par le sang et qu’on viendra un jour réclamer à Adrià, est lié à la succession des cruautés dont l’humanité s’est montrée capable au cours des siècles, en passant par Auschwitz.
Tout cela n’est pas sans rapport – répétons-le, tout est lié – avec l’amour d’Adrià pour Sara. Amour comblé autant qu’amour impossible, en raison des circonstances, des origines juives de Sara, du parcours du violon, des fautes du père d’Adrià qui retombent sur celui-ci, dans un vaste tourbillon où le lecteur est entraîné sans aucune chance d’en sortir. D’autant que le mode de fonctionnement de ce tourbillon ne lui est donné que petit à petit. C’est seulement en refermant le livre – et avec l’envie presque physique, comme un besoin, de le recommencer aussitôt – qu’il comprendra quelle place avait chaque élément de cet ensemble.
Confiteor est un roman sournois, intelligent, on en sort effaré d’avoir connu, une fois dans sa vie, une telle expérience de lecture.

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