jeudi 31 octobre 2019

Grand Prix du roman de l'Académie française : Laurent Binet

Une déception, pourquoi ne pas le dire? Je voulais absolument lire ce roman, je l'ai lu, je n'imaginais pas un instant en le terminant que l'Académie française en ferait son Grand Prix du roman. Et pourtant... Bon, les événements incompréhensibles ne manquent pas dans le monde littéraire. Les livres incompréhensibles non plus...
Les deux premiers romans de Laurent Binet, HHhH et La septième fonction du langage, étaient ambitieux, brillants et très réussis. Le troisième, Civilizations, est tout aussi ambitieux et brillant. Moins réussi cependant. On s’y est précipité en confiance, dans le souvenir des précédentes lectures où le plaisir côtoyait l’intelligence. Et puis, malgré des moments d’enthousiasme, on a perdu pied, sans réussir à suivre l’écrivain dans sa reconstruction audacieuse du monde. Chaque fois que se produit un tel phénomène peu plaisant, il faut redouter une faiblesse du lecteur plutôt que de l’auteur. Nous nous avancerons donc avec précaution sur un terrain mouvant qui, peut-être, aurait semblé moins étranger six mois plus tôt ou six mois plus tard.
Bref, venons-en au fait : Laurent Binet envoie – c’est la deuxième partie du roman – Christophe Colomb dans une impasse, malgré la fierté d’avoir pris pied sur quelques territoires peuplés de sauvages et les avoir attribués à « Vos Altesses », les commanditaires du voyage d’exploration. En cette fin d’année 1492 porteuse d’abord de grands espoirs, puis au début de 1493, le vent a tourné, il n’est plus question que d’épreuves envoyées par Dieu à qui il ne reste plus qu’à recommander les âmes des courageux aventuriers. Dans son journal, Christophe Colomb écrit, après la mort de tous ses compagnons : « Je vais nu, comme un chien errant, presque aveugle, sans plus personne qui fasse attention à moi. » Exit l’homme providentiel qui aurait dû changer la face du monde – et, selon les historiens, l’a changée. Mais le romancier n’est pas dupe.
Ceux qui infléchiront véritablement le cours des événements sont venus de l’ouest, ils ont débarqué à Lisbonne sous le commandement d’Atahualpa, jeune empereur de Quito déchu après une guerre fratricide qui l’a décidé à chercher d’autres territoires. Ses effectifs sont réduits : « cent quatre-vingt-trois hommes, trente-sept chevaux, un puma et quelques lamas ». Mais ce qu’ils réalisent mérite d’occuper plus des deux tiers de Civilizations.
Atahualpa et son amante Higuénamota, l’âge d’être sa mère, l’esprit nourri de contes anciens, trouvent Lisbonne dévastée par un tremblement de terre. La catastrophe sera placée à l’arrière-plan de la chronique : « L’an 1531 de l’ancienne ère est l’an 1 de la nouvelle ère, puisqu’il marque la venue de l’Inca, par la mer Océane. » Les remous sanglants qui ont suivi, en 1492, l’expulsion des Juifs d’Espagne et l’Inquisition sont effacés par l’avènement de la nouvelle religion du Soleil, dont l’Inca est le représentant sur terre.
« Les 95 thèses du Soleil » résument les règles en vigueur dans le « Nouveau Monde » selon une vision inverse de la nôtre. Elles définissent un cadre religieux d’où découle une politique habile à utiliser les antagonismes pour se faire des alliés. Les 183 hommes, contre toute attente, renversent les régimes les mieux établis, la conquête est une réussite. Elle ne va pas, bien entendu, sans quelques secousses qui sont le piment de l’Histoire, fictive comme réelle.
Laurent Binet glisse des clins d’œil – une pyramide est construite dans la cour du Louvre, par exemple. Et, pour clore le récit dans une quatrième partie, Cervantès entre en scène, observé notamment en pleine lecture des Chroniques d’Atahualpa dans une tour dont le propriétaire rentre chez lui : Michel de Montaigne. Belle rencontre. Mais dont la raison d’être, comme d’autres anecdotes qui abondent dans le roman, reste obscure.

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