lundi 9 mai 2016

La mort de Philippe Beaussant

Philippe Beaussant venait d'avoir 86 ans, sa vie avait été bien emplie par deux passions souvent réunies: la musique baroque et la littérature. Je laisse aux spécialistes de la musique le soin d'apporter leur éclairage sur cet aspect de sa carrière et je me contenterai donc de revenir sur quelques-uns de ses livres.

Le biographe (1978)
Attention : chef-d’œuvre ! Ce bref récit de Philippe Beaussant, paru en 1978, est de ceux qui s’introduisent définitivement dans la mémoire une fois qu’on les a découverts. D’ailleurs, depuis sa première édition, il circule sans cesse, gagnant de nouveaux lecteurs à son charme discret mais puissant.
Un biographe, confortablement installé dans les certitudes des documents historiques, solidement campé sur les bases d’archives emplies de faits, perd la trace d’un personnage pendant deux semaines, à la charnière de 1814 et 1815, en pleine négociation du traité de Vienne.
Que devient-il ? Un léger doute s’installe. Car ce n’est pas avec de la littérature qu’on fait l’histoire, n’est-ce pas ? C’est avec des fiches.
Oui, mais quand les fiches manquent ?
Éclaté en brefs chapitres qui posent chacun un élément, parfois de vérité, souvent de fiction, puisé dans le passé du personnage ou dans le présent du biographe, le récit se déploie à travers les différentes époques et finit par générer sa propre vérité, d’une manière insidieuse dont, à proprement parler, on ne se remettra pas plus que l’historien.

Philippe Beaussant ne peut être accusé d’envahir les librairies ni d’écrire toujours le même livre : Le Biographe et L’Archéologue, ses deux premiers ouvrages, étaient parus il y a plus de dix ans, et c’est ce temps qu’il a fallu attendre pour qu’arrive le troisième, aussi différent des deux autres que ceux-ci l’étaient entre eux.
« Il y a une forme à créer spécifiquement pour chaque sujet. Ce n’est pas du tout un système, mais je me dis ça après coup. Non seulement le sujet doit mûrir, mais je suis très sensible à un rythme très lent de l’écriture, un rythme un peu musical, qui berce la composition du livre et son déroulement. »
La musique est une grande part de la vie de Philippe Beaussant qui dirige, à Versailles, le Centre de musique baroque. Une musique, donc, qui le projette dans le temps, du côté d’un XVIIe siècle qu’il retrouve avec La Belle au bois. Le titre même est déjà presque un aveu, retenu sur le dernier mot, qui vient cependant naturellement pour reconstituer le titre du conte de Perrault : La Belle au bois dormant.
Il est question, en effet, de cette histoire-là. La Belle a dormi cent ans, le Prince charmant l’a éveillée et l’a emmenée avec lui pour l’épouser. Chez Perrault, le conte de fées tournait à la catastrophe, trop vite, presque maladroitement.
« Elle est nulle cette fin ! Je ne l’ai pas utilisée, mais il serait intéressant de le faire. Il est clair qu’il s’agit, comme pour quantité d’autres contes de Perrault, de contes immémoriaux, tout au moins pour l’éveil de la Belle. Mais je me demande s’il n’a pas ajouté la fin. Elle ne colle pas… »
Donc Philippe Beaussant a gardé l’idée du début, l’écrivant à sa manière, et ensuite il s’est interrogé sur ce que devait vivre la Belle, elle aussi projetée dans le temps, un siècle après tout ce qu’elle avait connu. Le Prince lui trouve d’étranges tournures de phrases, elle a des mots archaïques pour désigner les choses les plus simples. Au début, cela charme, comme un accent étranger, puis la cour la trouve prétentieuse, parce qu’en outre elle ne s’intéresse pas aux arts de l’époque. La poésie comme la musique lui semblent fades, elle ne les aime pas. La pauvre petite est, au fond, bien malheureuse, parce qu’elle ne maîtrise pas le temps qui a recouvert sa vie comme la marée, inexorablement, s’avance sur une plage.
« Elle n’aime pas le clavecin parce qu’elle préfère le luth, elle n’aime pas le menuet parce qu’elle préfère la pavane. Je ne sais pas pourquoi. Si j’avais écrit un essai au lieu d’un roman, j’aurais peut-être essayé d’expliquer pourquoi, au XVIIe siècle, on danse le menuet avec plaisir tandis que la pavane n’intéresse plus… »
La Belle, au visage lisse et au corps de quinze ans, ne retrouve la sensation de la durée qu’auprès de la Vieille Princesse, la grand-mère du Prince charmant. Celle-ci, malgré son aspect fripé, est née après la Belle. Elle l’appelle d’ailleurs « grand-maman », et la Belle lui rétorque : « chère petite ». Avec ce jeu amical auquel elles passent des heures de conversation, elles remettent les choses en place.
Et, pour le lecteur, la magie du conte est à nouveau présente : Beaussant, c’est encore mieux que Perrault !

