mardi 10 avril 2018

14-18, Albert Londres : «Ne troublons donc pas la douleur de Noyon.»




En regardant Noyon

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front français, 8 avril.
— Noyon ! vous voyez, voilà Noyon.
Je vois. Je me rends trop bien compte, hélas ! que je vois. Je vois Noyon comme autrefois je voyais Saint-Quentin. Il me faut grimper sur une hauteur, les oreilles déchirées par le 75, l’infernal, puis après, m’aplatir sur le sommet de la crête, puis voir surgir la ville par sa cathédrale. C’est toujours par leurs cathédrales qu’on découvre nos cités déportées. Au-dessus des toits et des lignes elles tendent leurs bras vers nous. Le geste de celle-ci est plus poignant. Elle nous a reperdus après nous avoir retrouvés. On a annoncé qu’elle était détruite. Ce n’est pas vrai, elle appelle encore.
— Vous voyez ?
Oui je vois. Je vois même terriblement. Je vois la marchande de chaussures chez qui nous nous arrêtions, il n’y a pas trois semaines, alors que l’affreux danger ne planait pas. Nous étions si difficile que nous l’avions agacée, nous avions tout essayé, par jeu surtout, nous avions ce jour l’esprit taquin. Elle riait de nos fantaisies, elle en riait tellement qu’elle nous dit :
— Mais vous êtes plus empoisonnant que les Boches.
Si je revenais, madame, et que je vous empoisonne deux fois plus, que vous seriez contente !
Nous en sommes à quatre kilomètres. Nos obus fument tout autour. Ils arrachent les branches de nos arbres déjà verts. Ils barrent les routes où nous nous promenions le soir. Car c’est par ici que les correspondants de guerre vivaient. C’est par ici que dès le 22 mars au matin, ils sentirent renaître la grande angoisse. Jusqu’au 21 au soir, la …e armée anglaise avait tenu. Ils s’étaient endormis sur la résistance de nos alliés. C’est le soir où Clemenceau disait : « Tout va bien. » Et Clemenceau avait raison de parler ainsi. Tout allait bien. L’Allemand en douze heures de formidables coups de bélier n’avait pas ébranlé l’Anglais. La première journée de la ruée était de résultat nul.
Subitement, au début de la nuit, on donna l’ordre de retraite. La nuit suffit pour que la descente de la troupe suffoquât Noyon et sa campagne. Dès ce matin, tout ce pays où se déchirent aujourd’hui nos obus déploya toute grande, comme pour la tendre au vent qui l’emportera loin du malheur, son âme française.
Hors d’elle-même elle battait. « Que va-t-il fondre sur nous ? » criaient les femmes sortant à peine de captivité. Un morceau de France voyait réapparaître la croix où elle avait déjà été clouée.
Cet après-midi, de quatre kilomètres nous regardons Noyon. C’est fait, il est cloué. Quelle éponge présente-t-on à ses lèvres ? Pour le punir d’une année de retour joyeux ils ont dû corser le fiel. Nous ne savons plus rien de lui. Nous n’apercevons plus son visage qu’à distance. Nous ne pouvons pas lire s’il est tuméfié. Une ligne nous sépare, une ligne que nous voyons courir dans le bas, et tout ce qui est derrière est muet.
Muet ! Ce pays où le 22, le 23, le 24, le 25, la France parla si fort au monde, est muet. De l’autre côté de l’Oise tout semble s’endormir dans les bras de l’autre. Et c’est là que surgissent, soulevés par la nouvelle audace, les premiers Français de la grande bataille. C’est là-bas, là-bas où, maintenant, rien ne bouge, où la route est toute blanche et sans poussière, où les prés sont verts sombres et sans troupeau, où les maisons sont fermées et sans aïeul, c’est là-bas, qu’au galop, haute de figure, la cavalerie française sauta à terre. C’est là que l’élan ennemi se brisa, c’est là qu’il renonça à la vallée de l’Oise, c’est là que l’on ferma la porte de Paris. Le grand fantôme menaçant de cette offensive c’est ici qu’il se dressa. C’est ici qu’on l’assomma. Il gît dans le silence. Le grand champ est muet. Dans l’isolement, un village qui avait notre amitié meurt : il brûle.

Le mont Renaud

Regardons. À gauche de Noyon : un bois, le bois de la Réserve. Il est aux Boches, à droite de ce bois : une arête, Porquéricourt, elle est aux Boches. Plus à droite, ne se rattachant à rien, s’élevant au milieu de la plaine comme un champignon, une hauteur, une petite hauteur, ronde, boisée d’arbres verts, surmontée d’une maison – ou d’un château – enfin d’une grande maison : le mont Renaud. Le mont Renaud goûte une jeune gloire. Qu’est-il donc ? Est-il un rempart de la ligne française ? Est-ce une clef de nos positions ? Est-il de ces grand’gardes d’où dépend le sort d’une région ?
Le mont Renaud n’est pas cela, c’est un profiteur de la guerre. À peine haut de ses cent mètres, il ne commande ni ne domine rien. C’est un mont qui serait tout juste digne d’une lutte de tranchée. D’où lui vient sa renommée ? Sans doute d’être l’un des rares coins de cette plaine qui aient été baptisés. C’est un orgueilleux. Des terrains où s’est jouée la partie, aucun n’a crié son nom au-dessus de la voix des canons ; lui, ses pentes effleurées par la vague, se mit à hurler : « Je suis le mont Renaud, je suis le mont Renaud ! » Rabaissons-lui son ton. Il ne vaut pas ce qu’il se croit. De la crête où je suis, tout de suite en arrière, je le domine de quarante mètres. Je vois Noyon par-dessus lui. Que chacun reste donc à sa place. Je veux bien lui reconnaître ce qui lui appartient. Je ne suis pas un voleur d’auréole. Je lui laisse volontiers qu’il eut son heure. Noyon perdu, il fut le pivot de l’armée ; à sa base s’arrêtèrent les Allemands. Il fut enlevé, repris, reperdu, puis tenu. Nos soldats le défendirent comme une grande position. Qu'il ne s’en gonfle pas, ce n’était pas parce que c’était lui, c’est parce que nos soldats n’ont qu’une seule façon de défendre : la bonne. Les Allemands ont prétendu qu’ils l’avaient. Est-ce cela qui le fit sortir de sa discrétion ? Si oui, puisque les Allemands ne l’ont pas, qu’il y rentre. Quand on n’est pas plus haut que ça, on ne cherche pas à boucher le paysage.
Ne troublons donc pas la douleur de Noyon. La nuit, l’ennemi creuse des trous et apporte des planches. Est-ce pour l’enterrer ? Mais sous le même ciel noir des shrapnells, partis de chez nous, éclatent en éclair auprès de ses tours. Ce sont les étoiles qui, vers elles, l’heure sonnée, guideront les Français.
Le Petit Journal, 10 avril 1918.



Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

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