Héloïse (1993)
Jean-Jacques Rousseau est indémodable. Philippe Beaussant montre combien ses œuvres ont pu donner naissance à de véritables mouvements d’imitation qui ne tenaient pas qu’à l’adoption de prénoms comme celui qui donne son titre au roman. Héloïse, née six ans avant la mort de Jean-Jacques Rousseau, est aussi la sœur de lait d’un autre Jean-Jacques dont elle sera, bien sûr, amoureuse. Tout est fait pour rapprocher les deux enfants dont les parents, cependant, appartiennent à des classes sociales bien différentes.
Mais nous sommes un peu avant la Révolution française, les idées nouvelles font leur chemin et les parents de Jean-Jacques, progressistes, tentent de concilier l’inconciliable. Jusqu’à un certain point, cependant. Il apparaît bien vite, quand Jean-Jacques et Héloïse s’attachent l’un à l’autre plus que de raison, qu’il reste bien du chemin à faire des intentions aux faits et que la philosophie, si idéale soit-elle, n’a pas toujours droit de cité dans l’existence au quotidien.
Héloïse, arrivée à la fin de sa vie, raconte cela comme Philippe Beaussant aime à présenter ses personnages : dans le mouvement d’un retour sur soi qui révèle enfin les failles jamais apparues auparavant. Pour Héloïse, c’est assez clair : élevée dans l’adoration des idées rousseauistes, elle n’a pu faire autrement qu’agir dans cette ligne, ignorante de l’interprétation que d’autres pouvaient donner d’actes bien innocents à ses yeux. Je n’ai jamais su faire la différence entre la littérature et la vie, entre la poésie, le rêve et la réalité dit-elle : du moins jusqu’à ce que les événements ne vinssent m’apprendre avec cruauté que le monde où nous vivions alors était un mirage.
Spécialiste de la musique baroque, Philippe Beaussant est aussi un de nos meilleurs écrivains classiques. Ainsi vont les mots : à peine change-t-on de sujet – entre la musique et la littérature, quelle différence ? – que la terminologie déjà s’ingénie à brouiller les pistes. Tant pis pour les étiquettes, tant mieux pour l’imaginaire. Philippe Beaussant s’entend mieux que quiconque à tracer son propre chemin dans la mémoire des hommes et des femmes, entre ce qu’il devine de la personnalité la plus secrète et ce qu’il sait d’un temps où il évolue comme chez lui.
Rousseau est un beau sujet, c’est entendu, mais il n’est ici qu’un prétexte à développer une fable qui s’appuie aussi sur une belle histoire d’amour. Jean-Jacques et Héloïse pourraient être les héros d’un parfait roman sentimental. Ils sont néanmoins les guides qui nous montrent clairement comment on ne peut à la fois être et rêver d’être.
Les bouleversements sociaux auxquels Philippe Beaussant nous convie ne sont, eux aussi, qu’anecdotes tant les personnages retiennent notre attention et même notre affection. Avec Héloïse, nous ne comprenons plus pourquoi les événements se succèdent comme ils le font. C’est-à-dire que nous avons tout compris…

Une journée dans la vie de Louis XIV, cela suscite, sous la plume de Philippe Beaussant, plus de surprises que de moments attendus. Sait-on, par exemple, que le Roi-Soleil et Molière se connaissaient bien parce que le second faisait le lit du premier ? Que Louis XIV était un excellent danseur ? Qu’il n’habita Versailles que tardivement dans son règne ? Que chaque instant, ou presque, de sa vie, était réglé comme une partition musicale ? Philippe Beaussant, qui connaît la musique, s’amuse à nous surprendre, à fausser quelques images que nous pensions vraies. Parfois rarement il joue au professeur omniscient et la ramène avec son savoir. Mais, le plus souvent, la mise en scène est époustouflante, la quête de la vérité excitante. L’auteur en profite, au passage, pour réviser l’Histoire officielle. Et prouve, comme d’autres avant lui mais mieux que beaucoup, que le quotidien des grands hommes est passionnant.

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